Pierre Senges, « Achab (séquelles) » : le Livre à Revenir

Pierre Senges, Achab (séquelles), détail couverture (éditions Verticales)

En ce clair matin de novembre, le Prix Wepler – Fondation La Poste, sans conteste le plus beau prix de la saison, vient de couronner, comme à sa désormais habitude, l’un des meilleurs sinon le plus exigeant et brillant roman de cette rentrée littéraire, à savoir le titanesque d’histoires et fabuleux d’aventures Achab (Séquelles) de Pierre Senges, paru en septembre aux éditions Verticales. C’est peu de dire qu’on ne peut que se réjouir de l’excellence d’un tel choix qui, loin de toute histoire vraie ou autre démagogie voire commisération politique de basse actualité, choisit délibérément d’aller là où le contemporain s’écrit avec force et rigueur, dans le souci joyeux d’une exigence et d’une inventivité dont la littérature française ne peut que s’enorgueillir pour réaffirmer s’il en était besoin, contre toutes les Cassandre, qu’elle vit encore et plus que jamais, et s’écrit au présent du monde.

Car Pierre Senges est l’homme d’une œuvre, de celle qui s’écrit avec patience depuis bientôt une quinzaine d’années, depuis l’événement que fut la parution en 2000, comme pour ouvrir le millénaire, de Veuves au Maquillage qui posait déjà les jalons dont Achab portera les échos diffractés et merveilleux : Pierre Senges y met en scène un commis d’écriture, un homme retranché de tout qui doit rassembler coûte que coûte les restes de l’écriture, le savoir chirurgical éparpillé d’un livre impossible et démembré, un Livre à revenir, qui toujours doit habiter le monde. De Ruines-de-Rome (2002) à Études de Silhouettes (2010) en passant par Sort l’assassin, entre le spectre (2006), l’écriture chez Pierre Senges commence quand la Littérature, majuscule intrépide, est révolue, quand elle a été détruite par les hommes, quand il s’agit d’écrire Après, bien après, dans un temps qui ne la compte plus, qui ne la voit plus, où ne persiste plus d’elle que des archives détruites, détériorées de désirs et de haines, des pièces manquantes d’un dossier aussi bien impossible à instruire qu’à rassembler. À l’instar de Volodine dont les récits post-exotiques semblent parfois proches, Pierre Senges surgit après la Littérature comme si un Désastre sans nom avait unanimement emporté les hommes dans un présent vidé de toute littérature. Comme si les hommes qui restent, ceux qui survivent à la Mort de la Littérature, ressemblaient désormais tous à des encyclopédistes fous, joyeux mais parcellaires, jetés dans la toute et bientôt violence de ce qui manque.

Le Livre à revenir se sait alors être écrit par un fantôme noir d’angoisse et d’échec, celui de Bartleby, le scribe de Melville, cet homme qui préfère ne pas, cette figure de la modernité qui a décidé de ne pas préférer, de se tenir dans la solitude de l’étude à copier encore et toujours sur des livres dont on ne connaît pas la teneur. Et sans doute, depuis ce désastre de la copie, et revenant de toutes les morts, les surmontant, comme on parvient à écrire après que tous les livres se sont refermés, comme une séquelle infinie, celle de la maladie de la mort dont on ne meurt jamais vraiment, sans doute est-ce ainsi Bartleby qui, depuis son ombre d’anonymat, signe sans le savoir Achab (séquelles) comme provisoire apocalypse et apothéose de l’œuvre de Senges (et de Melville décidément) de celle qui prend l’érudition à revers, fait de la figure de l’encyclopédiste désasté non la figure d’une mélancolie mais celle d’une joie toujours à remplir, d’une fête spinoziste insensée dont l’argument du roman pose la fureur toute hilare et métaphysique : Achab n’est pas mort. Il n’a pas disparu dans son combat avec la baleine. Il est revenu. Comme la littérature, il est cette tache aveugle qui parvient à se surmonter elle-même, qui, inlassablement, revient là où le lendemain se tient pour rejouer sa partie, revenir de tous les désastres et recommencer le geste d’écrire.

SENGES Pierre COUV Achab (séquelles)Mais l’encyclopédiste, comme dans un roman d’Echenoz selon Tanguy Viel, est parti boire un café au bar pendant que sa narration poursuit seule, débris et folie de paroles. Achab a décidément une jambe de bois. Il est à la retraite mais les temps sont durs et de la littérature, il faut chercher à vivre, il faut vendre son histoire, et pourquoi pas, en la montant avec démesure à Broadway. La littérature n’est décidément pas la psychanalyse : elle a besoin de lumière et cherche à toute force à faire sortir Blanchot de l’anonymat. Après Broadway, Hollywood est un rêve à caresser. Et ce n’est là que le début, l’incipit royal et magistral de ce qui ne renonce jamais à être d’une brillante inventivité, d’un jeu permanent avec les attentes, où les archives, comme toujours avec Senges, surgissent ici pour témoigner de ce que la Littérature peut être de nouveau investie de vie, qu’elle est de nouveau une intensité au cœur des hommes. Que le narrateur de Senges s’il ne sort jamais de sa chambre, s’il voyage au tour, s’il est un homme perdu dans la solitude de ses livres brûlés, noircis des incendies alexandrins, ne renonce jamais à faire de l’écriture la possibilité d’une re-vie. Sans doute se tient avec Achab (séquelles) le plus beau geste commis et tracé depuis longtemps en littérature française (avec Michon, Viel et Mauvignier) : écrire, c’est revivre, ressusciter des figures perdues et mortes comme Achab, c’est, hors de tout spectre, savoir revenir, retrouver son chemin parmi les hommes, c’est être comme chez Echenoz Dean Martin au paradis, c’est comme chez Senges lancer Achab à la conquête d’Hollywood : être dans la séquelle permanente, écrire dans la trace même : dire depuis le reste et la fin de l’histoire. C’est offrir à la littérature la chance de retrouver parmi les décombres le fantôme de Senges, celui d’un Borges hors de la mélancolie de l’histoire, le Borges de la bibliothèque de Babel qui aurait implosé, dont le lointain fonctionnaire serait l’unique rescapé, cet homme qui aurait lu tous les livres comme Senges et deviendrait l’errant infini du sens d’une bibliothèque de Babil. Ce lointain fonctionnaire que vous verrez en lisant au plus tôt ce fabuleux roman et roman du fabuleux et avec lequel on pourrait enfin comprendre que la littérature est abolie, c’est-à-dire étymologiquement qu’elle revient de loin.

Pierre Senges, Achab (séquelles), éditions Verticales, 2015, 624 p., 24 € — Lire un extrait