Le Masque et la plume, anastrophe

La télévision et la radio célèbrent leurs archives, pérennisés dans des livres et DVD, lame de fond et phénomène de librairie en ce moment, avec une série d’anthologies hagiographiques d’un certain âge d’or — pour des émissions terminées donc mythiques comme Apostrophes ou Le Grand Échiquier — ou toujours sur les ondes, comme Le Masque et la plume, institution dominicale et doyenne des émissions de radio en Europe.

Capture d’écran 2015-11-04 à 10.23.11Le Masque et la plume est à l’antenne tous les dimanches soirs, Fileuse comme l’ouverture musicale de Mendelssohn ouvrant l’émission — et désormais reprise par la séquence « Le Livre et la pipe » du Petit journal, la musique faisant signe et transition entre l’objet radiophonique et sa parodie télévisuelle. C’est, plus qu’une émission, un emblème. Depuis 25 ans, Jérôme Garcin présente l’émission, créée le… 13 novembre 1955 par François-Régis Bastide et Michel Polac. Tous les dimanches, l’émission critique livres, films ou pièces de théâtre (en alternance).

9782246858591-001-X_0Soixante ans plus tard, masques et plumes sont toujours là, mis en page par un livre de Jérôme Garcin, Nos dimanches soirs, au titre soulignant, par le pluriel et le possessif combien cette émission se veut communion avec ses auditeurs fidèles — tandis que d’autres, rendus hystériques par certains chroniqueurs ou parti-pris (mais écoutant quand même tous les dimanches soirs), déversent leur énervement sur les réseaux sociaux. Mais comme me l’avait expliqué un jour un patron de presse, le meilleur moyen de fidéliser un lectorat (ou un public d’auditeurs) est de contrecarrer ses attentes, voire de le prendre à rebrousse-poil parfois — quitte à produire soi-même ces mouvements d’humeur en rédigeant une partie du prétendu courrier des lecteurs. Rien d’étonnant donc à ce que Le Masque et la plume commence par la lecture d’extraits soigneusement choisis et dosés de lettres d’auditeurs, soulignant la pertinence de certaines critiques et un profond désaccord avec d’autres.

L’émission radiophonique est d’une longévité exceptionnelle. Rodée, elle a ses rituels, elle est comme un espace et un cadre immuables, un écrin dans lequel se succèdent ceux qui l’animent, Pierre Bouteiller puis Jérôme Garcin depuis 1989, et les chroniqueurs qui font assaut d’éloquence, mauvaise foi et bons mots — à défaut de critique argumentée parfois. C’est cette mécanique que Garcin raconte et analyse dans son livre, sous la forme d’un abécédaire qui revient sur des dérapages, de grands moments, des scènes — Artisanat, Bastide, Charensol, Cinéma, Générique, Méchanceté, Polac, Tournées, Vaches, Verbatim, Xanax ou Zeugma.

Le Masque, sous la plume de Garcin, ce serait de l’artisanat sentant certains soirs « la confiture d’autrefois, cuite à feu doux dans une bassine en cuivre où mijotent des fruits de saison cueillis à la main ». Ces fruits de saison sont-ils les chroniqueurs ? Le casting est pourtant loin d’être artisanal, plutôt marmelade savamment dosée de journalistes officiant dans des canards pointus et d’autres plus grand public, à la radio ou dans des media écrits (quotidiens, hebdos, revues…). Ou ces fruits de saison sont-ils les films, livres, pièces commentés dans l’émission ? Rien ne permet de trancher, les deux sans doute, tout est objet et ingrédient au service d’une recette unique : Le Masque et la plume. Au-delà de ce livre qui est aussi un portrait oblique de son animateur, ce qui frappe, surtout, c’est combien cette émission excède son genre pour devenir un transfert d’affects, et s’affirmer comme l’espace d’un discours sur des discours, un discours qui devient à son tour objet d’échanges dans l’émission, en un dispositif avec ses bons mots faciles, ses rôles typifiés, les soudain changements de registre.

Prenons pour exemple la dernière émission en date, diffusée le 1er novembre, disponible comme les 140 dernières en podcasts : ouverture avec les rituels — Mendelssohn (générique repris en fin mais sous les applaudissements du public), courrier des lecteurs, relevé de zeugmas piochés dans les livres par les auditeurs et envoyés à l’émission — et on passe à Joël Dicker, tête de gondole et tête à claques, avec les clichés qui tissent ses récits, selon Garcin. Le choix n’est pas neutre, il y aura forcément débat, l’émission est sur ses rails. Garcin est immédiatement contredit par Michel Crépu qui, lui, a jugé le livre « extraordinaire », un « Drame » (avec « tout le livre qui repose sur cette majuscule »), « j’ai été pris ». Le ping-pong est lancé, Garcin reprenant chaque affirmation de Crépu sous forme interrogative, interloquative, osons le néologisme.

Tout est là : par plaisir de la controverse, on peut tout défendre, tout trouver formidable, tant qu’on n’est pas d’accord avec la ligne générale et/ou attendue… Arnaud Viviant voit chez Dicker de la « littérature yéyé », i.e. qui singe la littérature américaine, se voudrait Roth, Fitzgerald. Ses textes sont du « déjà vu » (Hédi Kaddour, dans Diacritik, nomme cet exercice le « déjà mâché » ou le syndrome Starsky et Hutch), et ils tombent des mains du critique. Nouveau renversement — Le masque et la plume, anastrophe, pour jouer avec le titre de l’émission mythique de Pivot ? —, avec Patricia Martin et Jean-Claude Raspiengeas qui défendent eux aussi le livre, au nom de la littérature populaire.

Nota : pourquoi ce qui est nul devrait-il relever du populaire ? passons sur la condescendance et la suffisance, mais je me suis juré d’écouter jusqu’au bout, cette fois. Et on crie, et on s’exclame : « c’est très bien Dallas ! », « jamais vu Dallas », « T’as pas la télévision ? », « vous avez trop vu Dallas », montée dans les aigus, rires satisfaits… — sujet qui revient 20 minutes plus tard, sans doute un running gag auquel je suis restée imperméable (comme à l’affirmation, en fin d’émission, que « Clément est un joli prénom », le discours part peu à peu en roue libre…). Le Masque et la plume, anastrophe définitivement, puisque la télévision est l’ailleurs honni, décrié, non regardé, objet (au sens le plus matériel et concret du terme) trop compliqué qu’on ne sait même pas allumer — un des chroniqueurs, très satisfait de son aveu public comme de sa pose.

La petite femelle de Philippe Jeanada est le sujet suivant, résumé du livre, soulignement de son volume — un pavé… 710 pages… le poids rythme le résumé. Oui, chers auditeurs, les critiques littéraires lisent (ou pas) des romans épais, quel héroïsme, la dernière partie de la phrase à entendre en creux dans le discours de Garcin, d’ailleurs Michel Crépu dit avoir lu les 700 pages « presque d’une traite », on le « lit d’une traite » confirme un autre — mais qui fait des marathons de 24 ou 48 heures de lecture non stop, qui ? Le livre « laisse baba » Patricia Martin qu’il faut faire taire, évidemment un de ses comparses met un bémol, on dérive sur Desproges et Sagan, et je perds le fil, les « effets de manche complaisants » me semblent du métadiscours, l’important est ici l’entre-soi, les références partagées, peu importe de quoi l’on parle, en définitive, tant qu’on parle.

Boussole de Mathias Enard est la cible suivante, le livre est évalué à l’aune de ses 400 pages d’abord, « livre étouffe-chrétien » pour Patricia Martin, le dernier Chalandon, puis Funny Girl de Nick Hornby « livre très malin sur la naissance de la société du spectacle mais pas dans sa version debordienne, négative » (métadiscours, encore, conscient ?), pour l’un, mais pour l’autre « profondément rasant, pédalage dans la semoule, plat comme une limande » — « il y a des limandes qui ne sont pas plates », rires du public. On l’aura compris, tout se joue sur des effets de renversement constants, tuant tout effet critique, montrant bien que l’objet de l’émission n’est en définitive pas le livre chroniqué mais la rhétorique de ses chroniqueurs, la conversation radiophonique. La culture n’y est pas sujet mais objet.

Le Masque et la plume en est même devenu une marque, soit un objet insigne et déclinable à l’infini en une gammes de livres (et CD, aux Arènes, en 2005, toujours disponible) et autre « boîte culture » — un jeu sans camembert mais à base de fiches, accompagné d’un livret de 196 pages préfacé par Garcin et fort opportunément réédité dans une « édition spéciale 60 ans », sortie en septembre dernier mais fléchée pour atterrir sous les sapins de Noël. La culture comme objet toujours.

Jérôme Garcin, Nos dimanches soirs, Grasset, France Inter, 298 p., 19 €