Les Mains dans les poches : Kwon Yeo-Sun, Lemon

Kwon Yeo-Sun, Lemon (détail de la couverture)

Lemon, de Kwon Yeo-Sun, commence par un assassinat. Ou plutôt par le récit de cet assassinat. Ou plutôt par le récit de ce que quelqu’un imagine s’être passé durant l’interrogatoire d’un des suspects. Une jeune fille (Hae-eon) a été assassinée, c’est « l’affaire du meurtre de la belle lycéenne ». Si le roman tourne autour des effets de ce meurtre sur les différentes personnes impliquées, il concerne aussi le récit ou les récits de ce meurtre – récits inachevés, incomplets, subjectifs, n’énonçant pas la vérité sur ce qui s’est passé.

Cette absence de récit définitif laisse place à « l’imagination qui n’a ni limite ni fin », l’imagination étant la faculté qui permet la prolifération des récits, la nature infinie de chacun d’eux, leur caractère éventuellement contradictoire, en tout cas incertain. Ce sont, entre autres, ces récits qui traversent et constituent Lemon. Dès le début du livre, le meurtre a déjà eu lieu : celui-ci ne fait pas l’objet d’une narration descriptive, il est au contraire l’objet de discours qui l’interrogent, s’efforcent de le reconstituer sans y parvenir puisqu’aucun témoin direct n’est mis en scène dans le livre, aucune réponse n’est définitivement donnée. L’objet de ces récits est à la fois le centre de ceux-ci et absent : centre vide, se dérobant, par là-même suscitant la reprise incessante d’une mise en récit qui ne peut se clore en un discours vrai. Les personnages eux-mêmes sont aperçus à travers ce que d’autres en disent ou à travers ce qu’ils disent de cet assassinat et de ses effets sur eux et sur les autres (« Ce sont mes pensées, mes souhaits, que j’ai attribués à l’inspecteur ») tout en se dérobant d’une certaine façon à ce que l’on dit d’eux, tout en niant ou relativisant les discours des autres.

Lemon est un livre sur le récit – un ensemble de récits qui s’additionnent, se contredisent, se répètent et diffèrent, produisant non pas une synthèse de l’objet dont il est question (le meurtre) mais son échappement permanent : un livre sur l’échec du récit ou, mieux, sur son ouverture jamais refermée, sur l’impossibilité d’un sens saisissable, unique, présent comme un objet peut l’être. Il y a du sens, le sens prolifère et cette prolifération concerne aussi l’objet dont on parle, le multipliant comme sont multipliés les discours, les possibilités narratives, toutes fuyantes, possibles et incertaines. Il n’y a pas de début, de milieu, de fin : le début (assassinat) a déjà eu lieu et nous ne savons pas exactement ce qu’il est ; la fin n’advient jamais ; le milieu est partout, se relance sans cesse lui-même. Dans ce livre, Kwon Yeo-Sun développe une certaine logique du récit : parlant d’un fait divers, elle parle, par la logique de l’écriture qu’elle pratique, de la puissance de la narration ou plutôt de la puissance du récit puisque la possibilité de la narration est mise en crise, le fil narratif se perdant entre des possibilités proliférantes qui ne s’achèvent en aucune version finale, ce qui serait peut-être la définition du récit selon l’auteure.

Le roman est organisé en huit chapitres, selon une progression chronologique, chacun des chapitres exposant le point de vue subjectif d’un personnage impliqué d’une façon ou d’une autre dans le fait divers, point de vue qui peut revenir, plus ou moins changé, dans un autre chapitre. La narration est laissée aux personnages, sans narrateur ou narratrice surplombant. Ce que nous savons, c’est ce que les personnages disent, perçoivent, conçoivent, imaginent, déduisent – une série de points de vue isolés, chacun fermé sur lui-même, impliquant une certaine façon de se rapporter au meurtre, aux protagonistes de l’histoire. Le tout forme une sorte de kaléidoscope, un ensemble de fragments d’un paysage qui ne se donne qu’à travers ces fragments et qui ne serait, au fond, rien d’autre que ces fragments mal assortis, mis bout à bout. Chaque point de vue est un ensemble de perceptions et de pensées qui demeure extérieur à ce qui est perçu, une sorte de monade qui développe ses pensées à partir de l’énigme des gestes, des postures, des paroles rapportées ou entendues : telle parole contradictoire est sondée, telle posture est analysée encore et encore, telle intention est supposée, telle version est comparée avec telle autre version.

Le parti pris de Kwon Yeo-Sun consiste à ne jamais trancher, à ne jamais résoudre l’énigme, à ne pas introduire de narration extérieure qui permettrait de sortir de la limite de chaque point de vue. Ce que nous savons se réduit à ce que chaque point de vue permet de savoir, c’est-à-dire à un ensemble de possibles, c’est-à-dire à un ensemble de propositions sans vérité (le roman se terminant sur l’évocation d’une autre vie possible, sur la possibilité d’un récit très différent de ce qui a eu lieu). Comme le récit, les consciences sont flottantes, divergentes, lacunaires, et demeurent telles – produisant du sens, des possibles mais jamais un discours vrai. Dans ce roman, le choix d’un fait divers, d’un meurtre, l’enquête menée par la police comme les interrogations des divers personnages en vue d’une résolution, miment le roman policier tout en se soustrayant à sa logique qui est celle d’un dévoilement progressif de la vérité.

Kwon Yeo-Sun (DR)

Ici, rien ne s’accorde harmonieusement, tout est un possible parmi d’autres, un point de vue limité et non synthétisable en un regard totalisant : le discours comme le monde s’éparpillent, se disséminent, prolifèrent en des séries fantomatiques, et ceci à l’infini. Le sens est local, partiel, relatif : du sens et non un sens. Par cette dissémination du sens, par sa parcellarisation, le monde vole en éclats, perd ses contours nets, ses identités différenciées – devient une pluralité de formes fantomatiques, énigmatiques, flottantes, éparpillées.

Ce monde est aussi celui d’une temporalité aberrante. L’ordre chronologique des chapitres se double d’une achronologie des récits qui multiplient les retours en arrière, les analepses ne résolvant rien, qui font circuler des prolepses productrices d’échos étranges entre le présent et le futur, entre la vie et la mort, qui répètent des souvenirs, un passé qui ne passe pas mais revient sous diverses formes parfois divergentes, etc. L’ordre commun du temps chronologique est traversé d’une durée composée de tourbillons, de nappes superposées, de retours et répétitions par lesquels est produit un enfoncement sans issue possible à l’intérieur de l’énigme, un dérèglement de la chronologie (ordre) au profit d’un temps de la conscience aberrant (chaos) qui est autant celui d’une sorte d’inconscient que du monde disséminé. C’est ce monde qui existe dans Lemon, ce monde qui ne peut être l’objet d’une narration, qui ne peut exister que par un récit pluriel, fantomatique, perturbé, sans fin.

Lemon est plus complexe que cela. Kwon Yeo-Sun met en place une logique de la correspondance, de l’écho, du double qui produit une unité mais étrange, non rationnellement compréhensible, une logique qui génère de l’énigme, un sens qui insiste en même temps qu’il est effacé. La couleur jaune, évoquée à plusieurs reprises à travers le livre (et déjà, indirectement, dans le titre), est liée à des choses ou des contextes très différents, sans rapport les uns avec les autres : échos, correspondances mais sans explicitation de la répétition, sans identité déterminable. La répétition produit de l’unité mais cette unité voit son fondement se dérober ; les correspondances introduisent de l’énigmatique au sein d’un monde banal, apparemment reconnaissable. De la même façon, l’auteure construit des séries autour du genou, autour du sarcome, ou autour de la mort, de la tête fracassée, etc. Ces éléments reviennent, se répètent à travers le récit, déplacés, investissant tel ou tel objet, telle ou telle situation, sans que soient donnés autre chose que leur retour, que leur répétition : du sens, mais lequel ? De même, des personnages peuvent apparaître comme les doubles les uns des autres, soit parce qu’ils s’opposent (le double n’est pas nécessairement l’identique), soit parce qu’ils se répètent l’un dans l’autre : tel personnage meurt d’une façon similaire à la jeune fille assassinée ; tel drame familial en répète un autre ; tel personnage porte un nom très proche d’un autre, voire porte le même nom ; etc. Le cas le plus évident est celui de la sœur de la victime qui, alors qu’elle est dans un premier temps présentée comme l’exact inverse de la première, se transforme physiquement (chirurgie esthétique) en son sosie ou son quasi-sosie plus ou moins réussi.

On dira que, pourtant, même le lecteur le moins attentif notera la répétition insistante, justement, de la couleur jaune, l’évocation d’une coquille d’œuf qui est cassée, que ces éléments indiquent une coupable possible, probable, certaine. Penser que le récit de Kwon Yeo-Sun révèle ainsi sa structure narrative, qu’il est finalement conforme au roman policier, même de manière un peu plus complexe, manquerait la construction du roman. Celui-ci est d’abord un texte mental, un récit qui articule ce qui se passe dans les esprits : qu’un personnage développe une obsession qui semble le désigner comme coupable ne signifie pas qu’il est coupable mais seulement qu’il a certaines pensées, peut-être dues à la folie. Par ailleurs, on voit mal pourquoi l’auteure s’ingénierait à brouiller les pistes si, au final, il s’agirait de rétablir une lumière rassurante – même si ce ressort a déjà été utilisé auparavant dans nombre d’œuvres. Le livre de Kwon Yeo-Sun serait plus proche, par exemple, du cinéma de Lee-Chang dong, entre autres du sublime Burning. Dans ce film, le réalisateur construit un récit constitué de pistes possibles mais qui demeurent possibles, le film ne se terminant pas sur une conclusion qui les synthétiserait en une cohérence, en une clef de l’énigme, au contraire : la fin semble renverser ce qui pouvait avoir été établi, relançant les possibles dans de nouvelles directions. C’est cette logique générale que l’on retrouverait dans Lemon, telle piste qui semble révélatrice ne le serait pas plus que les autres, même si elle mime les indices de la vérité. Pourquoi Kwon Yeo-Sun se conformerait-elle à une logique qu’elle s’efforce de renverser durant l’ensemble du livre ? Croire que Lemon correspond platement à un effet narratif déjà éprouvé ne reviendrait-il pas à rater son inventivité ? Penser que l’auteure construit un récit adéquat aux exigences métaphysiques et logiques d’un certain roman occidental, ne revient-il pas à projeter sur son livre les stéréotypes métaphysiques et logiques que ce récit dans son ensemble contredit ?

Le roman de Kwon Yeo-Sun tisse ainsi un réseau de relations troubles, de correspondances troublantes, d’échos étranges, paraissant configurer les lignes d’une nécessité, d’un ordre des choses pensable peut-être par Dieu (évoqué dans le livre), mais dont l’idée, au final, se dissout dans une répétition ne renvoyant qu’à elle-même : du sens mais sans fondement, sans dévoilement, sans vérité inscrite dans les choses ou dans l’entendement divin – une sorte de structure productrice d’échos signifiants plus que d’un sens plein et entier, de traces de sens plus que de signes clairs et déchiffrables. A l’intérieur de cette logique, les identités se brouillent, tel attribut devient nomade, autonome, passant de l’un à l’autre comme une image pouvant se déposer tantôt ici, tantôt là. Ce sont des sortes de fantômes, des présences fantomatiques qui peuplent et constituent le monde de Lemon, monde étrange, littéralement absurde (« n’y a-t-il vraiment aucun sens à nos vies ? »), monde pluriel et mobile où la vie est hantée par la mort, où la présence est hantée par l’absence, où l’identité est pulvérisée en une pluralité irréductible, où le langage est une surface fragile, une matière de sable, un enchevêtrement de lignes compliquées condamné à dire l’énigme.

Kwon Yeo-Sun, Lemon, traduit du coréen par Kevin Jasmin Hamard, 10/18, avril 2024, 168 p., 7 € 50