Francis Berthelot : Fiction et rébellion sexuelle (Auto-Uchronia)

Auteur de romans de science-fiction d’avant-garde comme La Lune noire d’Orion ou Rivage des intouchables, d’un roman de fantasy en deux volets, Khanaor, et d’un cycle romanesque en neuf volumes, Le Rêve du démiurge, Francis Berthelot semblait avoir conclu avec le dernier tome de ce cycle sa carrière de romancier en 2015. Il nous est revenu en octobre 2023 avec un nouveau roman, Auto-Uchronia ou Fugue en zut mineur, qui nous montre qu’il n’a pas fini de nous étonner.

Un petit garçon naît en 1946 à Paris. Après un fils, Serge, les parents avaient prévu une petite Françoise. Ce sera donc Francis. Histoires de famille, traumatismes de la petite enfance, premiers jeux équivoques : au fil des chapitres, centrés sur la scolarité de Francis et sur les vacances dans le Valais, s’affirme peu à peu une sensibilité particulière. Si la première moitié du roman se structure autour de l’école, c’est que chez les Berthelot les études sont sacrées : le père est agrégé de physique et la mère est institutrice. Il n’est d’autre destinée prévue pour Francis que les grandes écoles scientifiques.

L’adolescent fait tout pour mériter les premiers prix, les mentions et les félicitations. C’est un écolier modèle qui se prend de passion pour la littérature et la musique, celle de Tchaïkovski et de Sibelius ou de Françoise Hardy. Une plume toute classique narre une enfance et une adolescence entièrement tournées vers la réussite scolaire, maniant avec élégance les métaphores et les cadences équilibrées en une syntaxe pure. Une simple excursion en montagne devient ainsi prétexte à cette phrase : « Sous le glacier d’Arolla, en revanche, existe une grotte de glace au pouvoir extatique : lorsqu’on y pénètre, on se voit entouré d’une infinité de bleus translucides, on avance dans la froideur d’une lumière d’azur, on ne fait qu’un avec l’âme d’un saphir aux courbes immuables, on comprend que là, il ferait bon mourir, tout doucement, en une éternité céruléenne. » La description en notations visuelles et en hyperboles aboutit au paroxysme des sens et à la sublimation dans la mort.

En parallèle de sa scolarité, cependant, Francis développe une identité qui, tout en suivant bien sagement l’interdiction de ne pas importuner les filles, se joue des plans parentaux. Souffre-douleur d’un enfant sadique un peu plus âgé, il se découvre troublé par un grand adolescent viril, conscient de ce désir naissant et qui le repousse car, trop jeune, il pourrait lui valoir des ennuis. C’est à quatorze ans, en troisième, qu’un professeur de sport l’initie en cachette au plaisir sexuel. Arrivé après le bac à math élem en Normal Sup, le narrateur voit ses difficultés décuplées par son manque de goût pour les matières scientifiques. Pour le jeune homme, c’est l’échec assuré. Pourtant, on le sait, Francis Berthelot est entré à l’école polytechnique en 1966, puis a soutenu une thèse en biochimie en 1975 avant de devenir chercheur dans le service du biologiste François Gros au Collège de France.

Or, dans Auto-Uchronia, dès 1965, tout déraille. Après une interdiction paternelle particulièrement injuste, Francis obtient la permission d’une sortie pour des achats de fournitures qui lui laisse « le sentiment de n’être qu’un carnet de notes sur pattes ». C’est à cette occasion qu’il fait la connaissance de Martial, un libraire gay de vingt-huit ans originaire du Sud-Ouest. Devant le désarroi de l’étudiant, Martial lui fait une proposition qui peut tout changer : partir de chez ses parents, abandonner ses études et se consacrer à la littérature. Pour cela, le libraire lui assure un logement et un travail à la librairie. Mais, à l’époque, la majorité civile est de vingt-et-un ans, Francis doit donc aussi prendre une fausse identité, légèrement plus âgée, pour échapper clandestinement à la tutelle de ses parents, et éviter l’accusation de détournement de mineur. Une autre existence est-elle possible ?

Malgré son titre, Auto-Uchronia ne peut pas vraiment être une uchronie : au sens strict, l’uchronie revisite l’histoire au niveau mondial ou national, en imaginant une autre issue à un important événement historique. Le dernier roman de Francis Berthelot relève plutôt de l’autofiction : le narrateur et personnage principal porte bien le nom de l’auteur, ils partagent en commun plusieurs éléments de leur vie, mais des différences apparaissent, la fiction transforme la réalité et détourne de son chemin tout tracé ce qui s’annonçait comme un récit autobiographique. Si les anecdotes finement racontées dans la première moitié sont assurément authentiques, la volonté de se distancer de la réalité transparaît déjà dans le choix de modifier les prénoms des proches : le frère aîné, ce n’est pas le mathématicien Pierre Berthelot, disparu en décembre 2023, mais un Serge tout aussi généreux et adoré.

La différence entre uchronie et autofiction étant admise, l’auteur adopte cependant bien un des traits définitoires de l’uchronie : le point de divergence qui fait basculer le récit historique dans la spéculation, ou ici l’autobiographie dans l’autofiction. À la différence des autres autofictions, genre dont la définition elle-même divise les spécialistes, Auto-Uchronia opère une coupure nette entre une partie purement autobiographique et une partie clairement fictive. Et l’auteur assume ouvertement la volonté d’inventer une « vie rêvée », de réécrire son passé, dans une optique illusoire de modifier la vie. Il est impossible en effet de revenir dans le passé et de prendre d’autres décisions, en dehors des récits de voyages dans le temps. Mais même dans la réalité, la création est une manière de donner chair à l’irréel et à l’impossible, et avec la parution de cette fugue en zut mineur, la biographie de Francis Berthelot se double désormais de cette vie alternative, de ce passé fantasmatique. Il n’a pas existé, mais sur le papier, il existe.

Ce faisant, Francis Berthelot conjugue la divergence à la rébellion. Ce saut dans la fiction coïncide avec la décision d’embrasser sa sexualité, son homosexualité, mâtinée de sado-masochisme. Un peu avant mai 1968, dans le Paris intellectuel bourgeois, il était certes relativement facile de vivre son homosexualité et une communauté existait déjà, entre autres avec l’association Arcadie et quelques bars et autres lieux de sociabilité. Mais il faudra attendre la rencontre du mouvement de libération des femmes et des émeutes de Stonewall pour que le FHAR (front homosexuel d’action révolutionnaire) bouleverse les certitudes aux Beaux-Arts de Paris, à Vincennes et dans la presse de gauche, avant les avancées des décennies suivantes. Cela n’empêche pas le narrateur-personnage d’Auto-Uchronia de découvrir le monde interlope des homosexuels de l’époque, le couple ouvert et les prémices du BDSM avec Martial, sans oublier les hallucinations provoquées par le LSD sur une plage provençale.

Le roman mérite bien son sous-titre de fugue en zut mineur : fugue il y a, du domicile parental, des études scientifiques et de la triste réalité, vers l’autonomie, la sexualité et la fiction libératrice. Le zut suranné reflète bien le personnage du bon élève qui se rebelle, en mode non pas majeur dans la violence irréparable, mais en mode mineur, en prenant discrètement la tangente, ouvertement mais en évitant les grands cris, en gérant avec prudence et diplomatie le scandale. Le mineur, c’est aussi le Francis de fiction qui à dix-huit ans en 1965 n’a pas encore la majorité civile, ni sexuelle en tant qu’homosexuel. Le clin d’œil à la musique était aussi de mise pour un auteur reconverti en compositeur, et qui a souvent repris le vocabulaire musicologique pour structurer ses romans.

Autobiographie sensible à la prose épurée, rêve d’évasion vers une vie plus libre, réécriture du réel, Auto-Uchronia est tout ceci à la fois, et bien plus. Le roman s’achève trop vite sur cette entrée dans la marginalité et la littérature : on voudrait en savoir plus sur cette carrière d’écrivain imaginaire, sur cette vie de plaisirs interdits qui sera exposée dans les années 1980 aux ravages du sida. Mais quoi ? Il est toujours possible de se replonger dans les romans et nouvelles de Francis Berthelot réellement publiés, ou encore dans les fictions consacrées aux LGBT depuis les années 1960. Ne boudons pas notre plaisir : en s’inventant une nouvelle vie, Francis Berthelot nous invite à revisiter tout aussi bien notre passé et celui de notre culture. Et ce, toujours dans l’optique de la libération et dans la foi en la toute-puissance de la fiction.

Francis Berthelot, Auto-Uchronia ou Fugue en zut mineur, illustrations de Stéphane Perger, éditions Dystopia Workshop, octobre 2023, 223 pages, 15 €.