Christine Angot : contre le silence, dire, écrire, montrer (Une famille)

© Nour Films

Une famille est à l’image d’une des scènes données à voir dès les premières minutes : Christine Angot réalisatrice s’introduit de force dans la maison de la dernière femme de son père. Depuis la mort de son mari, elle n’a jamais répondu aux appels de Christine Angot, n’a jamais essayé de comprendre, n’a jamais voulu savoir. Car l’inceste, c’est un peu cela, dans notre société. On a préféré, jusqu’à quelques années encore, ne pas en parler, ne pas entendre, ne pas écouter.

Avec Une famille, Christine Angot entre chez cette femme qui a fermé les yeux et qui pense que cette histoire n’est que celle de Christine Angot quand l’autrice-réalisatrice affirme au contraire qu’il s’agit de celle de tous ceux qui ne veulent pas en parler et qui, par leur silence, font le jeu des bourreaux, des violeurs. Elle a de la peine pour Christine. Mais Angot ne veut la peine de personne. Elle veut des mots. Des paroles. Elle exècre le silence. Elle est écrivaine. Elle est réalisatrice. Il faut donc écrire, dire, montrer. Il ne faut pas se taire.

Une famille, c’est l’histoire d’Angot qui devient la nôtre. Depuis L’inceste, les critiques aveugles, eux aussi, ne la réduisaient qu’à une histoire qui, disaient-ils, était celle d’un ego. Qu’il était « impudique » de dévoiler cet inceste, de l’écrire, d’en parler, à la télé, à la radio dans les journaux. Qu’il était « énervant » qu’à chacun de ses livres elle se répète, qu’elle ressasse, qu’elle radote. N’avait-elle donc rien d’autre à raconter ? Ils ne comprenaient pas. Ils étaient comme les autres, comme la société, comme nous tous. Ils ne voulaient pas lire, ne savaient pas entendre.

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Une famille, c’est aussi une mère, la mère d’Angot, qui ne peut d’abord pas en parler. Elle savait, et ne disait rien. Elle détourne la question, elle évoque la relation à sa fille qui changeait, cette « cassure » qui les avait éloignées. Christine Angot ne supporte pas celles et ceux qui se positionnent en victime quand la vraie victime est en face d’eux. Mais cette même mère écrit une lettre lue face caméra, depuis sa cuisine. Elle a honte. Elle le dit. Elle aurait voulu protéger sa fille alors que c’est le contraire qui s’est produit. Il y a l’ex-mari qui a toujours cru au talent d’écrivain mais qui n’a pas parlé, quand il aurait dû. Le pouvait-il ayant lui-même été violé à 11 ans ? Il y a la fille, Léonore, qui elle seule trouve les mots justes : « Je suis désolée que tu aies vécu ça maman ». Cette mère qui aurait pu ne pas vivre cet inceste. Mais qui l’a vécu. Comme un accident. Par hasard. Par la volonté d’un seul.

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2024. La société a changé. Il y a eu #MeToo, il a y eu La familia grande (Camille Kouchner, 2021) et Triste tigre de Neige Sinno (2023). Mais dès 1999, il y avait eu L’inceste. Angot, on la ridiculisait sur les plateaux télé, on lui reprochait son impudeur, ce « je » qui s’exposait. « Cachez cet inceste », lui disait-on. 2024. Angot est toujours la même. Sa voix n’a pas faibli, mais nos oreilles sont désormais plus aiguisées, averties, ouvertes, tout simplement. Une scène du film la montre assise sur son canapé. Elle écoute une émission de radio dans laquelle le journaliste Arnaud Viviant déclare, à raison, qu’elle est l’écrivaine qui a été ces dernières années la plus méprisée par la critique. Ce mépris critique ne faisait que reproduire, redoubler, mimer le mépris social qu’enduraient les victimes. 2024. Les temps ne sont plus les mêmes. « Ce n’est pas Christine Angot qui a changé, déclare Arnaud Viviant à propos de Le Voyage dans l’est (Flammarion, 2021). Elle n’a absolument pas changé de style. Elle écrit toujours comme elle a toujours écrit. Ce qui est différent aujourd’hui avec ce livre, c’est qu’il montre au contraire que c’est nous qui avons changé, la société a changé […] ». On peut enfin reconnaître celles et ceux qui ont souffert, qui ont été détruits dans des histoires similaires. On peut enfin les écouter, les entendre, les comprendre. Ils sont parmi nous, et nous ne pouvons plus faire comme s’ils n’existaient pas. De même, on ne peut plus faire comme si Angot n’était pas là. Sa voix n’a jamais été aussi forte et puissante. Une famille est traversé de tous les livres précédents, de toute la colère accumulée. C’est un film aussi violent qu’apaisé, dans lequel tout est juste, les mots, le rythme, la lumière, dans lequel présent et passé se retrouvent, s’affrontent, se répondent. 

Une famille est un grand film. Il sera difficile de dire le contraire. Sauf à fermer encore les yeux, à se boucher les oreilles, et à ne dire mot. Mais ça, c’était avant…

Une famille, écrit et réalisé par Christine Angot. Nour Films, 2024.