Fabrice Neaud : « Cette autobiographie procède du portrait comme premier » (Le Dernier sergent : les guerres immobiles ; Journal)

Fabrice Neaud

Ça commence par une réédition des quatre tomes épuisés de son Journal chez Delcourt le long de l’année 2022 ; ça continue avec la parution du Dernier sergent : les guerres immobiles en septembre 2023, album inédit qui fait suite. Fabrice Neaud revient, il reprend son cycle autobiographique là où il s’était arrêté avec le tome 4 publié en 2002 avec encore plus d’approfondissement dans la forme et le fond, malgré le haut niveau d’exigence déjà présent dans les quatre premiers tomes de son Journal.

Le dessin est comme augmenté, pour ainsi dire, pour servir au mieux cette (re)descente mémorielle dans la fin des années 1990 et dire ce qu’est la vie, la vie d’un pédé loin d’une certaine vie « communautaire » alors. Son trait nous mène de paysages en portraits, des jardins publics désertés où seuls les lampadaires désormais omniprésents — rendant inopérante la recherche d’un lieu plus tranquille pour draguer — et les arbres semblent témoigner de son passage, jusqu’aux visages, aux regards, parce qu’ils sont centraux sinon premiers dans son œuvre ; la possibilité d’admirer l’autre dans toute sa beauté — la possibilité d’un désir. Et la violence de l’homophobie et de l’institution familiale qui vient frapper, toujours. Et la violence du capitalisme, du travail et de ses mécanismes d’oppression pervers qui viennent contraindre, toujours. Fabrice Neaud avance, autant que faire se peut, respire, halète, parfois, jusqu’à trouver le rythme idéal pour s’arranger avec le réel le mieux possible ; l’autoportrait, l’autobiographie, alors, il les désigne comme salvateurs.

On doit peut-être se rencontrer ; ça ne se fait pas, sa rencontre littéraire dans ma ville est reportée. On ne peut pas faire l’entretien par téléphone. Alors ça commence par un mail, puis deux, puis trois, puis d’autres… Fabrice Neaud alimente, ajuste et rectifie toutes ses réponses jusqu’à atteindre exactement ce qu’il veut dire, non pas dans un esprit de perfection, mais plutôt de justesse — là, c’est moi qui interprète. Commençons.

Commençons peut-être par parler de votre projet autobiographique, et de sa reprise ; car c’est d’une reprise dont il s’agit avec la publication du Dernier Sergent : les guerres immobiles, plus de vingt ans après la sortie du dernier tome de votre journal. Qu’est-ce qui vous a amené à faire suite ?

La question est à prendre plutôt à l’envers : qu’est-ce qui m’a amené à l’interrompre, en fait ? Je ne pourrais seulement renvoyer tout le monde à ma Postface-méta aux tomes 1 et 2 republiés aux éditions Delcourt, aussi vais-je tenter de résumer l’affaire… Dès 2002, je me suis lancé sur le tome 5 (cette Arlésienne) de Journal… Il devait s’intituler Hale-Bopp, Gavarnie et devait retranscrire une seule petite semaine de randonnée dans les Pyrénées. Une centaine de pages sont d’ailleurs déjà réalisées. Cependant, je me suis laissé entraîner par le travail, disons « alimentaire », car ces livres ne m’ont jamais fait vivre. Or leur relatif petit succès m’a permis de réaliser de menus travaux (presse, illustration) pendant quelques mois, puis années, qui m’entraînèrent quasiment jusque vers 2007, 2008. Et j’ai toujours remis au lendemain la publication du tome suivant. Au grand malheur de mon ami et éditeur d’Ego comme X, Loïc Néhou, d’ailleurs. Et je regrette de n’avoir su me reconcentrer sur cet essentiel, la maison ayant fini par se mettre en cessation d’activités autour de 2017.

Ainsi donc, de 2002 à 2008 (six ans) j’ai surtout réalisé tout un tas d’autres projets qui m’ont fait vivre, ou plutôt survivre, alors que je poursuivais, mais de manière très lâche, la réalisation de mes pages autobiographiques. Dans ladite Postface-méta aux tomes 1 et 2 republiés, je montre d’ailleurs dans une case la totalité de mes productions, éparses, de pages autobiographiques (carnets au format, carnets plus petits, pages diverses, scènes complètes pour livres à venir, débuts de livre, milieu de livre) : en tout, il existe près de 800 pages (quasi l’équivalent de Journal, un peu moins) réalisées, aléatoires, éclatées, de poursuite de ce travail autobiographique ; je ne l’ai jamais arrêté. C’est seulement sa publication qui s’est suspendue. Pour des raisons « alimentaires » en un premier temps (2002-2008) puis pour des raisons, plus dures, de dépression (de 2008 à 2015) sur laquelle je ne m’étalerai pas, ou sur laquelle je reviendrai peut-être.

C’est seulement l’opportunité de la republication de Journal autour de 2017-2018, suite à la « cessation d’activité » de ma maison d’édition d’origine, et par Delcourt, qui m’a permis de me mettre un coup de pied aux fesses et de profiter de cette réédition pour négocier de poursuivre le travail.

Maurice Blanchot écrit dans L’espace littéraire que « Le journal — ce livre apparemment tout à fait solitaire — est souvent écrit par peur et angoisse de la solitude qui arrive à l’écrivain de par l’œuvre. » Vous évoquez et représentez souvent la solitude dans vos livres, sous de multiples formes et incarnations. Quels liens faites-vous entre exclusion et solitude ? Entre écriture et solitude ?

Difficile de répondre. Je vois qu’on rentre déjà dans le vif et le dur. Pour ma part, si j’ai commencé à « me » raconter en bande dessinée, c’est aussi et surtout pour pallier d’emblée l’idée du futur et inévitable « caviardage » de ma vie. Quand on est seul (célibataire, depuis le début jusqu’à aujourd’hui), qu’on a subi sa propre famille comme la première instance d’oppression (cacher son homosexualité, entre autres, mais, plus génériquement, se sentir exclu du seul fait d’avoir pu faire des études, acquérir un minimum de culture classique, dans une famille moyenne-pauvre qui ne connaissait que la télévision et les « variétés » en musique, se dédier à l’art, etc.), que dans le milieu même de la bande dessinée, surtout des années 90, on est quasiment le seul homosexuel (on peut compter les autres auteurs de l’époque sur les doigts d’une moufle), que la bande dessinée elle-même, contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire, reste la fille pauvre des autres arts, vue comme une gamine un peu débile, un sous-genre, ça signe déjà la solitude. Et la marge, plus encore.

J’ai de suite senti, intuitivement, une sorte d’évidence et de parallèle entre la marge homosexuelle que je vivais (ma petite ville de province) et la marge qu’est la bande dessinée vis-à-vis des autres arts. Il s’agissait ensuite de transformer le plomb en or, la souffrance en temple, l’exclusion subie en solitude choisie. Je devance pour la suite que sans ce travail autobiographique, exclusion ou solitude aurait été insupportable et m’aurait sans doute condamné au suicide.

Une des cases de votre livre vous représente en train de marcher en équilibriste sur une lame de rasoir. À ce moment-là, vous développez toute une réflexion sur la capacité du capitalisme à tout récupérer au profit du marché — les lieux de drague et de rencontre par exemple —, et j’ai l’impression que cette réflexion est encore plus prégnante que dans les tomes précédents. Quelque chose a changé à la fin des années 1990 ?

L’arrivée d’internet, des portables, des smartphones, donc des sites de rencontres en ligne puis, plus proches de nous, des applications de rencontres (comme Grindr, par exemple) : il y aurait long à dire. Mais si le parc et, même, dans une mesure plus paradoxale, les bars, cruisings et saunas, furent des espaces de rencontres et de libertés, bien que les seconds soient eux aussi « tarifés » (à la différence du parc, du « lieu de drague » public, en marge, friche industrielle, bord de fleuve, bois, parking…), les sites de rencontres et, plus encore, l’application Grindr (mais toutes les autres ont la même logique) fructifient, comme les réseaux sociaux, sur notre temps de présence chez eux. Si c’est gratuit, c’est toi le produit. Or, si Grindr ou n’importe quel site sont « gratuits » en première instance, il est évident que nous sommes invités à payer divers abonnements « premium » pour accéder à des services supérieurs : plus de visibilité, un accès plus vaste aux profils des autres, à leurs albums privés, la possibilité de savoir « qui » a regardé notre profil, etc. Tout cela est de la marchandise. Avec la violence intrinsèque au capitalisme.

À ce titre, il est criant de constater que le fantasme sécuritaire des applications de rencontre est totalement illusoire et mensonger. On le voit aujourd’hui avec les guet-apens tendus sur le site Coco (par exemple), sans compter la violence intrinsèque aux réseaux. Dès l’arrivée des sites et applis, je m’y suis connecté (aux alentours des années 2002-2003 pour les applis et autour de 2015 pour Grindr), espérant, comme tout un chacun, que cette capacité à contacter cet autre disponible derrière son profil allait faciliter mais surtout optimiser la rencontre, ajouter une corde supplémentaire à l’arc tout maigre des lieux de drague, permettre de « rentabiliser » un peu mieux l’aléatoire de la rencontre, sélectionner, choisir et non « subir » le maigre choix physique de la présence sur le lieu de drague, ou dans le sauna. Et le fantasme supplémentaire d’une rencontre plus pérenne. Illusion. Massive.

D’un point de vue strictement personnel, si je cumule la totalité de mes expériences de rencontres de tous les sites et applications sur lesquelles je me suis inscrit depuis 2002, je dois cumuler pas plus de trois ou quatre rencontres. En vingt ans ! Il est clair que ni les sites ni les applis ne sont faits pour moi… et après en avoir discuté avec pas mal de mes camarades gays, le même malaise revient : le ghosting (l’autre qui ne vous répond plus du tout sans que vous sachiez pourquoi, voire vous bloque), les insultes (elles sont monnaie courante sur les sites et applis — avec une exponentielle supérieure mais organique aux réseaux en ligne : plus facile d’être odieux quand l’autre n’est pas physiquement face à soi et qu’on peut le bloquer dans la foulée), les menaces… je n’ai jamais subi autant de menaces, physiques, que sur les applis et les sites. Alors, payer un abonnement premium à plus de trente euros par mois pour se faire humilier ? Sans moi. Or, les sites et les applis exigent du temps de cerveau disponible et gèrent et augmentent nos frustrations. On y retourne pour vérifier notre humiliation. N’est-ce pas la meilleure définition du capitalisme ?

En regard de ce miroir aux alouettes, les lieux de drague, qui persistent, dans leur effondrement interminable, ou les saunas, derniers cruisings, où là au moins l’immédiateté du désir coïncide avec la présence physique. Tu as envie maintenant ? Moi aussi. Et tu es là. C’est maigre, c’est fragile, la plupart des gays ont intégré le fantasme sécuritaire que « traîner des heures dans le froid d’un endroit glauque » est synonyme de menace et d’agressions homophobes, ce qui est partiellement vrai : je me suis toujours senti infiniment moins en danger au milieu de nulle part, dans une friche industrielle, à trois heures du matin, qu’en train d’essuyer une insulte à 14h sur Grindr.

« Le lieu de drague, c’est le communisme réalisé », m’avait dit Guillaume Dustan à l’époque. Et il avait raison. Les sites et les applis de rencontre sont le cœur même du capitalisme, de sa violence, de la fructification des frustrations. Cela « marche » pour certains, cela « marche » des fois pour tout le monde, et à l’instar des jeux de hasard, 100 % des gagnants ont tenté leur chance. Ce qui me désespère dans cette logique de fuite en avant de la présence en ligne, c’est que l’écrasante majorité des gens, ici, des mecs, « subit » sans s’en rendre compte. Une même écrasante majorité s’en plaint mais « accepte » cette soumission, « accepte » les violences et les insultes, semblant les oublier dans les rares moments où ça « marche » et ou la rencontre se produit.

Revenons à cette lame de rasoir sur laquelle vous êtes comme un funambule. Cette image semble traverser tout l’ouvrage : une instabilité, dans un entre-deux, sur la brèche – ce qui transparaît à même le dessin, parfois, tremblant. De quoi ce jeu d’équilibriste est-il le nom ?

Hé bien… nous venons peut-être de le dire… de la marge, de la solitude, de cet or espéré issu du plomb, et du sentiment d’être toujours à côté. Mahler, que je cite abondamment, disait qu’il subissait une triple exclusion : « Je suis trois fois apatride. Comme natif de Bohême en Autriche, comme Autrichien en Allemagne, comme juif dans le monde entier. »

Je ressens la même chose, comme je le disais plus tôt : auteur de BD « indé » (autobiographie) dans une bande dessinée majoritairement mainstream (ces catégories sont plus floues aujourd’hui mais au seul bénéfice du mainstream : c’est le pot de terre contre le pot de fer, et ici aussi le capitalisme récupère tout également. Dès qu’une catégorie minoritaire est « récupérée » quelque part, elle est vampirisée par le majoritaire, qui en pompe toute l’authenticité pour générer un nouveau segment de marché, je n’y coupe probablement pas en étant passé chez un « grand éditeur », bien que je sois très satisfait, pour l’heure, de mon sort chez lui), auteur de bande dessinée dans un milieu artistique qui continue à mépriser ce médium (le fait de se gorger toujours des trois ou quatre mêmes auteurs de BD dans les médias — suivez mon regard, mais je ne nommerai personne — n’est qu’une hypocrisie pour continuer à maintenir sous la ligne de flottaison et de visibilité tous les autres), homosexuel dans un monde hétérocentré – et je pourrais en ajouter plein d’autres, transversaux à ces décalages : précaire, souffrant de troubles neurologiques à peine reconnus aujourd’hui (misophonie, hyperacousique — quelques pages évoquent ces troubles — misolfactif, misokinésique, TSA…) sans compter que même familialement, la judéité serait une composante non négligeable de mon histoire (tellement occultée et cachée au moment de la guerre que je n’ai évidemment aucune culture juive acquise).

Encore une réduction au silence, donc ; et face au silence, il y a la musique, peut-être, la musique qui tient une place particulière dans votre travail. Parlons construction musicale / construction narrative, répétition et rythme. Pourquoi particulièrement Mahler ?

Alors là, il est difficile de justifier un amour pour tel ou tel artiste, compositeur, écrivain, quand cet amour date de l’adolescence. Mais pour sauter cette « justification », parlons du compositeur lui-même. Tout d’abord, comme nous l’avons évoqué plus haut, il y a son triple sentiment « d’apatride », dans lequel je me reconnais. Mais je ne connaissais guère son sentiment avant sa musique que j’ai découverte, elle, complètement par hasard, adolescent, au cœur du pavillon de banlieue paumé en pleine campagne charentaise (Surgères, Aigrefeuille-d’Aunis, maison et corps de ferme de mon beau-père devenu gîte touristique depuis, vendu et saucissonné par ma mère, au décès de son mari agriculteur).

Un peu d’anecdotes familiales : ma mère voulait du Chopin pour je ne sais quel Noël, mon beau-père lui a donc acheté du… Mozart, la 40e et la 41e symphonie. Quand on a du talent et de l’écoute dans une famille aimante et cultivée, évidemment, Chopin et Mozart, c’est pareil. Ma mère n’a jamais aimé, jamais écouté. Puis a fini par obtenir ses valses, ses polkas et ses mazurkas chiantes du Frédéric (Chopin m’a toujours gonflé, comme Satie). Pendant ce temps-là, sans doute pétri de l’ennui que cette vie cloîtrée à la campagne, totalement isolé (nos plus proches voisins étaient les morts du cimetière local à plus de huit cents mètres) produisait, et comme j’étais encore trop petit et soumis à cette prison familiale pour exprimer mes propres goûts musicaux (hormis une maigre radio qui captait vaguement les ondes courtes), j’écoutais en seconde main les disques de ma sœur (Supertramp, Allan Parsons Project, Mike Oldfield, Pink Floyd…) puis les quelques autres disques, dont ce Mozart. Et le parallèle orchestral se fit assez naturellement, puisque ces groupes des années 80 avaient quelques velléités symphoniques sur certaines de leurs introductions ou développements, et comme certains morceaux dépassaient les 3 minutes réglementaires des couplets-refrains de la chanson de variété à la française (qu’écoutait ma mère et nous imposait avec les « variétés »), je me retrouvai entre ce marteau et cette enclume, entre la musique de ma mère et le début d’émancipation musicale adolescente de ma sœur. Comme cette 40e de Mozart était une sorte d’accident dans la discographie familiale, sans doute mon désir d’émancipation et d’évasion de sa prison fut là.

Bref, je découvrais la 40e, et je découvrais surtout qu’au-delà de la mélodie archiconnue et rebattue du thème principal : « tilala-tilala-tilalaliiiiii, tilali-tilali-tilalaaaaa » celui-ci se poursuivait. Et il se poursuivait par un développement. Et se poursuivait encore sur une longueur dépassant la durée standard des chansons de variétés. Mais, plus encore, qu’après ce premier mouvement, il y en avait un deuxième, lent, puis un troisième, puis un final. On peut trouver cela tragicomique, un peu triste, voire pathétique, mais je crois que ma découverte de la musique classique de manière totalement accidentelle fut l’un des premiers déclics émancipateurs et, plus encore que le dessin, fut une révélation. Je ne sais plus ensuite à quel morceau je suis passé, mais je pense qu’assez vite je tombai sur le Requiem (du même Mozart). Et du Requiem en requiems, me mettant à écouter France Musique, s’engouffra en moi tout un pan de la culture musicale occidentale, comme le jour où le détroit de Gibraltar s’ouvrit pour voir l’Atlantique s’engouffrer dans l’immense dépression asséchée de la Méditerranée.

Je ne saurais vous dire à quel moment Mahler est arrivé. Ce qui est plus ou moins sûr est que lorsqu’on est adolescent, qu’on est bercé d’un côté par les musiques un peu pompiers des groupes de pop-rocks des années 80 et, de l’autre, de quelques cinémas d’aventures (Indiana Jones, Star Wars…) et de leurs musiques un rien ampoulées, on s’oriente naturellement vers le romantisme un rien spectaculaire. On jouit de L’Ode à la joie, du dernier mouvement de la 7e de Beethoven, on découvre Brahms, puis Wagner, évidemment. En même temps, on se penche sur le Te Deum de Lully, on se repasse le Tuba Mirum de Berlioz et son Lacrymosa à fond dans sa chambre d’ado. J’ai d’ailleurs découvert, seul, la création du Ring par Chéreau à la télévision. Et c’est sans doute par Wagner que je suis venu à Mahler. Wagner et ses leitmotivs, cette gestion du souvenir en musique, du rappel, de la « ritournelle » (comme dirait Deleuze) qui se répète d’heure en heure au cours d’un même drame… Je tombai donc sur les symphonies de Mahler, qui a une manière de gérer la mémoire de façon toute singulière, faisant déjà de ses recueils de lieder de jeunesse les matrices ou le creuset de ses symphonies, puisant ici ou là des thèmes, les retravaillant… comme Beethoven chercha pendant plusieurs décennies le thème de son Hymne.

Bien sûr, dans le spectaculaire, Mahler se pose là. Je découvrais la 5e et son rondo final pétaradant mais surtout les symphonies chorales : 2e puis 8e, dans une moindre mesure la 3e, mais si singulière avec son renversement de l’ordre beethovénien, s’achevant par un immense adagio orchestral. Et avec Mahler, on découvre les adagios, cette manière de faire lent et majestueux. Et surtout cette tristesse, que d’aucuns diraient « juive », sans doute, avec une certaine évidence. Et par les adagios orchestraux majestueux et tristes de Mahler, je m’ouvrais alors à plus de subtilités… pour enfin me « replier » vers la musique de chambre, tous les quatuors de Beethoven, tardifs, ceux de Nielsen, de Schubert, revenir aux lieders (le Wintereisse, la Bien-Aimée lointaine…).

Mort à Venise de Visconti ne fut donc pas premier chez moi pour la découverte de Mahler. C’est Mahler qui m’amena au film. Mais qu’importait, il était trop tard ; adolescent de la classe moyenne pauvre qui se découvrait à la fois homosexuel et amoureux de la musique romantique allemande (enfin, juive allemande) tout cela au fin fond de la campagne la plus ennuyeuse de France avec la Picardie, l’arrière-pays charentais, il faut dire que je ne facilitais guère ici mon intégration sociale dans un monde hétéronormé, voué à la performance professionnelle et au paraître superficiel de la consommation de masse.

Ce qui me touche aussi et surtout chez Mahler, c’est que j’y vois, j’y entends, surtout, un rapport à la mémoire, et à la mémoire affective à peu près identique à ce que j’ai trouvé plus tard chez Proust. Et le leitmotiv wagnérien, ou malhérien, me semble obéir à peu près aux mêmes motifs que l’anamnèse proustienne. Je reste étonné (et je m’interroge là-dessus dans Le Dernier Sergent d’ailleurs), que Mahler et Proust ne se soient jamais rencontrés, alors que contemporains, et avec une telle parenté, une telle familiarité avec le matériau mémoriel, travaillé en musique d’un côté et en prose romancée de l’autre.

Dernière pierre à cet édifice, il me semble qu’il existe une parenté forte entre Schubert et Mahler, ne serait-ce qu’à travers la gestion du mineur/majeur dans leurs lieders respectifs. Ainsi naquit le triumvirat Schubert-Mahler-Proust que je convoque régulièrement (et immodestement) dans les pages du Dernier Sergent. Nous pourrions ajouter à ce trio la figure de Bach, évidemment, si tant est que Mahler soit une sorte de fils spirituel de Bach et Wagner (en passant par Bruckner, évidemment, mais je ne peux parler de tout en si peu de pages… haha!). Car on peut fort bien s’attendrir sur cette musique que d’aucuns voient comme prétentieuse, ampoulée, de ce romantisme finissant qui gonfle toujours tout le monde (les « artistes » préfèrent toujours les mouvements émergents et rarement les mouvements finissants, chez moi, c’est l’inverse) ; ce serait oublier que la musique de Mahler est extrêmement structurée. Qu’il faut une sacrée dose de génie pour arriver à faire tenir l’unité de symphonies dont les plus courtes font une heure un quart et les plus longues quasi une heure quarante (la 3e). Et la structure, les structures, sont une chose qui me parlent beaucoup – sans doute est-ce le signe extérieur d’un TSA « contrôlé » chez moi. Ayant du mal à gérer mes émotions, j’ai besoin de structures fortes, de rigueur, de cadres. La fugue en est un, la forme sonate un autre. Et lorsqu’on souhaite bâtir de grands édifices, il vaut mieux avoir un plan assez solide à la base afin de pouvoir supporter le lyrisme, l’excès et la longueur. Sans doute Mahler cumule-t-il tous ces avantages.

Guillaume Dustan, sa pensée et ses mots traversent quelques pages du Dernier sergent. Ça a été l’occasion pour moi de retourner voir ses interviews, et de le relire. J’ai retrouvé un extrait de Nicolas Pages que j’avais recopié dans mon journal il y a quelques années : « C’est qu’il n’y a pas trente-six solutions en littérature : soit on invente tout et on s’expose à une relative pauvreté de détail (sauf à réintroduire des petites merdes vécues dans l’histoire inventée) ; soit on raconte sa vie et on s’expose à une relative faiblesse dramatique (sauf à faire des mutants en greffant des événements et des personnages les uns sur les autres). En fait j’ai envie d’être beaucoup plus radical. En littérature, soit c’est soi, soit c’est du bidon. » Alors, en littérature, soit c’est soi, soit c’est du bidon ?

Hmm… je n’irai pas jusque-là ; ou, plutôt, soyons fous, allons au-delà. J’ambitionne précisément de faire coïncider ces deux pôles évoqués par Dustan. En même temps, mon projet n’est pas tout à fait le sien, je pense plutôt « devenir » classique et n’ai qu’assez peu de sentiment révolutionnaire, du moins, pas au sens spectaculaire du terme. Le « soi », chez moi est, lui aussi, plutôt accidentel, comme je l’évoque dès les premières pages de Journal tome 1, invité par Loïc (mon éditeur de l’époque), il m’encouragea à quitter les rivages de la (science)-fiction pour aller vers ses rivages à lui (autobiographiques). Je n’ai fait que répondre à sa « demande » initiale. Certes, cela obéissait à un désir fort, chez moi, de « me » raconter. Mais en 1990-1992, je n’envisageais pas un instant que la bande dessinée fut le médium approprié pour ce projet. Loïc me décilla les yeux avec des œuvres comme celles de Baudoin, Chester Brown, Julie Doucet, Seth, Jean Teulé… Je parle directement de bande dessinée, car il était évident que la littérature était d’ores et déjà plus fournie en exemples à l’époque (Calaferte, Gombrowicz, Woolf, Tarkovski, Guibert…). Je me suis mis à produire avant même que d’être convaincu. Le relatif « succès » des débuts d’Ego comme X fit le reste.

Pour répondre davantage à votre question, pour moi, il n’y a pas que « soi et le reste c’est bidon ». Je vais également renverser l’ordre « bidon », lui, qui consiste à penser que l’autobiographie serait « nombriliste ». Pas du tout. C’est au contraire une humilité. Je n’ai que « moi » sous la main pour avoir un accès à peu près honnête, même pas direct, à une relative authenticité des expériences et des émotions : je vais donc tenter de les décrire et les décrypter. À l’inverse, la plupart des auteurs de fiction ont leur « soi » comme zone aveugle et non questionnée. Ainsi existe-t-il des fictions infiniment plus nombrilistes que les autobiographies qui, elles, au moins, sont obligées de se coltiner avec la lampe-torche braquée sur le « soi ». Impossible de couper à son analyse.

Cependant, je pense que tout est fiction, et que la fiction « imaginaire » (qu’on pourrait opposer à la fictionnalisation autobiographique, puisque cette dernière est une reconstruction artificielle d’un récit, tout autant qu’une fiction imaginaire) a plus que sa place, souveraine, impériale, pour nous construire. On se construit avec les contes de notre enfance. On se construit avec des fables puis avec des « histoires », des récits, qu’ils aient vocation « morale » ou non, qu’importe, on se construit avec le récit. Avec les mythes. Tout est histoire. La prétention à l’accès au Réel passe par une « verbalisation » de son récit inarticulé vécu, donc une fictionnalisation. Donc, pour moi, aucune différence de construction, de plan, de structure, de projets, entre un récit fictionnel et un « récit de vie ». Qu’on en finisse avec cette dichotomie.

En revanche, je suis convaincu que celles et ceux qui ne se coltinent jamais avec le récit de soi s’amputent (souvent hypocritement) d’une capacité d’analyse de leur propre praxis (quel que soit le médium dans lequel iels s’exprimeront). Et, pour ma part, si j’ai commencé éditorialement par l’autobiographie, j’ai toujours voulu faire de la fiction à égalité. Et je ne me suis pas privé dans la période « muette » des vingt ans écoulés, puisque j’ai fait paraître deux récits de science-fiction (Nu-Men, tout seul et Labyrinthus avec Christophe Bec, et quelques autres ouvrages), avec plus ou moins de réussite ou de bonheur (je suis plus satisfait du récit avec Christophe que du mien seul aux manettes, mais c’est un autre débat). Ainsi, je ne sais pas s’il y a « soi et le reste c’est bidon », ce qui est sûr, c’est qu’un auteur ou une autrice qui ne se penche pas, d’une manière ou d’une autre, sur ce qu’il ou elle est, d’où ils viennent, de quelle tribune ils parlent, s’ils n’analysent jamais ce qui les a construits, ne feront que des œuvres médiocres, des produits. Ils ne feront jamais que parler à leur classe et non pas de leur classe.

Venons-en à la question du portrait. Ou plutôt : du visage et de sa représentation. Parce que votre journal est dessiné, l’enjeu de l’écriture de soi est revêtu d’une autre dimension, celle de la monstration des visages. Les prénoms les lieux peuvent être changés ; qu’en est-il d’un visage et de son portrait ? C’est ce qui m’avait frappé dans un de vos précédents livres, lorsque Dominique, dont le narrateur est épris, lui demande : « Pourquoi tu n’as pas directement changé ma tête pour éviter tous ces problèmes… » Et d’un coup, une bande noire vient barrer le regard. Des yeux maintenant biffés — des données confidentielles d’un rapport de police. L’être aimé devient : anonyme. On pourrait dire : n’importe qui. Tout change si le visage dessiné ne représente plus le visage réel ?

Je vais tout d’abord apporter un correctif, et pas des moindres. Ce correctif vise la première partie de votre question : « Parce que votre journal est dessiné, l’enjeu de l’écriture de soi est revêtu d’une autre dimension ». Sans vouloir préjuger ni de vos intentions ni de votre habitus, je préfère d’emblée préciser : mon travail n’est pas « revêtu d’une autre dimension ». Dans cette formule, on pourrait imaginer que l’écriture, la littérature, les mots, seraient premiers et organiquement l’essence même du récit et de l’autobiographie en particulier. Même si ce n’est pas le sens de votre phrase, j’en profite toutefois pour le préciser ici. Simplement parce que trop souvent on « juge » la bande dessinée comme marginale, illégitime, hybride, multimédia, un peu bâtarde. Or, pour moi, il n’y a pas d’un côté « mon » récit dont l’essence serait littéraire (même si j’écris beaucoup, même si certains me jugent verbeux, voire « ampoulé » comme le jugea de manière très surplombante, voire paternaliste, le sémillant Thierry Groensteen encore récemment) et à laquelle s’ajouterait la dimension iconographique (voire idolâtre), donc l’illustration, comme un décor, une décoration. Encore une fois, je pense que ce n’est pas le sens de votre phrase mais je profite d’elle pour le préciser.

Pour moi le dessin est premier. Précisément. Pour moi, cette autobiographie procède précisément du portrait comme premier, du portrait peint ou dessiné, montré. Déjà, en première instance, cela peut répondre à la dimension essentielle, voire essentialiste, du portrait, et du portrait premier degré, « sans prendre de modèles-acteurs pour jouer un rôle », des gens qui m’entourent. Alors, évidemment, des figures secondaires, je ne cherche pas à être fidèle à leur représentation. Certaines figures n’obéissent d’ailleurs qu’à des « fonctions », comme la figure du « prof de philo à écharpe » des premières pages du Dernier Sergent (qui occupe à peu près la même fonction que le « prof » du tome 3 d’ailleurs), comme pas mal de figures du bar gay de la ville-qui-n’est-pas-nommée, là aussi. Mais s’agissant des personnes les plus proches de moi et, d’autant, celle du Dernier Sergent, il était impossible de les « déguiser », de les changer, de prendre quelque autre « modèle ». Parce que c’est le portrait qui est premier chez moi. Pas le « récit ». Le « récit » procède de ce que m’évoque et produit chez moi le portrait (de mes amis, des amants inaccessibles).

La question n’a d’ailleurs aucun sens quand nombre de (non-)lecteurs me disent, m’ont dit, m’ont « injoncté » à « prendre des modèles » (acteurs) à la place des « vrais » modèles, ils ne font que répondre de leur propre chaise et chaire : sans doute cela ne changerait rien pour eux. Eh bien, qu’ils fassent de l’autobiographie de leur côté ! Rien ne les en empêche. Sauf que s’ils décident de me lire, il va falloir qu’ils acceptent ce deal de départ : la plupart des figures (ce sont des personnes réelles, donc pas des « personnages » mais des « figures ») sont la représentation des personnes réelles derrière. Sinon, je ne vois aucun intérêt à « produire » ce travail. Puisque, encore une fois, c’est ce travail de portrait qui est premier.

J’évacue totalement ici la question du droit à l’image, car c’est une question juridique et non une question esthétique. Et pour devancer l’objection (totalement idiote) que me fit l’avocat d’un agresseur, qui me fit sombrer dans ma dépression des années 2008 à 2015 au mot « esthétique », l’entendant (par malveillance ou bêtise) comme « joli », je réponds : non. Non, Coco-bel-œil, ce n’est pas « esthétique » au sens de « joli », c’est « esthétique » au sens où on l’entend en philosophie, que ce soit chez Hegel, Kant ou quiconque : esthétique au sens « travail sur la forme », au sens « structure d’un discours sur la forme ». Soit, l’essence même du travail artistique, d’où le surtitre global de mon travail autobiographique, d’ailleurs : Esthétique des Brutes. Cette question de suite évacuée, je réponds.

Comme il est difficile, voire impossible d’expliquer à nombre de mal-comprenants la nécessité organique absolue de dessiner les « vraies » personnes, j’ai trouvé la métaphore suivante : voyez la Jeune Fille à la Perle, de Vermeer, ou la Princesse Anne de Clèves d’Holbein. Regardons ensemble l’aspect sublime de ces tableaux, de ces portraits peints, ou dessinés. Voyez Berthe Morrisot peinte par Manet. N’importe quel portrait peint ou dessiné. Mais restons sur La Jeune Fille à la Perle : tout y est, la fragilité, le charme, ce cou de girafon, ce mouvement de la tête, la lumière nimbant le visage frêle et nacré, une certaine assurance, malgré tout, dans ce visage, relativement confiant en ses propres effets malgré la légèreté et la vibration fragile du caractère. Maintenant, pour des raisons de « droit à l’image » : changez le visage et refaite la peinture. Mais gardez la même puissance, bien entendu…

On voit de suite la stupidité totale de l’injonction (« changer le visage des modèles ») dès que l’on cause peinture de Maître. J’émets l’hypothèse que la naïveté (pour le moins) de la question qui m’est si souvent posée (je ne dis évidemment pas la vôtre puisque nous discutons, avec une forte propension pour son affirmation, de la pertinence des « vrais » modèles) est liée au préjugé persistant qui entache le médium bande dessinée. Préjugé à plusieurs niveaux. Le premier est celui qui plombe le médium lui-même : la bande dessinée souffre et souffrira toujours d’être jugée comme moindre, secondaire, mineure. Mais le second préjugé est plus douloureux, plus violent, car interne au médium : cette considération visant à subsumer sans questionnements préalables, de manière « naturelle », la bande dessinée à sa « trame narrative » ou dramaturgique, donc à la voir encore comme un story-board de film, et donc à imaginer que les « personnages » peuvent être interchangeables avec n’importe quel « acteur » ou « actrice », qu’il n’y aurait rien d’organique entre la représentation du modèle et le récit lui-même. Mais surtout, tant qu’à faire, que « changer le visage » se ferait avec le même claquement de doigts que de changer un mot.

Cette idée qu’un dessin vaudrait un mot, qu’un dessin vaudrait son dénoté écrit. Je sais que l’IA qui vient de débarquer nous fait croire qu’un « prompt » vaut l’illustration que l’algorithme génère, et que cette nouvelle magie entérine l’idée que le dessin, la peinture, ne sont absolument rien d’autre qu’un « rêve qu’on a dans la tête » que quelques capacités techniques d’artistes n’auraient plus qu’à coucher sur toile ou papier. Mais c’est faux. C’est non seulement une illusion mais un mensonge. Et l’IA ne fait que valider cette idée que la réalisation d’une image, d’un dessin, d’une peinture ne serait rien face à « l’idée » de cette peinture, ce dessin, cette image. Que ce ne serait qu’un détail technique sans intérêt. C’est faux. C’est sa réalisation qui fait l’œuvre. C’est la praxis et le geste, intimement liés au choix de départ de l’artiste qui fait sa chair. Tant qu’elle n’est qu’une idée dans le crâne, qu’un « rêve », elle n’est rien. Or, je le rappelle, le portrait, chez moi et pour ce type de récit, est premier. De nouveau, si Vermeer n’avait pas eu le modèle de La Jeune Fille à la Perle, soit il n’aurait rien peint, soit il aurait peint quelqu’une d’autre, et fatalement autrement.

Ajoutons que « changer un visage » ou, plus génériquement, modifier un dessin (pour quelque raison que ce soit), ce n’est pas formellement aussi simple que de décider d’écrire « sur le motif » une autobiographie, pour en avoir le jus et la chair puis, pour des raisons légalistes et de publications, changer tous les noms et prénoms des « figures ». On ne modifie pas un dessin comme on va taper dans la barre de recherche de son document Word les noms à changer, saisir un nom fictif et taper « modifier ». Soyons sérieux. À son médium ses spécificités. Et le dessin, c’est organique. Chaque personne qui ose me sortir cette ânerie avec la frivolité et la légèreté d’un moucheron à la paupière d’une vache ne se rend pas compte qu’elle risque de se faire éclater d’un coup de museau ou de sabot.

C’est ici aussi que je pose que mon travail est alors plus un travail de portrait et de portraitiste que d’autoportrait (encore une fois, je n’ai que moi sous la main pour partir d’un focus, mais moi, de fait, je m’estime assez interchangeable, c’est d’ailleurs pour ça que je « maltraite » souvent ma propre représentation, bien avant que d’avoir une « mauvaise image » de moi-même ou de mon corps : narrativement, je suis la zone aveugle, et je me dessine par défaut). Ainsi, je réponds à votre question : oui, tout change si le visage dessiné ne représente plus le visage réel. Stéphane n’est pas Dominique et Dominique n’est pas Antoine. Ils ont chacun un visage et chacun un caractère. Non, ils ne sont ni interchangeables à trois ni interchangeables avec un « modèle » quelconque. La question de l’autoportrait occulte totalement la question du portrait ici. Or, il me paraît capital de voir et de comprendre la différence entre Antoine, Dominique et Stéphane. Ce ne sont pas des « fonctions ». Ce ne sont pas des objets. Ce ne sont pas des lignes de prompts interchangeables qui pourraient coller, tels des acteurs, aux sentiments qu’ils génèrent chez le narrateur. L’amour pour Stéphane ne fut pas le même que celui pour Dominique et moins encore pour Antoine. Si j’avais dû dessiner d’autres personnes et les interchanger de ce claquement magique de doigt ou d’IA pour coller artificiellement d’autres visages, inventés ou « d’acteurs » (modèles) artificiels, je n’aurais non seulement pas ressenti ce que j’ai ressenti mais moins encore produit les mêmes récits. Et je reste convaincu que lire ces récits ne produirait pas les mêmes émotions si les figures n’étaient pas celles que j’ai imposées, par-dessus la légalité même et les autorisations des sus-dessinés (autorisation que j’ai obtenue explicitement de la part d’Antoine, d’ailleurs, ce qui est mentionné dans l’ours du livre. Et, là aussi, ce livre et ses suites ne seraient pas ce qu’il est et ce qu’ils seront sans cette autorisation. Elle est consubstantielle au récit. Mais de la même manière que le refus implicite de Dominique génère et sous-tend le récit de Journal 3. Il y a Journal 3, parce qu’il y a refus de sa figure principale d’y être représentée, même s’il s’y est « fait » par la suite). Personnellement, je reste sidéré que pas mal de lecteur·ices s’imaginent que ça ne changerait rien si les visages étaient changés…

J’ai réécouté à nouveau des interventions de Christine Angot à la radio, ou à la télévision. J’ai noté ces phrases qu’elle a dites le 16 septembre 2006 sur le plateau d’On n’est pas couché : « La politesse, les usages… toutes ces choses-là très utiles en société et très nécessaires, ce n’est pas le lieu de l’écriture. Le livre est le seul endroit où on peut dire les choses comme elles sont. » Voilà encore des propos de Christine Angot qui me parlent, et auxquels j’adhère, si je puis dire. Là où on peut tout dire, dire les choses comme elles sont : voilà le lieu de l’écriture. Certaines paroles dérangent quand elles sortent de la sphère privée, « intime » — surtout lorsqu’elles sont prononcées par des personnes qu’on n’a pas l’habitude d’entendre, ou des personnes qui n’ont pas été autorisées à ce dévoilement. « Se mettre dans l’écriture, c’est prendre le pouvoir », dit Philippe Lejeune dans Écrire sa vie. Quelques auteurs s’auto-autorisent à se servir de leur vie pour (s’)écrire ; souvent on leur tombe dessus ; souvent, les mêmes leur tombent dessus. À un moment donné, est-ce qu’il a fallu vous auto-autoriser à dessiner ? Par quoi en êtes-vous passé alors ?

C’est pertinent que vous citiez Angot. Je me souviens surtout de son petit ouvrage L’Usage de la vie, version augmentée aux éditions Mille et une Nuits (superbe édition) et de ses mots, peut-être ailleurs, peut-être dans L’Inceste. Je cite de mémoire : « je ne fais pas une merde de témoignage. » Derrière l’apparente vulgarité du propos et même ce que des esprits malveillants seraient tenter de réduire, au fait qu’un « témoignage » serait fatalement « de merde », soit « chier » sur la parole des personnes qui se « contenteraient » de « témoigner » (donc de raconter une anecdote, voire un évènement traumatique), Angot dit une chose simple : elle écrit. Au sens fort, quitte à être prétentieux·se, de « faire littérature ».

On peut bien écrire sur le matériau de la vie, son « usage », ici, est d’être précisément traité comme d’un pur matériau, matière première, voire instrument. Rien de plus, rien de moins. Bien entendu, lorsque l’on travaille sur le « matériau » « vie » (d’autres élargiront à « Réel »), il ne s’agit pas d’en faire n’importe quoi… et chacun·e aura sa ligne éthique. Angot en a une, moi aussi. On ne « témoigne » pas en écrivant ou dessinant sur ou à partir de la vie. Du moins, pas seulement. S’il s’agissait de seulement « témoigner », alors soit le commissariat de Police soit le banc du psy seraient largement suffisants. Ce sont les lieux du « témoignage ». Ou l’oreille amie, pour des choses moins plaidables en Justice, ou qui requièrent une écoute voire un conseil. Or, écrire, dessiner, filmer, sculpter, peindre sur ou à partir de la vie ne demandent ni ne requierent de « conseils » attendus, d’aide, de soins ou de réparations. Il y a l’intention esthétique. Et, encore une fois, pas dans le sens de « faire joli » mais bien de travail de et sur la forme. Avec le choix d’un médium, déjà (littérature, peinture, cinéma, installations, danse, chant ou bande dessinée) puis le choix précis d’une grammaire, d’un cadre, d’un process, de matériaux. Nous effectuons un travail. Dans tous les sens du terme. Et il y a quand même un but et des enjeux : le ou un public. Et ce public est circonscrit au médium utilisé. Le livre vise des lecteurs, la musique des auditeurs, le cinéma des spectateurs. Il y a un public, des publics, ciblés. Et donc le choix d’un vocabulaire, d’un langage, d’une grammaire, de formes. Le mot « medium », d’ailleurs, a un sens, ou plusieurs. Il s’agit entre autres de s’adresser à un public putatif via une forme, donc via une médiateté (et non l’immédiateté du témoignage), la forme comme intermédiaire. Quelque chose de la magie ou du vaudou s’opère. Il y a de l’incantation aussi. Cela rejoint tout à fait les mots que vous citez de Lejeune, d’ailleurs (et c’est amusant, je le cite dans la Postface des Journaux 1 et 2 dans leur nouvelle édition chez Delcourt — peut-être cela ne vous a-t-il pas échappé) : « prendre le pouvoir ». La question de « l’intime », d’ailleurs, est totalement superflue. Nous n’allons pas rejouer ce match et les ponts-aux-âmes de la « littérature extime » puisque publiée.

Faire œuvre, c’est reprendre le pouvoir. Sur soi, sur les autres aussi. Alors, attention, la ligne éthique, du moins celle que j’ai choisie, n’est pas de simplement « prendre le pouvoir » pour le plaisir de dominer, d’écraser, d’être maître et possesseur de quoi que ce soit mais, par-delà le « témoignage », c’est prendre le pouvoir sur les discriminations ou les humiliations subies. La Justice, pour les choses graves (viol, inceste, agressions…) ne suffit pas, parfois, souvent. Ou parfois, les affaires sont trop anciennes ou difficilement « plaidables » (toxicité familiale, abus professionnels, vieille plaie d’enfance…), là est la place première du « témoignage ». Mais faire œuvre, c’est aussi simplement vouloir transformer le plomb en or. Aussi simplement que ça. Ou construire une cathédrale sublime sur des ruines ou des cadavres de placard. On est au-delà de la simple psychanalyse (qui ne regarde que le patient, dans son « intimité », et son « vivre avec » après le trauma), bien au-delà. On est par-dessus, au-dessus, on englobe. Témoignages, psychanalyses, dépôt de plaintes (dans les pires cas) ne sont eux-mêmes que des matériaux à ce stade, pierres, briques, huiles, vitraux, clavier, pour se transformer en or.

De surcroît, faire œuvre n’attend pas de retour. Non qu’il faille, là aussi, s’abandonner à la sirène du « dès que le livre a paru, il ne nous appartient plus ». Pas question. Et il ne s’agit pas de possession ou d’appartenance : il est hors de question que l’on dise n’importe quoi de mes livres sous prétexte que, parus, ils ne « m’appartiendraient » plus. Tout comme le « lire entre les lignes » qui est tout aussi agaçant à entendre. Lisons déjà les lignes avant de prétendre lire entre.

De toute façon, si l’on faisait des livres en espérant transformer le réel, ne serait-ce que le réel dont on se serait servi pour écrire, se « venger » en quelque sorte, ou espérer « réparation » de nos « agresseurs » (parents toxiques, traitres en amitié, amants ou compagnes frivoles, enfants ingrats, patrons odieux, voisins idiots) ce serait un très mauvais calcul. La seule réparation est dans l’acte même d’œuvre. Bon sang, nous mettons tellement de temps à faire un livre, à le travailler, à le corriger, à lui donner forme et corps… on se fiche pas mal de ce que les « concernés » auraient à en dire ! Qu’ils fassent des livres eux-mêmes s’ils ont quelque chose à dire.

C’est pour cela que, personnellement, je n’attends pas qu’on me « parle » de mes livres, qu’on me fasse « des retours ». Pas plus les personnes « concernées » par ce que je raconte, qu’elles se remettent en question toutes seules, ça nous fera des vacances, que les lecteurs lambda. Mes livres sont un point final, pas un commencement (pour le lecteur, si ça lui chante, mais qu’il garde ses émotions pour lui, la parabole du bon Samaritain est celle-là même : on n’attend pas un retour sur investissement intime, que cet or brille dans d’autres mains), c’est pour clore les débats et les discussions, certainement pas pour les ouvrir.

On est alors bien au-delà de « l’auto-autorisation ». De toute façon, il vaut mieux demander pardon que la permission. Si l’on devait demander l’avis de toutes les personnes « concernées » par nos ouvrages (puisque nous parlons ici d’œuvres prenant le Réel ou la « vie » comme matériau), nous ne serions pas sortis du sable. Les « autorisations » juridiquement demandées pour figurer dans tel ou tel ouvrage sont quasiment impossibles à obtenir : soit ce sont des amis et le simple fait de leur demander leur avis entache immédiatement le travail d’un soupçon – sans compter que l’œuvre souffre aussi du principe d’indétermination d’Eisenberg : demander un avis et c’est déjà modifier le matériau. Quant aux personnes avec qui l’on serait en conflit, il va sans dire qu’il est impossible d’avoir leur assentiment. Ainsi, la fameuse « écriture de soi » est une aporie. Si l’on veut faire les choses « dans les règles » et demander les autorisations de tout le monde, soit on se condamne à ne rien faire, au final (les autorisations de chacun étant trop instables, trop sujettes aux caprices de leurs auteurs), soit à édulcorer à un tel degré que cela revient à faire purement et simplement de la fiction quand la fictionnalisation même du Réel est déjà une tannée dans sa forme chimiquement pure (celle que j’essaie d’approcher au plus près).

Aussi, pour répondre plus concrètement à votre question : je ne demande d’autorisations que cosmétiques, et je « m’empêche » beaucoup, malgré ce qu’on en voit dans mes pages, afin d’éviter les problèmes. Ici comme avec le VIH, si l’on ne souhaite pas vivre dans l’abstinence la plus complète, tout est une tactique de « réduction des risques », sans aucune garantie. Et de toute façon, comme vous dites, quoi que l’on fasse, que l’on écrive, chante, filme ou dessine, ce seront toujours les mêmes qui nous tomberont dessus. Donc, autant être le plus honnête possible avec soi-même. Mais comme je ne parle pas « d’intime », cela me concerne assez peu.

Fabrice Neaud, Le Dernier sergent : les guerres immobiles, préface de Didier Lestrade, éditions Delcourt, 2023, 424 pages, 34,95 €.

Merci à Fabrice Neaud pour l’exigence de ses réponses et le temps qu’il m’a accordé pour cet entretien ; à Mathieu Poulhalec pour la mise en relation ; à Antonin Crenn, sa force de persuasion tranquille et la certitude intelligente de ses conseils, sans lesquels je n’aurais pas connu l’œuvre de Fabrice Neaud, au bon moment (le plus tôt aurait été le mieux, sans doute).