Lullaby for Scavengers : le requiem fantastique d’un drôle d’asticot

Lullaby for Scavengers © TNG

On nous avait un peu prévenus ( la performance de Kim Noble est déconseillée aux moins de 18 ans) mais nul ne pouvait s’attendre à l’expérience foutraque, dégoûtante, réjouissante, intelligente et radicale que propose Kim Noble dans ce seul en scène inédit qui donne à voir et à entendre des larves, des renards empaillés et un écureuil articulé, entre autres.

Dans une très grande fantaisie macabre, Kim Noble s’essaie à toutes les pratiques .Du montage vidéo au marionnettisme en passant par le bricolage et l’animation, il ne s’interdit rien et touche résolument à tout, surtout à ce que nous ne voudrions surtout pas toucher : les asticots qui grouillent, les excréments qui puent, les charognes qui nous révulsent, les vieux qu’on évite de regarder, les fous qu’on n’écoute pas et les écureuils gris qu’on décime pour laisser la part belle aux écureuils rouges, les préférés des européens, parait-il ! Kim Noble donne donc la parole à une victime de ce génocide invisible et en fait le protagoniste énervé de son show.

Seul autre animal vivant sur le plateau, l’asticot est un des alter ego du performer : il en sort plusieurs de sa besace, les appelle « ma fille » et leur offre des séances privées de cinéma en vue de parfaire leur éducation. Il les promène avec lui, sur le pare-brise de sa voiture, sur le plateau ou dans le public à qui il essaie de faire adopter un de ses petits organismes vivants réduits à sa plus simple expression. Il en parsème même les salades industrielles qu‘il commande dans diverses chaines de restauration, et se réjouit de collectionner ensuite les bons d’achat compensant chacune de ses réclamations. L’asticot à l’attaque du système capitaliste ? Ce pourrait être une des lignes directrices de cette proposition qui refuse les conventions et s’intéresse avant tout à l’envers du décor : à la nuit plus qu’au jour, au fond du trou plus qu’à la surface des choses, à l’homme de ménage plus qu’aux employés de banque, au fou qui habite dans la rue plus qu’à l’homme rangé qui la traverse.

Lullaby for Scavengers © TNG

Ce spectacle est fait de la vraie vie : la vidéo garde trace des multiples expériences hors plateau menées jusqu’à leur terme avec obstination par Kim Noble lui-même, tour à tour homme de ménage, artiste perché ou dénicheur de renardeaux. Il est fait aussi de la vraie mort. L’homme qui débusque les renards dans les rues sombres de Londres, abandonnée la nuit par la faune urbaine, dévoile comment cet espace qu’on croyait domestiqué se peuple de charognes abandonnées dans des caniveaux ou au bord des stations-service. Charogne que nulle entreprise de pompes funèbres ne veut prendre en charge et qu il faut donc rendre à la nature qui défait sous nos yeux « tout ce qu’en semble elle avait joint ». Pour cette poésie de la décomposition, au pense à Baudelaire bien sûr mais aussi au Peter Greenaway de Zoo, que fascinait la putréfaction des organismes vivants. Lullaby renoue avec cet art baroque de la vanité en le dépouillant résolument de tout apparat esthétisant. Rendue à elle-même, la chair n’est pas triste mais éloquente, mouvante, désopilante. Variation multimédia sur la vanité, cette berceuse pour charognards convoque tous les supports pour rendre sensible la fragilité du vivant et nécessaire le retour à une humilité de l’espèce dominante.

Capture d’écran Lullaby for Scavengers © TNG

C’est fou, c’est drôle, c’est sale, ça part dans plusieurs sens et pourtant ça revient sur des questions essentielles , fondamentales. Quel est le plus sauvage du renard des villes ou du bureaucrate autiste ? Quel rapport entretenons-nous avec ce qui nous précède et ce qui va nous suivre ? En faisant de la larve qui se nourrit du cadavre, sa « fille », le performer revisite le cycle de la vie et déborde sa linéarité. En filmant ses parents, son père agonisant et sa mère vieillissante, il rapproche et approfondit son rapport à la filiation. Question qu’il interroge aussi dans le champ artistique puisqu’un hommage explicite est rendu à Joseph Beuys, père de la performance qui s’enferma trois jours avec un loup sauvage. Dès lors, la drolatique quête des renardeaux orphelins supposés d’un renard mort trouvé par hasard, devient une mission existentielle et il n’est sans doute pas gratuit si l’appareil à attirer les renards est relié par une ficelle à un… testicule du performer. L’origine de la vie prend ainsi un nouveau visage. C’est burlesque, c’est absurde, c’est de l’humour anglais, de l’humour tout court. Ça secoue plus que ça berce.

Une rapide recherche nous apprend que Kim Noble est un performer connu au Royaume-Uni où il a remporté d’officiels succès avec un duo burlesque télévisé au début des années 2000, « Silver and Noble ». Lullaby constitue le troisième volet de son aventure solitaire consacrée, lit-on, à l’amitié et à la solitude. Quelques dates hors Royaume Uni sont programmées, courez-y !

Lullaby for Scavengers, spectacle en anglais surtitré en français
De et avec Kim Noble Dramaturgie Pol Heyvaert Technique Koen Goossens, Korneel Coessens, Seppe Brouckaert, Saul Mombaerts et Squirrel Musique DEEWEE. Crédits photos © TNG. Plus d’infos ici.

  • Au TNG le 23 et 24 janvier 2024 à Lyon
  • Aux Halles de Schaerbeek les 31 janvier et 1 février à Bruxelles