Quand Louis Aragon faisait entrer l’infini (Une vague de rêves)

Dans la famille des identités multiples de Louis Aragon, demandez le surréaliste. Nous sommes en 1924, et en enjambant un siècle, vous avez fait une très bonne pioche : malgré un discours noir et déséspéré auprès de ses amis, le jeune écrivain (né en 1897) se tient dans la période la plus prolixe de son œuvre. Il écrit alors des centaines de pages étourdissantes qui vont aboutir aux joyaux Le paysan de Paris et La Défense de l’infini.

Au risque de heurter les sensibilités classiques et politiques qui ont tendance à s’accaparer le corpus de l’écrivain, l’évidence est là, texte sur table : en lisant Une vague de rêves, qui paraît dans une excellente édition chez Seghers, vous entrez dans le premier élan foudroyant du 20ème siècle littéraire, au coeur des années les plus puissamment inspirées de l’œuvre d’Aragon. Ces pages parues en octobre 1924 dans le numéro 2 de la revue Commerce composent une étonnante face B du Manifeste du Surréalisme. Marie-Thérèse Eychard rappelle en postface cette lettre d’André Breton à sa femme, datée du 17 juin de la même année : « Soupault, Aragon et moi nous allons peut-être écrire en collaboration une sorte de manifeste de nos idées communes en ce moment. Texte d’une quinzaine de pages sur lequel nous demanderons à nos amis de s’exprimer.»

Mais ce sont finalement deux manifestes qui voient le jour, indiquant déjà deux trajectoires différentes. Cependant, le saut initial est aussi sulfureux pour Breton que pour Aragon, tant  il leur semble absolument nécessaire de reprendre à zéro la façon d’envisager l’art et la littérature en les enroulant dans l’existence concrète. Une vague de rêves initie ce risque propre que prend authentiquement celui qui se met sérieusement à écrire et penser. Le calme, c’était avant :

À ce point en tout cas commence la pensée; qui n’est aucunement ce jeu de glaces où plusieurs excellent, sans danger. Si l’on a éprouvé fût-ce une fois ce vertige, il semble impossible d’accepter encore les idées machinales à quoi se résume aujourd’hui presque chaque entreprise de l’homme. Et toute sa tranquillité.

Aragon sort de la demeure du bas étage du monde et vise la lumière. C’est un miracle, son style se forme dans le même mouvement. « J’ai vécu dans l’ombre d’une grande bâtisse blanche ornée de drapeaux et de clameurs. Il ne m’était pas permis de m’échapper de ce château, la Société, et ceux qui montaient le perron faisaient sur le paillasson un affreux nuage de poussière. Patrie, honneur, religion, bonté, il était difficile de se reconnaître au milieu de ces vocables sans nombre qu’ils jettent à tort et à travers aux échos. Pourtant avec lenteur je démêlai leurs plus fermes croyances. Elles se réduisent à bien peu. » Vous êtes stupéfaits, comment Aragon a-t-il pu ensuite laisser se désagréger, se tasser l’ampleur d’une inspiration d’avant garde si ciselée et s’acoquiner avec la Société en siégeant trente ans au Parti Communiste ? Le repli toujours inattendu du destin, assurément.

Mais au-delà du sens réfractaire inouï que déploient ces quelques pages méconnues, Une vague de rêves enchante par un name-dropping fou, qui dessine en grand l’arc de la pensée du début du siècle, que ses amis sont en train de tout simplement fonder : « Saint-Pol Roux, Raymond Roussel, Philippe Daudet, Germaine Berton, Saint-John Perse, Pablo Picasso, Georges De Chirico, Pierre Reverdy, Jacques Vaché, Léon-Paul Fargue, Sigmund Freud, vos portraits sont accrochés aux parois de la chambre du rêve, vous êtes les présidents de la République du rêve. » Devant un tel casting, impossible de s’abstenir, non ? Élection directe au doigt levé…

Ailleurs – le texte bondissant sans cesse – Aragon apparaît plus précis et technique, comme Breton le sera quelques mois plus tard lorsque paraîtra le Manifeste du Surréalisme, expliquant que « (…) l’essence des choses n’est aucunement liée à leur réalité, qu’il y a d’autres rapports que le réel que l’esprit peut saisir, et qui sont aussi premiers, comme le hasard, l’illusion, le fantastique, le rêve. Ces diverses espèces sont réunies et conciliées dans un genre, qui est la surréalité. » Tout commence bien par le rêve, par l’appel de sa matière mentale de houle, qui déferle inexorablement. « Je rêve d’un long rêve où chacun rêverait. Je ne sais ce que va devenir cette nouvelle entreprise de songes. Je rêve sur le bord du monde et de la nuit. (…) Qui est là? Ah très bien : faites entrer l’infini. »

Louis Aragon, Une vague de rêves, Éditions Seghers, 18 janvier 2024, 72 pages, 11€.