ON A

On a beaucoup.

On a des cheveux, un crâne, un cerveau, un visage, des yeux (deux), des oreilles (deux), une bouche, des bras (deux), terminés par des mains (deux) et leurs doigts (dix), on a un sexe, un dos, des fesses (deux), un anus, on a des jambes (deux), terminés par des pieds (deux) et leurs doigts (dix).

Le tout, notre corps.

On a un corps.

C’est beaucoup.

On a des cheveux, des milliers et des milliers. Ils poussent, ils tombent, et ils repoussent. Combien dans une vie ? Leur nombre est incalculable.

On a des milliers et des milliers de cheveux.

C’est beaucoup.

On a un crâne, nous les crâniates, à l’intérieur le cerveau.

On a un cerveau.

Tout vient de notre cerveau, c’est notre principal organe, tout vient de cette masse nerveuse, de ces milliards de cellules, tout vient de cet amas de substances gluantes, de ce kilo et demi poisseux.

Quand on aime et qu’on caresse des cheveux, ça vient de notre cerveau. Quand on déteste et qu’on coupe, rase des cheveux, ça vient de notre cerveau.

Ces mots que vous lisez, ça vient de lui. Si je veux vous baiser, ou bien vous tuer, vous massacrer, ça vient de lui. Si je dis « c’est beau », ça vient de lui. Si je dis « c’est laid », ça vient de lui. Il ne nous lâche jamais. C’est notre maître.

On a un cerveau.

C’est beaucoup.

On a un visage. Il change. On a un visage de bébé, puis d’enfant, d’adolescent, de jeune, d’adulte, enfin de vieux.

Il change jour après jour, on ne s’en rend pas compte. On a mille et plus visages. On croit qu’on n’a qu’un seul visage, mais on en a mille et plus.

C’est beaucoup.

On a beaucoup de visages.

On a des yeux. On a un œil plus un œil. On a deux yeux. On voit tout avec ces deux yeux, enfin ce qu’on peut voir, ce que nos yeux peuvent voir, c’est tout pour nous.

Quand je vois mon visage dans la glace, ce sont eux qui voient.

Quand je vois que je caresse des cheveux, ce sont eux qui voient.

Quand je vois que je coupe, rase des cheveux, ce sont eux qui voient.

Quand je vois ces mots que vous lisez, ce sont eux qui voient.

Quand je me vois vous baiser, ce sont eux qui voient.

Quand je me vois vous tuer, vous massacrer, ce sont eux qui voient.

Toujours eux, tout ce que nous voyons toujours eux. Le ciel, le soleil, eux. La pluie, la neige, eux. La mer, la forêt, la montagne, eux. Le chemin, la route, eux. La ville et ses rues, eux. Vous, nous, nous tous, eux. La lumière et l’obscurité, eux.

On a deux yeux.

C’est beaucoup.

On a des oreilles, nous les vertébrés, une de chaque côté, deux. Elles captent les sons, elles les envoient dans le cerveau, et on entend.

C’est fou ce qu’on entend, on passe notre temps à entendre.

Quand je caresse des cheveux, j’entends la caresse.

Quand je coupe, rase des cheveux, j’entends la coupe.

Quand je lis à voix haute ces mots, quand vous lisez à voix haute ces mots, je les entends, vous les entendez.

Quand je vous baise, j’entends nos gémissements et cris, vous les entendez.

Quand je vous tue, vous massacre, j’entends vos gémissements et cris, vous les entendez.

Quand je dis « c’est beau », j’entends « c’est beau ».

Quand je dis « c’est laid », j’entends « c’est laid ».

C’est fou ce que les oreilles entendent, les sons qu’elles entendent, ils peuvent être hauts, bas, clairs, sourds, aigus, graves, pleins, creux, forts, faibles, joyeux, lugubres, doux, harmonieux, discordants, bruyants, éclatants, retentissants, etc., etc., elles les entendent. Elles entendent tout. Elles entendent même le silence. Elles s’entendent même entendre

On a des oreilles, une de chaque côté, deux.

C’est beaucoup.

On a une bouche, avec ses lèvres, sa langue et ses dents.

2 lèvres, 1 langue, 32 dents : 35.

On y met toutes sortes de nourritures, qui après mastication – la langue et les dents s’en chargent – passent dans le corps. On y met aussi toutes sortes de liquides. Avec la bouche, on avale, on avale, avec la bouche, on boit, on boit, dans une vie des tonnes et des tonnes, des milliers et des milliers de litres.

De la bouche sortent les mots. Une infinité de mots, dans une vie une infinité de mots. On ne les voit pas, mais les mots qui sortent de notre bouche nous prolongent, nous entourent, comme un nuage. Et tous nos nuages de mots, nos milliards de nuages de mots, se mêlent en un seul nuage. Notre atmosphère invisible.

Notre bouche peut aussi cracher. Alors je peux couper, raser des cheveux, alors je peux vous tuer, vous massacrer, et votre bouche gémit et crie.

Notre bouche peut aussi embrasser, ses lèvres et sa langue peuvent aussi embrasser. Alors je peux caresser des cheveux, alors je peux vous baiser, et nos bouches gémissent et crient.

Ces nourritures, ces liquides, ces mots, ces nuages de mots, ces crachats, ces baisers, ces gémissements et ces cris, c’est beaucoup.

On a une bouche.

C’est beaucoup.

On a des bras, terminés par des mains, avec leurs doigts.

2 bras, 2 mains, 20 doigts : 24.

On bat des bras, devant, derrière, en haut, en bas, à droite, à gauche, on porte dans ses bras, sur ses bras, sous ses bras, à bout de bras, on tend les bras, on prend dans ses bras, on serre dans ses bras, on est habile des bras.

Apothéose des bras : les mains, nos mains, avec leurs doigts, nos doigts.

Chaque main : 27 os, 36 muscles, trois nerfs, deux artères, et les veines, et les tendons.

Il faut tout cela pour chaque main. Tout cela, pour qu’il y a 40 000 ans, on les peigne sur les parois des grottes, premières peintures, leurs empreintes, positives ou négatives. Nos mains, quand elles ont voulu peindre, ont peint nos mains, se sont rendues hommage, ou bien est-ce le contraire, elles avaient si peur d’elles-mêmes, de ce qu’elles se savaient capables de commettre, qu’elles se sont séparées de leurs bras, pour se projeter sur les parois des grottes, dans l’obscurité, loin d’elles-mêmes. Nul ne le sait, restent les empreintes, positives ou négatives.

Nos mains peuvent en effet aimer, mais aussi haïr, être douces, mais aussi violentes. Elles peuvent caresser des cheveux, mais aussi les couper, les raser, elles peuvent écrire ces mots, mais aussi les raturer, elles peuvent être tendre quand je vous baise, mais aussi vous tuer, vous massacrer.  Elles peuvent être belles, elles peuvent être laides.

Avec les mains on touche, on touche les visages, les crânes, les yeux – en faisant attention, les oreilles, les bouches, les mains, les doigts, les mains touchent les mains, les doigts touchent les doigts, les mains peuvent entrer dans le corps et toucher, toucher l’intérieur du corps, l’intérieur du cerveau, ses substances gluantes, sa matière grise, sa matière blanche, elles peuvent toucher les os, les tendons, les muscles, les nerfs, les artères, les veines.

Les mains peuvent toucher ce que l’on mange et ce que l’on boit. Elles peuvent toucher le ciel, la mer, la forêt, la montagne, la pluie et la neige. Elles peuvent toucher la terre des chemins, le bitume des routes, la pierre de la ville.

Les mains peuvent toucher le silence et les paroles, la musique, la lumière et l’obscurité.

Les mains peuvent toucher l’improbable.

Leur pouvoir est sans limite.

On a des bras, des mains, des doigts.

On a beaucoup.

On a un sexe, on en a même deux. Un à l’extérieur, un à l’intérieur, selon. Quelques centimètres à l’extérieur. Quelques centimètres à l’intérieur. Et leur contact, le contact de ces quelques centimètres, est à l’origine des huit milliards d’humains (c’est ainsi que nous nous nommons) vivant aujourd’hui sous le ciel, sur la terre.

2 sexes, quelques centimètres, 8 milliards !

Huit milliards avec leurs visages, leurs cheveux, leurs cerveaux, leurs yeux, leurs oreilles, leurs bouches, leurs bras, leurs mains, leurs sexes.

Huit milliards de bébés, d’enfants, d’adolescents, de jeunes, d’adultes, de vieux.

Huit milliards qui aiment, qui caressent, qui baisent, qui détestent, qui haïssent, qui tuent, qui massacrent.

Huit milliards et leurs paroles, huit milliards qui disent « c’est beau », « c’est laid », qui gémissent, qui crient.

Huit milliards et les mots qu’ils écrivent, comme ces mots que vous lisez.

Huit milliards et ce qu’ils peuvent voir, le soleil, la pluie, la neige, la mer, les forêts, les montagnes, les chemins, les routes, les villes.

Huit milliards et tout ce qu’ils entendent, ces sons, ces musiques, ces silences.

Huit milliards et tout ce qu’ils mangent, tout ce qu’ils boivent, ces milliards de tonnes de nourriture, ces milliards de litres de boisson.

Huit milliards et tout ce que font leurs bras, leurs mains, tous ces gestes, du plus doux au plus cruel.

Huit milliards, et leur lumière, et leur obscurité.

Huit milliards ? Non, quatre-vingt milliards !

Nous sommes quatre-vingt milliards à avoir été, depuis notre première apparition.

Nos sexes, nos deux sexes, leurs quelques centimètres, leurs contacts, et quatre-vingt milliards livrés au monde.

2 sexes, quelques centimètres, 80 milliards !

On a un sexe.

C’est beaucoup.

On a un dos, des fesses, deux fesses, entre elles, au fond, un orifice, un anus.

C’est notre moitié, à nous inconnue, invisible. On ne la voit pas, les autres si, que voient-ils ? qu’en pensent-ils ? Un mystère. Cela restera un mystère.

On a un dos, avec des côtes, des vertèbres, des muscles. On a 33 vertèbres, grâce au dos on est bien un vertébré, nous les vertébrés.

On a des fesses, deux, séparées par un sillon, qui donne sur l’anus.

On a un anus, quelques centimètres pour évacuer, transformées, les tonnes et les tonnes de nourritures, ingurgitées tout au long d’une vie.

On peut mettre un doigt, plusieurs doigts, dans l’anus, c’est agréable.

On peut mettre un sexe, celui de l’extérieur, dans l’anus, c’est agréable.

L’anus peut même s’agiter, sans raison apparente, des démangeaisons, des fourmillements, des décharges électriques, le syndrome de l’anus sans repos.

On a un dos, deux fesses, un anus.

C’est beaucoup.

On a des jambes, terminés par des pieds, avec leurs doigts.

2 jambes, 2 pieds, 20 doigts : 24.

On bat des jambes, devant, derrière, en haut, en bas, à droite, à gauche. On est habile des jambes.

Il arrive, à l’image de l’anus, qu’elles ressentent des démangeaisons, des picotements, des fourmillements, des courants électriques soudains. Elles ne peuvent alors s’empêcher de s’agiter, de bouger frénétiquement. C’est le syndrome des jambes sans repos.

Comme les mains pour les bras, les pieds sont l’apothéose des jambes.

Chaque pied : 26 os, 16 articulations, 107 ligaments, 20 muscles, et les nerfs, les artères, les veines.

Nos deux pieds et leur vingt doigts supportent notre corps, notre poids, ils nous supportent, nous permettent de rester debout, et d’avancer, de marcher, oui, d’avancer, de marcher, nos pieds sont souples, élastiques, quand on marche ils s’allongent, oui, ils s’allongent, d’à peine un centimètre, mais ils s’allongent, épousent le sol, et on peut avancer, marcher, sous le ciel, vers le ciel, sous le soleil, vers le soleil, sous la pluie et la neige, à travers la pluie et la neige, le long de la mer, dans la forêt, la montagne, et les chemins sont à nous, la lumière est à nous, l’obscurité même est à nous, nos jambes, nos pieds, nous amènent, partout nous amènent, et nous les suivons !

On a des jambes, des pieds.

C’est beaucoup.

On a un corps.

Un crâne, où loge le cerveau, un visage, deux yeux, deux oreilles, une bouche, deux bras, deux mains, dix doigts, un sexe, un dos, deux fesses, un anus, deux jambes, deux pieds, de nouveau dix doigts.

30 000 milliards de cellules, 80 organes, 206 os, 639 muscles, les tendons, les articulations, les ligaments, les nerfs, les artères, les veines, la peau qui entoure le tout, les cheveux par-dessus, et encore, et encore.

On a encore, et encore.

On a un corps.

C’est beaucoup.