Revue Apaches : « On cherchait un espace d’expérimentations »

Comment naît une revue ? Existe-t-il un collectif à l’origine du désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agit-il de souscrire à un imaginaire selon lequel, comme l’affirmait André Gide, il faut avant tout écrire dans une revue ? Entretien avec Mahaut Thébault, membre du collectif de la bouillonnante et créative revue Apaches.

Apaches sest avant tout constituée à partir du collectif, et cest encore ainsi que nous travaillons aujourdhui. Je réponds seule à cet entretien que vous nous faite le plaisir de nous accorder, mais en réalité il faudrait entendre les voix et les avis de toutes les personnes qui font la revue, et nimporte quelle revue, cest-à-dire les auteur·es, dessinateur·ices, maquettiste, relecteur·ices.

La plupart des personnes ayant participé à la création dApaches écrivaient déjà dans des fanzines, à luniversité notamment. On a eu envie de poursuivre ce travail d’écriture sur le cinéma, dores et déjà avec un attachement fort à notre indépendance, au sein dun nouvel espace. On pourrait dire quil y a eu deux impulsions : celle de créer un espace d’écriture singulier et une curiosité pour le travail d’édition à proprement parler. Cest-à-dire la composition de la maquette, le dialogue entre textes et dessins, le choix des papiers, etc.

Finalement je crois que lon cherchait un espace dexpérimentation, et cest une chose qui est devenue de plus en plus claire au fil des numéros. Expérimentations quant aux types d’écrits que lon propose : pouvoir se permettre de longs formats ou des essais littéraires. Mais également lexpérimentation dune gestion différente de celle des plus gros organes de presse, cest-à-dire un fonctionnement plus horizontal et une gestion financière qui nest soumise à aucun actionnariat directif.

Quelle vision de votre discipline entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

Il ny a pas eu de profession de foi, la revue évolue constamment, on le voit dailleurs en regardant les maquettes et couvertures des différents numéros. Apaches propose des écrits cinéphiles et ouverts sur le monde. Ce sont évidemment de grands mots. Disons que chaque film est produit à une époque particulière, dans des conditions spécifiques. Il en résulte une œuvre unique, fruit de toutes ces interactions, que nous recevons aujourdhui, avec des sensibilités elles-mêmes construites par un réseau infini dinfluences. À travers l’écriture, on cherche à déplier tous ces tissus de pensées. La nôtre donc, mais également celle des systèmes de production et celles qui innervent le monde dans lequel on vit.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une vision de votre pratique détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

Étant donné que la totalité de la rédaction a une ou plusieurs activités annexes, il nous est quasiment impossible davoir une périodicité régulière. Le suivi de lactualité sen trouve de fait largement impacté. Les articles, de par leur temps d’écriture, sont un peu plus « maturés », disons. Même pour une critique de film dactualité, lauteur·e aura davantage tendance à mettre en relation le film avec dautres productions, à remonter dans le temps ou à bifurquer légèrement. Cest le grand avantage que permet une publication annuelle. Cependant, il nous arrive de publier des articles « à chaud » et notamment celui de Maud Gacel dans notre dernier numéro qui revient sur la 76e édition du Festival de Cannes et sur limpunité de la presse spécialisée vis-à-vis des conditions de tournages de certains films.

Hormis cela, nos sommaires tendent à se composer le plus collectivement possible, ce qui implique des heures de réunions en amont de chaque numéro pendant lesquelles nous discutons des sujets qui nous animent et des recoupements qui pourraient se faire entre divers papiers. Depuis notre quatrième numéro, cette méthode « organique » nous tient vraiment à cœur. Ainsi les sommaires se composent généralement de deux dossiers, dun entretien-fleuve ainsi que darticles annexes qui viennent ouvrir la ligne de la revue. Notre dernière parution aborde ainsi John Ford, la critique de cinéma Sylvie Pierre Ulmann, Nan Goldin, Kelly Reichardt, Vincent Le Port, les images de maisons en feu et la réalisatrice largement oubliée Yannick Bellon.

 À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Là encore je pense que cette question est très intimement liée à la pratique de chaque auteur·e. Je pense quil sagit tout autant de faire revoir des choses aux lecteurs qu’à soi-même. Faire revenir des images qui passent trop vite dans les films, les ranimer dans ce dialogue qui s’établit entre le texte et l’œuvre. Également au sein dun sommaire, revoir un film à laune des autres, quils viennent dune époque ou dun pays différent, et ainsi tisser de nouveaux liens. 

De manière plus pragmatique, la republication et la traduction dauteur·es non francophones est un travail de retour de mémoire qui nous passionne et que nous comptons développer.

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

La résistance, je ne sais pas, et je ne voudrais pas nous accorder trop dimportance. Cela dit cest un geste politique, oui. Avant tout celui doffrir un lieu dexpression pour de nouvelles idées, esthétiques et forcément politiques. Par ailleurs, il est important pour nous que cet espace soit ouvert aux personnes qui de fait sont moins présentes dans la presse cinéma (que ce soit en print, à la radio, télévision…) donc aux femmes et personnes transgenres notamment, pour ne parler que de nos sommaires.

On est également attentifs aux conditions matérielles dexistence dune revue, et donc de ses contributeurs. Depuis notre quatrième numéro, les auteur·es, dessinateur·ices et correcteur·ices sont rémunérés, chose sur laquelle on ne reviendra jamais. On aimerait montrer quil est possible de sortir de la précarité souvent inhérente au métier de critique de cinéma, sans pour autant se rallier à de gros groupes. Aujourd’hui, on est conscients que notre impact est encore faible, mais lidée est dinciter le plus de personnes, de tous horizons, à écrire librement.