Supernova

Le Vertige Marilyn © Marcel Hartmann / H&K

Longtemps je n’ai pas eu de mots. En Janvier 2022, Olivier Steiner et Isabelle Adjani rencontraient sur scène Marilyn Monroe. Ce spectacle s’est métamorphosé, a évolué, voyagé ici et là et, à l’heure où la performance se rend justement à la rencontre des paysages de Marilyn, la nécessité d’écrire un « quelque chose » m’est venue : si aujourd’hui tout peut être enregistré, capté, ce spectacle semble faire figure d’exception – peut-être justement parce qu’il relève d’une expérience mystique et que souvent, face à la beauté et au mystère de la rencontre, ne peut subsister que la sidération d’une épiphanie. Ainsi, agissant à rebours, à contre-temps presque, j’ai avancé ce texte pour nommer, dire, cet endroit entre l’ombre et la lumière – ce geste que j’ai pensé comme une contre-archive : celle du sentiment et de l’émotion.

La lune est une voleuse de grand chemin, / Sa pâle lumière, elle la fauche au soleil (Scène 3 de l’acte IV, Timon d’Athènes de Shakespeare)

Il est des feux pâles qui ne peuvent advenir que par la nuit, comme si le jour avait patiemment attisé les cendres d’une énième nuit de fulgurance. C’est ainsi qu’au crépuscule, dans les derniers fastes d’un jour qui s’étiole lentement, le marcheur attentif peut percevoir l’avènement des lucioles, comme les braises d’un feu sans chaleur dissipées en constellations, comme autant de larmes phosphorescentes, ou les fragments d’une étoile répandue là, tout autour de nous, entonnant leurs litanies, cette histoire des siècles : celle de l’amour, donné, repris, partagé – parfois mal – et cette envie de vivre qui rend parfois, souvent même, maladroit.

Tendant l’oreille, on peut alors entendre la nuit chanter sa mélopée de voix confondues – celles des morts, rejoignant celles des vivants – la voix des absents se faisant l’écho de ceux qui restent.

Ainsi, la nouvelle nuit qui s’avance, peut être – pourrait être – toutes les nuits : cette nuit d’Août justement où dans le silence étoilé d’une ville américaine, tout a basculé – irrémédiablement. Cette nuit dont il ne restera rien – dont il ne reste rien encore – si ce n’est quelques éclats de lumières, le crépitements des flashs et les étincelles des ampoules d’appareils déchirant l’aurore en photographies obscènes au mutisme abyssal avant la sidération. Et ce silence abrupt, assourdissant – ce temps avant les larmes : des perles d’eau coulant, ruisselant, disséminant çà et là les derniers fragments de ce corps céleste, évanouie alors que nous dormions – quelque part, ailleurs –l’extinction d’une étoile dont nous n’avons rien vu.

Elle dit je suis Marilyn.

Maintenant, la nuit est là – revenue à nouveau, portant en elle, parmi ses fredonnements, ses frôlements, ses battements d’ailes des oiseaux s’ébrouant dans l’ombre, le murmure de sa voix. Suspendue. Comme la voix des morts surprise dans le bruit blanc d’un combiné – comme un chuchotement, un halètement – ce souffle retrouvé après la course, cet éreintement du jour. Quelque chose que l’on vole ou que la nuit justement, complice, nous offre, nous porte avec le vent. Et alors que nous retenons notre respiration, maudissant l’emballement de notre cœur qui pousse aux oreilles le bourdonnement du sang menaçant de la faire disparaître, sa voix revient à nouveau, reconnaissable – celle d’une amie chère – d’une sœur chérie que nous n’avons pas étreint.

Oui c’est bien moi…

Alors, comme un souvenir qui ne veut pas disparaître – qui veut vivre encore – qui scintille patiemment dans l’ombre comme un mirage, un phare pour les éperdus, c’est ainsi qu’elle nous apparait, révélée comme une image fantôme (2 – ce film, cette pellicule d’une dernière séance nocturne qui n’a jamais existé – le négatif d’une photographie qui n’aura jamais été prise – celle de la dernière nuit, de la nuit dernière. Ainsi peu à peu, sa silhouette se détoure à contrejour, patiemment, lentement, dans le rayon vacillant d’un projecteur de cinéma déployant son étreinte chaude comme celle d’une étoile amie. Une étoile qui, dans ses dernières heures de luminescences avant sa disparition, veut encore déployer ses fastes – donner de la voix – pour raconter une vie, des vies : celles de Marilyn et d’Isabelle.

Non ce n’est pas une blague

Mirage, folie, résurgence des fantômes, Elle se tient là. Bel et bien là, recroquevillée – blottie presque en elle-même, parée d’une robe qui pourrait-être faite de la nuit même – tissée par quelques méphitiques brodeuses d’ombres, araignées patientes et méticuleuses agençant la nuit en un linceul de velours.
Elle, c’est/ ce serait la fugueuse du jour, la pythie courant toujours vers la nuit pour s’y réfugier – rejoindre l’ombre qui disperse les contours, fait se confondre les heures et se chevaucher les années, érigeant patiemment la maison des fantômes – l’air de la nuit dénouant le carcan d’un jour trop éreintant, trop contraignant pour un corps qui, comme celui de la Femme adultère de Camus, se voudrait sans limite, sans frontière.

Et c’est comme ça qu’elles ont commencé à parler aux arbres, à la mer, aux animaux… (Extrait de Vera Bexter – M. Duras)

La nuit étant le meilleur endroit pour exister, pour se sentir exister, elle fuit donc ici – ici, cet endroit fait d’ombre et de métal, ce pourrait être les collines d’Hollywood ou le Mont Golgotha, au pied desquels les lumières des villes cherchent encore à rivaliser avec le jour, étirer la veille – pour se retrouver seule sous l’immensité d’un ciel ployant d’étoiles, cherchant là-haut quelqu’un à qui parler, quelqu’un avec qui communier – parce qu’il faut bien que cela existe quelqu’un qui nous ressemble, un jumeau quelconque perché sur l’horizon du monde où nous avançons, hésitant entre l’appel du lointain et l’attrait du vide au-dessous. Quelqu’un qui, par sa simple présence au-delà de tout, nous permet encore d’exister quand la danse avec le vide devient trop vertigineuse.

Et nous le comprenons – trop tard presque – car la beauté du geste échappe toujours au guetteur impatient – que c’est justement ce à quoi nous assistons : une nuit de feu – une cérémonie de communions entre deux étoiles se cherchant dans un désert – leur solitude comme un cri que l’une et l’autre comprendrait : un appel de deux étoiles jumelles, se rencontrant pour briller plus fort avant la fin – la fin de tout, avant l’aurore et cette fuite en avant.

Alors ce soir-là, cette nuit-là, comme un désert qui monologue, elles se parlent comme elles nous parlent – à nous – témoins involontaires, complices de fortune qui, impuissant, regardons cet animal blessé, cette biche apeurée dont les yeux nyctalopes scintillent encore d’une fureur grandiose qui la raccroche à la vie.

Ainsi, dans cet élan vital – cette alma qui embrase le corps – une oscillation complice fait miroiter Isabelle et Marilyn. Ni tout à fait elle, ni tout à fait l’autre. Deux femmes – deux partnaires in crime qui s’aiment, se protègent, se parlent contre le monde, ou plutôt pour le monde qui devrait être cet endroit de beauté et d’amour dont elle peignent leurs rêves.

Aussi, l’espace du théâtre devient-il un endroit sacré – un autel pour une cérémonie – l’endroit des libations pour les fantômes – ceux que l’on convoque, ceux que l’on vient voir – pour pouvoir continuer à traverser la vie, se sachant moins seul peut-être. La main tendu vers cet abîme qu’est la nuit – celle que, tels les enfants, nous voudrions fuir mais que l’on défie, fasciné, extatique, sidéré comme devant le dernier éclat d’une supernova.

Ce soir-là, cette nuit – le monde n’est pas là

Il y a quelques temps, j’ai lu dans un article scientifique que le corps humain recelait en lui des particules infimes d’étoiles – des éclats de corps célestes et brillants qui, mourant ou renonçant, se sont détachés du ciel pour répandre leur poussière de lumière sur la Terre, tout autour de nous – jusqu’en nous – comme pour nous rejoindre.

Lors de ces nuits en compagnie d’Isabelle et de Marilyn, nous assistons à cette supernova : ces phénomènes célestes qui succèdent à l’implosion d’une étoile – finissant, disparaissant – cette augmentation soudaine de sa luminosité comme le dernier faisceau d’un phare projeté dans la nuit. Alors, face au sublime, ceux qui ne fermeront pas les yeux tendront leur mains, à travers leurs larmes, tentant d’attraper au passage un peu de cette poussière, de cette étreinte – éphémère mais sublime, forcément sublime.

A Isabelle, Marilyn et Olivier – à leur courage, leur beauté et leurs espoirs…

Le Vertige Marilyn – Spectacle créé à La Maison de la Poésie à Paris le 28 Janvier 2022. Dernières représentations au FIAF à New-York les 12 et 13 octobre 2023.

© Maison de la poésie

Textes : Olivier Steiner, Marilyn Monroe, Isabelle Adjani, Pier Paolo Pasolini (traduction de René de Ceccaty)
Avec : Isabelle Adjani
Mise en scène : Olivier Steiner
Scénographie et design sonore : Emmanuel Lagarrigue