Le Voyage d’hiver de Georges Perec et les Sages de Sion. Une hypothèse de lecture

À la mémoire de Maurice Olender
(1946 – 2022)

Ceci est peut-être un conte. À moins que ce n’en soit pas un.

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Pourquoi diable Perec a-t-il apparemment expédié Le Voyage d’hiver, sitôt rédigé, sur des voies de garage ? Il publie ce court récit en 1979 dans une plaquette hors commerce, Saisons : une commande de Hachette pour laquelle quatre auteurs, Rezvani, Freustié, Chessex et lui, avaient été sollicités1. Son texte est repris en mars 1980 dans le Bulletin Hachette-Informations, une publication commerciale. Des parutions bien latérales et vite vouées à l’obscurité. Le Voyage d’hiver ne commence à sortir de l’ombre qu’après la mort de Perec, quand il est republié dans le n°193 du Magazine littéraire en mars 1983. Il faut attendre sa réédition en 1993 dans « La Librairie du XXe siècle » au Seuil pour qu’il connaisse une singulière fortune, devenant un des livres de Perec souvent évoqués.

Ce qui a enchanté les lecteurs est l’histoire toute borgésienne qui y est contée. Un jour de la fin août 1939, un jeune professeur, Vincent Degraël, lit chez un ami un « mince volume intitulé Le Voyage d’hiver » d’un certain Hugo Vernier. Il découvre que cette « longue confession d’un lyrisme exacerbé, entremêlée de poèmes, de maximes énigmatiques, d’incantations blasphématoires » est faite d’emprunts à divers auteurs de la fin du XIXe siècle. S’apercevant que l’ouvrage est paru en 1864, il constate, effaré, que Vernier a été pillé par ces écrivains, grands auteurs et petits maîtres mêlés. Après guerre, il cherche sans succès à retrouver le livre. Cette quête acharnée et vaine de l’ouvrage disparu, où auraient été plagiées par anticipation les illuminations, divagations et maniérismes de l’époque, tous genres poétiques confondus, le mène à l’hôpital psychiatrique et à la mort.

Tel que Perec l’a conçu, Le Voyage d’hiver garde pas mal de secrets, certains exhibés, d’autres plus enfouis. Car un fantôme hante, me semble-t-il, les pages du livre, échappant aux regards. Néanmoins, il laisse d’imperceptibles traces de sa présence, de minuscules cailloux blancs qui permettent peut-être, plus de quatre décennies après la parution du libretto, de lui donner quelques contours.

Première donnée troublante, ce titre énigmatique. Essaie-t-on de référer ce Voyage d’hiver aux poèmes de Müller que Schubert a mis en musique, cela tourne court. Le titre ne colle pas avec ce qui est raconté dans cette histoire elle-même coupée en deux. Car le livre qu’a lu Degraël s’embarque dans un début de narration qui, au terme d’un assez long paragraphe, s’interrompt net.

Cette brève première partie nous mène aux confins de l’onirique, du fantastique et de l’univers du conte, en « une contrée semi-imaginaire », « cieux lourds, forêts sombres », qui évoque « avec une insistance insidieuse » les Flandres ou les Ardennes. En une « sorte de récit à la première personne » est esquissé « en termes sibyllins » le « voyage aux allures initiatiques » d’un jeune homme anonyme qui, au terme d’étapes toutes marquées « par un échec », arrive « au bord d’un lac noyé par une brume épaisse » et, passant par un « étroit ponton », parvient sur un « îlot escarpé ». Le lecteur est assailli par des images qui, pour sibyllines qu’elles soient, rappellent, de façon à la fois précise et indécise – une « insistance insidieuse » – W ou le Souvenir d’enfance : les Ardennes, le jeune homme sans nom, le voyage initiatique se soldant par un échec, les brumes épaisses, l’île, la tour, le « semi-imaginaire », etc.

Sitôt le pied posé sur le ponton, le jeune homme est entraîné par un couple de gens âgés, « tous deux drapés dans de longues capes noires, qui semblaient surgir du brouillard ». Venant « se placer de chaque côté de lui », ils « lui saisissaient les coudes, se serraient le plus possible contre ses flancs. » « Presque soudés les uns aux autres », ils parviennent ainsi dans une « bâtisse haute et sombre » jusqu’à une chambre « sommairement meublée ». Les vieillards disparaissent le laissant seul  devant un feu flambant dans la cheminée et un repas qui l’attend sur la table : « une soupe de fèves, une macreuse. » Fin de la première partie « sur ce souper solitaire ». Ce récit, à peine entamé, s’arrête là.

Et alors ? se demande le lecteur. Que signifie cette histoire de réclusion dans une chambre dans une tour dans une île ? En connaissant Perec et un peu de littérature, on trouve quelques repères, W donc, Kafka et la fin du Procès, avec « les deux vieux acteurs » venus se coller en « formant avec toi un tel bloc qu’on n’aurait pu écraser l’un d’entre vous sans anéantir les deux autres. » La fin, la chambre dans la maison vide avec le repas tout prêt, pourrait évoquer l’atmosphère des contes de Grimm. Autre piste : ces ancêtres comme endeuillés, emprisonnant ce jeune homme dans leurs bras et semblant le conduire vers un étrange « voyage aux allures initiatiques », nous dirigeraient-ils vers une lointaine métaphore de l’expérience analytique ? Peut-être… Mais il est à craindre que nous ne restions là noyés nous aussi « dans une brume épaisse ». Toutes ces pièces de puzzle restent bien difficiles à assembler.

Une porte dérobée pourrait s’ouvrir en prêtant attention au menu préparé pour ce jeune homme. Il s’agit de deux plats de la cuisine juive traditionnelle. La soupe de fèves est souvent préparée à l’occasion de la fête de Pessah, la Pâque juive. Quant à la macreuse (du paleron de bœuf), elle est à la base du « choulent », plat du Shabath, « LE plat mythique de la cuisine juive », comme le dit emphatiquement une notice piochée sur Internet. Une indication du biographe de Perec, David Bellos, fait dresser l’oreille : il note, page 599, l’intérêt que Perec portait autour de 1978 à la cuisine yiddish, fréquentant volontiers le restaurant Goldenberg, rue des Rosiers. C’est donc peut-être une histoire liée à la judéité qui va être contée. Mais une judéité cachée, qu’il faut aller chercher parmi les recettes de cuisine traditionnellement transmises pour la faire apparaître. Rien ne dit dans le texte l’agrément ou le désagrément que le jeune homme aurait à ingurgiter ce menu.

La perplexité du lecteur s’accroît avec la suite. Il s’aperçoit vite que l’histoire qui vient alors, la fameuse histoire du « plagiat par anticipation », n’a aucun rapport évident ni avec le titre ni avec cet obscur préambule, censé n’être que « le prétexte anecdotique » de ce qui succède. Préambule que la plupart des lecteurs oublient tant est captivante l’histoire de ce livre totalement disparu qui aurait contenu, avant même qu’elles fussent écrites, les réussites les plus éblouissantes de la poésie publiée entre Baudelaire et le début du XXe siècle. Avec comme arrière-fond les destructions liées à la guerre. On a donc affaire à une histoire en trois morceaux de puzzle, un titre et deux récits qu’on n’arrive pas à assembler. Incitant le lecteur à regarder avec tous ses yeux.

Les pages qui suivent multiplient les données énigmatiques. Notamment avec ces mots qui caractérisent Le Voyage d’hiver tel que le lit Vincent Degraël. Il y est question d’une « configuration confuse » où se déploient des mots susceptibles d’être « plus perfides que des poisons. ». L’œuvre d’Hugo Vernier, ce « poète génial et méconnu », « avait apparemment incendié tous ceux qui l’avaient eue en main. » Bigre ! Tout cela pour un écrivain « maudit » à qui Rimbaud ou Lautréamont auraient emprunté quelques-unes de leurs fulgurances, mais dont Maurice Rollinat, Léon Valade ou Charles de Pomairols auraient repris, eux, fadeurs, langueurs et clichés ? Peut-on parler de « violence hallucinée » pour un anticipateur de Banville, Richepin ou Moréas ? Sans même évoquer le cas d’« Hippolyte Vaillant », qui, jusqu’à nouvel ordre, n’a jamais existé. Et où sont ces mots perfides et empoisonnés ? Où est l’incendie ?

Quand il est dit que « Degraël se persuada bientôt que les cinq cents exemplaires [du Voyage d’hiver] avaient été détruits par ceux-là mêmes qui s’en étaient si directement inspirés », le lecteur s’interroge. Degraël et Perec réunis poussent le bouchon très loin. Imagine-t-on cet agglomérat de poètes et de prosateurs, qui vont d’Ernest Hello (mort en 1868) à Lautréamont (mort en 1870), à Albert Mérat (mort en 1909) ou à Charles Morice (mort en 1919), ourdir cette conjuration et mener à bien cette destruction ? Impossible d’accorder crédit, celui que tout lecteur prête à une fable bien contée, à cet évident canular. Reste qu’elle fait flotter autour de cette histoire l’image d’un complot mené à bien par ceux qui auraient intérêt à ne pas être découverts.

Le lecteur, tout charmé qu’il soit par la malice du narrateur, peut aussi se demander pourquoi Perec, délaissant les auteurs qu’il aime lire et relire nous parle d’écrivains, prosateurs et poètes mêlés qui lui importent fort peu, d’inspiration et de souffle si différents. Quoi de commun entre Rimbaud et Victor de Laprade ? entre Viélé-Griffin et Huysmans ? Sinon, bien sûr, un moment de l’Histoire, les décennies qui vont de la fin du règne de Napoléon III aux prémices de la Grande Guerre. Celles où, entre autres événements, se déroule l’affaire Dreyfus (1894-1906).

Perec a toujours été obsédé par les histoires de faux. Le Condottière, sa – presque – première œuvre achevée (en 1960 et publié en 2012 dans « La Librairie du XXIe siècle »), raconte l’histoire d’un peintre qui ne supporte plus de n’être voué qu’à confectionner des faux. Pour écrire ce livre, le tout jeune Perec a recueilli pas mal d’informations sur un certain nombre d’illustres faussaires (Icilio Joni, Van Meegeren, etc.). Et parmi ceux qui s’occupent de répandre et de commercialiser ces faux, il a glissé, au fil de la narration, par deux fois (p. 135 et 190) les noms joints de « Dawson » et de « Speranza ». Speranza est le pseudonyme qui fut utilisé par Esterhazy pour confectionner et signer l’un des faux destinés à enfoncer Dreyfus. Le Perec de vingt-et-un ou vingt-deux ans a ainsi tenu à insérer discrètement cette allusion à une histoire de faux qui marque un sommet dans l’histoire de l’antisémitisme français. Une lueur qu’il n’a, me semble-t-il, guère rallumée ensuite, mais qui prouve combien l’avait marqué la relation entre l’antisémitisme et la confection et l’usage de faux.

Lueur qui s’éclaire davantage encore si on s’intéresse au nom de « Dawson », que Perec, par deux fois, accole à celui de « Speranza ». Ce Dawson est le créateur de l’« Eoanthropus Dawsoni », « l’homme de Piltdown », un fossile trouvé dans le Sussex en 1912 qui aurait constitué le chaînon manquant entre « Homo habilis » et l’Homme de Néandertal. Il avait été de fait fabriqué en ajustant une mâchoire d’orang-outan à un crâne humain. Le nationalisme fut pour beaucoup dans le succès de la supercherie : certains savants britanniques s’enorgueillissaient de tenir la preuve que « the Earliest Englishman » était le premier homme. Il fallut une trentaine d’années pour que l’assez grossière fabrication de l’homme de Piltdown fût prouvée. Les « Dawson » et « Speranza » du Condottière sont qualifiés par Perec d’« espèces de chefs de rayons qui dirigeaient tout un réseau, tout un pays parfois ». Derrière le canular de Piltdown et le faux de l’affaire Dreyfus, on trouverait un même « réseau », pour reprendre les mots de Perec, celui qui se dessine entre racisme et racialisme. Et qui prend forme de tache d’huile, envahissant l’Europe et l’Amérique, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

Dix-huit ans plus tard, le Perec devenu écrivain reconnu n’avait à l’évidence rien oublié de ce que savait le romancier novice du Condottière. Le plus simple est que je raconte ce qui m’a mis sur la piste de ce que je vais narrer. Un soir, j’avais sur ma table de nuit deux livres, Le Voyage d’hiver et Varia de Danilo Kiš. Kiš est un écrivain juif yougoslave contemporain de Perec et qui vécut à peine plus longtemps que lui (1935-1989). Varia est un recueil d’articles où figure notamment un texte paru en 1971 dans une revue serbo-croate, « À propos de Céline ». Kiš s’en prend à un certain Lončar, thuriféraire de Céline, qui laisse filer la phrase suivante : « Selon certains, Bagatelles pour un massacre est l’œuvre la plus radicalement antisémite qui ait jamais été écrite ; comparés à cet ouvrage les Protocoles des Sages de Sion est un livre pour enfants, ce qui ne diminue en rien la valeur des faits qu’il relate » (p.. 266).  Fureur de Danilo Kiš, qui rappelle ce qu’il en est de ces Protocoles ; c’est, dit-il, « une longue et sombre histoire qui tourne autour d’un faux document qui apparaît en France, en manuscrit dans le contexte de l’affaire Dreyfus (1897 ou 1898). »

De fait, les Protocoles des Sages de Sion est un livre assassin. Un « apocryphe criminel, œuvre de criminels » (p. 268) qui a contribué à la mort de millions de victimes et qui continue encore aujourd’hui à distiller son poison. Il y a derrière ce faux une des plus terribles tragédies de l’histoire de l’humanité. L’écrivain américain Paul Auster trouvant dans une maison de location « un exemplaire des Protocoles des sages de Sion, le livre des livres, l’apologie de l’antisémitisme la plus répugnante et la plus influente jamais écrite », le jette aux ordures. «  Il n’était pas possible de vivre dans une maison contenant de tels livres » (Chronique d’hiver, trad. P. Furlan, Actes Sud, 2013, p. 104-105).

Danilo Kiš relate succinctement la façon dont fut prouvé qu’il s’agissait d’un faux : en 1921, Philip Graves, correspondant du Times à Constantinople, « achète à un officier russe émigré sa bibliothèque, dans laquelle se trouve un ouvrage en français, sans couverture, mais avec le nom de l’auteur : Joly. » Graves « fut stupéfait à la première lecture, de la ressemblance du texte avec celui des Protocoles. Rentré à Londres, Graves retrouve ce même livre, intact dans un musée, et constate en effet qu’il est l’œuvre de Maurice Joly, publiée en 1864 à Bruxelles, sous le titre : Dialogues aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. » (Danilo Kiš, op. cit., p. 268). 1864, Bruxelles : là, j’ai sursauté. C’est la date de parution du Voyage d’hiver d’Hugo Vernier. Tout le début du texte de Perec est censé se dérouler dans une « contrée » qui évoque « avec une insistance insidieuse des paysages des Flandres ou des Ardennes » – autrement dit, la Belgique. Le livre d’Hugo Vernier « avait bien été édité en 1864, à Valenciennes. » Valenciennes, on frôle là aussi la Belgique.

Mais ne s’allumait là qu’un premier clignotant. S’ouvrait devant moi une histoire saisissante dont je ne rapporterai que les épisodes majeurs. Maurice Joly, né en 1829, est un libelliste aux convictions successives, devenu peu à peu un farouche opposant au Second Empire. Il publie en Belgique en 1864 César, un livre dont, à l’instar du futur Voyage d’hiver, tous les exemplaires sont détruits. Dans son autobiographie, Maurice Joly présente l’affaire en ces termes: « L’imprimeur, après avoir fait son tirage, montre la brochure à la police, objecte que ce n’est pas de l’histoire ancienne, mais de l’histoire moderne, et me dit : Criez, tempêtez, faites tout ce que vous voudrez, je répondrai que je n’ai jamais reçu de manuscrit, et que le tirage dont vous parlez est un rêve. Et le coquin l’emporta, ma brochure n’a jamais paru. » (Maurice Joly, son passé, son programme par lui-même, Lacroix, Verboeckhoven, 1870, p. 9). Cette même année 1864, Joly fait paraître les Dialogues aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. C’est une publication anonyme (le livre est écrit « par un contemporain »). Les exemplaires sont saisis et Maurice Joly est condamné à dix-huit mois de prison à Sainte-Pélagie. En 1868, les Dialogues ressortent cette fois sous son nom et sans encombres. Joly tente une carrière politique après 1870, échoue dans ses entreprises et se suicide à Paris en 1878.

En novembre 1897 se met en place ce qu’à bon droit, Maurice Olender, qui présente les éléments essentiels de ce dossier dans Race sans histoire, appelle « la véritable affaire Dreyfus » : la confection de « la première version de ce « collage » qui a pour nom les Protocoles des Sages de Sion2 » par la police tsariste, l’Okhrana, en ses bureaux parisiens. Le but de la manœuvre est bien sûr d’influencer la politique du tsar, pourtant déjà passablement antisémite. L’auteur du faux est un agent double russe parlant français MatveÏ (ou Mathieu) Golovinski (1865-1920). Il s’agit d’un professionnel du faux, passant du statut d’agent du tsarisme à celui de notable bolchévique après la Révolution, se faisant passer en la circonstance pour médecin.

Rédigés en français, les Protocoles décalquent les dialogues entre Machiavel et Montesquieu du pamphlet de Maurice Joly. Un « plagiat éhonté », selon les mots de l’historien anglais Norman Cohn3. Joly évoquait un plan de conquête du monde par Napoléon III. Le faussaire remplace « la France » par « le monde » et « Napoléon III » par « les Juifs ». Republié à plusieurs reprises (1903, 1905, 1906) en Russie, les Protocoles connaissent un essor international dans les années 1920, notamment en Allemagne et en Angleterre. À Londres, le Times du 8 mai 1920 salue ainsi ce « singulier petit livre » qu’il trouve « un pamphlet dérangeant » avant de faire machine arrière l’année suivante. Aux États-Unis, son propagateur le plus efficace est le magnat de l’automobile Henry Ford, auteur de The International Jew (4 volumes parus entre 1920 et 1922). Les Protocoles y sont dits un livre « trop terriblement vrai pour être une fiction ». Vers 1925, ils sont devenus « le livre le mieux diffusé à travers le monde entier4 ». Le régime nazi en fera inlassablement un des outils majeurs de sa propagande. Hitler écrit dans Mein Kampf : « Les Protocoles des Sages de Sion, que les Juifs renient officiellement avec une telle violence, ont montré d’une façon incomparable combien toute l’existence de ce peuple repose sur un mensonge permanent. « Ce sont des faux » répète en gémissant La Gazette de Francfort et elle cherche à en persuader l’univers ; c’est la meilleure preuve qu’ils sont authentiques. » (Mein Kampf, Nouvelles éditions latines, p. 307).

Il faudra attendre donc 1921 et les travaux de Philip Graves ou, ensuite, en 1938, ceux du jésuite belge Pierre Charles, pour que soit démontée et démontrée la falsification. En 1939 paraît chez Gallimard l’étude précise et argumentée d’Henri Rollin, L’Apocalypse de notre temps, Les dessous de la propagande allemande d’après des documents inédits. En 1940, les occupants mettent le livre de Rollin au pilon et détruisent le stock de l’ouvrage. N’aurait subsisté que l’exemplaire de la Bibliothèque Nationale qui, trop délabré, ne fut consultable longtemps qu’en microfiches. Le premier livre de Maurice Joly avait été intégralement détruit et il en fut, à une exception près, presque de même, pour celui de Rollin. Deux histoires de livres disparus autour d’un sujet brûlant… Au cas où Perec aurait pris connaissance de cette histoire aux multiples fonds, il y aurait eu là de quoi l’inspirer5.

Reprenons les pièces de puzzle. Donner pour titre Le Voyage d’hiver à un texte, c’est, pour qui a lu W et qui connaît les façons de désigner/voiler de Perec, un évident rappel du « voyage d’hiver » que fit en février 1943 Cyrla Perec en direction d’Auschwitz. Tout le préambule avec ce couple endeuillé et kafkaïen qui s’accroche à lui et l’emprisonne, toutes les réminiscences de W ou le Souvenir d’enfance et cette identité juive à ingurgiter par fèves et macreuse interposées laissent entrevoir que le récit qui suit le concerne de près et le concerne en tant que rescapé du génocide et d’héritier de cette histoire.

Est-il abusif de croire voir dans la fable contée alors une suite de discrets clignotants qui amènent à l’histoire des Protocoles des Sages de Sion, une histoire de plagiat enfouie ? Le Voyage d’hiver version Vernier-Perec est censé être le livre qui agglomère en un bloc l’essentiel de cinquante ans de poésie française. Cette image de l’agglomérat, de livre attrape-tout convient aussi aux Protocoles. Un texte qui a pu, comme l’a fait Paul Auster, être appelé « le livre des livres », tant il a servi à justifier l’extermination des juifs d’Europe et tant il s’est répandu à travers la planète.

Un « livre des livres » comme le serait Le Voyage d’hiver d’Hugo Vernier ? La « sensation de malaise » éprouvée par Degraël devant ces mots « plus perfides que des poisons », souvent marqués par « une violence hallucinée », ces « incantations blasphématoires », prend ainsi des résonances que ne justifieraient guère les plagiats par anticipation de Charles Cros ou de Maurice Rollinat, de Banville ou de Verlaine6. Des Protocoles, Norman Cohn dit qu’ils « donnent l’impression d’un amalgame fabriqué à la hâte par un imbécile. » (Histoire d’un mythe, op. cit., p. 80) Le Voyage d’hiver est un amalgame fabriqué pour faire passer un mélange imbécile (Lautréamont mêlé à Albert Mérat, Mallarmé à Antony Valabrègue…) pour une « bible » composée par « un poète génial et méconnu ».

Mais, dira-t-on, pourquoi Perec éprouverait-il le besoin de désigner ainsi subrepticement et obscurément, les Protocoles des Sages de Sion ? Le Voyage d’hiver est écrit en 1978 ou au début de 1979. C’est-à-dire le moment où le négationnisme commence à envahir la scène. Le 24 octobre 1978 paraît dans L’Express l’entretien avec Darquier de Pellepoix, affirmant qu’« à Auschwitz, on n’a gazé que des poux. » Le 1er novembre 1978, Robert Faurisson clame dans Le Matin que « les prétendus massacres en « chambres à gaz » et le prétendu « génocide » sont un seul et même mensonge. » Le 29 décembre, Le Monde semble constater qu’« aussi aberrante que puisse paraître la thèse de M. Faurisson, elle a jeté quelque trouble dans les jeunes générations. » Le négationnisme va contaminer pour un temps le débat public avec ses insinuations aussi perfides que toxiques.

Si mon hypothèse de lecture a quelque pertinence, on aurait là la réponse de Perec aux provocations négationnistes qui devaient l’atteindre violemment au plus intime. En s’inspirant d’une stratégie déjà mise en œuvre avec La Disparition : la fable détournée, le canular. La tragédie du génocide se réfractait dans la saga de crimes qu’enclenchait la voyelle arrachée. Ici le délire et le mensonge négationniste seraient pris à revers indirectement en cette histoire inspirée par le faux et le plagiat le plus ravageur qui ait jamais existé. La voilà transposée dans un domaine en apparence bien évanescent, cette poésie symboliste si éprise de « vaporeuses fontaines » et de « lumières incertaines » (Citations de Jean Moréas, reprises par Perec p. 865).

Dialoguant avec Franck Venaille autour de son « travail autobiographique » dans W ou le Souvenir d’enfance en mars 1979, justement au moment où il vient d’écrire Le Voyage d’hiver, Perec souligne ses besoins d’approches obliques et minutieuses : « Ce n’est surtout pas l’événement tragique annoncé par les violons ! Ça doit rester tout le temps enfoui ! » Relatant sa façon de travailler avec la mémoire, il poursuit sur ses besoins d’encrypter : « c’est une sorte de résonance, un thème qui court en-dessous de la fiction, qui la nourrit, mais qui n’apparaît pas comme tel. » (« Le Travail de la mémoire », entretien avec Franck Venaille dans Je suis né, p. 84, 86) Venaille ajoute alors  : « … ce qui fait qu’il y a une lecture à x degrés selon la connaissance que l’on a de toi et de ta vie ? » Et Perec d’approuver. Dans ces effets de résonance figure l’omniprésence de la consonne V dans les prénoms et les noms (Vincent, Valentin, Vernier, Hervé… ) ou les noms de lieux (Valenciennes, Verviers, Vimy, Verrières…), la consonne qui a servi à construire ce W qui n’est jamais qu’un double V, signature ou sceau de l’auteur.

La référence aux Protocoles est-elle « un thème » qui « nourrit » subrepticement la fiction et destiné à rester « tout le temps enfoui » ? Ce qui serait le cas depuis plusieurs décennies. Mais avec Perec, il est rare que l’enfouissement soit total. Le hasard, la chance permettent de déterrer un indice çà ou là.

Philippe Zard, dans son magistral essai, De Shylock à Cinoc, constate le retour après guerre d’« incessantes reconfigurations imaginaires et textuelles de l’héritage judaïque », parlant même d’un « néo-marranisme littéraire » et évoquant, p. 586-587, « la dissimulation de signifiants juifs dans un texte qui y semble étranger (La Disparition de Perec). » Pour Perec, il s’agit peut-être avant tout d’encrypter des traces qui concernent non les traditions hébraïques, mais l’extermination des juifs et la machine à anéantir du nazisme.

Lire Le Voyage d’hiver en ayant en tête les Protocoles n’invalide nullement les lectures qui ont été faites à partir de la riche thématique du « plagiat par anticipation », celle qu’ont exploitée les Oulipiens, ou encore les piquantes études de Pierre Bayard7.  Une des sources du texte est évidemment le projet de faire un livre qui ne soit fait que d’extraits de roman pris dans le volume XIXe siècle du Lagarde et Michard8. Projet ici transposé côté poésie et qui laisse sans doute comme trace le nom de Degraël (anagramme de Lagarde).

Mais pas seulement. Une des inspirations de Perec vient des Chants de Maldoror. Là aussi, les points de tangence sont nombreux : une édition en Belgique en 1869, à compte d‘auteur et sans mention de l’éditeur (Lacroix), non mise en vente « en raison de certaines violences de style » ; après la mort de l’auteur, une diffusion en 1874 quasi souterraine ; une pratique du plagiat et de l’imposture, comme ces pages de Buffon ou de Guéneau de Montbeillard puisées dans une encyclopédie d’histoire naturelle et recopiées telles quelles ou encore ce pseudonyme de Lautréamont emprunté à Eugène Sue (Plus exactement, son paronyme : Latréaumont) ; et les pages de Maldoror débordent de « violence hallucinée » et d’« incantations blasphématoires ». Par ailleurs, dans une des notes de l’édition de la Pléiade, Maxime Decout souligne ce que Perec doit à l’« Angélique » de Nerval. Le narrateur y est à la recherche d’un livre introuvable, « la nouvelle s’achève sur un éloge du plagiat » et Perec multiplie les allusions au Valois (Beauvais, Compiègne, Ver…) et les noms en V (Verneuil, Vernet…), autant de discrètes infra-références à Nerval ?

Il est passionnant de voir comment, même dans un texte aussi bref, Perec composait en mêlant des trames et des fils d’origine aussi différente qu’ici Nerval, Lautréamont et, si mon hypothèse tient la route, les Protocoles, superposant et intriquant sous une histoire une ou plusieurs tout autres histoires. Et en ayant recours à des systèmes de cachette presque introuvables (mais tout est dans le presque…). Cela donne sans cesse le sentiment qu’il y a sous les mots, les situations, l’érudition en roue libre, quelque chose à chercher et à ne croire trouver que très aléatoirement. Un mixte en quelque sorte d’un roman policier sans dénouement et d’un texte onirico-poétique où le lecteur ne peut assurer vraiment ses prises. Rien de plus original chez lui que cette alliance perpétuellement reconduite de l’enfance sauvegardée – le jeu de cache-cache – et de la mémoire des tragédies qui l’ont fait devenir écrivain, elle, secrète, encryptée, clôturée.

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Une hypothèse de lecture, ai-je sous-titré.

Mon édifice n’est peut-être qu’un château de cartes. Même si les résonances entre Le Voyage d’hiver et les Protocoles peuvent paraître entêtantes, raison de plus pour ne pas se laisser assourdir… Un des points de fragilité est que rien n’indique à ma connaissance un intérêt particulier de Perec pour Les Protocoles des sages de Sion. Il en savait certainement quelque chose sans que je sois en mesure d’aller au-delà de ce vague « quelque chose ». Lecteur chaque jour du « Monde », il peut ainsi y avoir lu, dans l’édition du 30 août 1967, l’article – succinct, mais parfaitement informé – de Pierre Vidal-Naquet sur-titré « L’histoire d’un mythe » et intitulé « La « Conspiration » juive et les Protocoles des Sages de Sion » — Il s’agissait d’un compte-rendu du livre de Norman Cohn, Histoire d’un mythe, La « conspiration » mondiale juive et les Protocoles des Sages de Sion.

Ce qui est certain en revanche, c’est son obsession concernant les faux et les faussaires. Il a quand même écrit deux romans sur le sujet, Le Condottière en ses jeunes années et Un cabinet d’amateur, justement au moment où il écrit Le Voyage d’hiver. Sans parler de son texte sur les trompe-l’œil, sa préface à L’Œil ébloui de Cuchi White (Le Chêne/Hachette, 1981).

D’autre part, il n’a cessé de tourner autour du fonctionnement de la machine à tuer nazie. Métaphoriquement dans La Disparition. De façon transparente et terrible dans l’utopie de l’île W, construite sur le mensonge de l’exaltation sportive, un mensonge cohérent, quasi sans failles. Le premier des « grands » textes de Perec est son article de 1963 sur Antelme et le système concentrationnaire — reproduit dans L.G., une aventure des années soixante, Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1992. Le premier et le dernier des rêves de La Boutique obscure se déroulent dans « le camp ». Ce sont les rouages et engrenages du dispositif nazi qui l’obnubilent : la fabrique de faux en est un élément déterminant.

Souvenons-nous de ce que dit Perec de « la technique de l’escroquerie » et de l’« espèce de plaisir intense de la machination »9. Il y en aurait un à sembler raconter une histoire qui concerne le cercle des poètes depuis longtemps disparus pour en introduire subrepticement une autre. Tout en sachant qu’un lecteur tout à sa passion de l’exégèse peut faire tourner trop vite, trop bien pareils mécanismes.

Je me souviens aussi de la passion de Perec pour les encryptages les mieux enfouis. Bernard Magné avait fait preuve d’une belle perspicacité en découvrant la place des énoncés en onze ou en quarante-trois lettres ou mots dans ses textes, rappels intimes et quasi invisibles des dates de la déportation de sa mère vers Auschwitz, le 11 février 1943. On aurait pu passer encore bien des années sans le voir.

Je relis enfin le texte que Perec a écrit sur Orange mécanique, le film de Kubrick. Un texte d’une violence d’intention et de ton rare à ce point sous sa plume. Les camps y sont dits non point « une exception, une maladie, une tare, une honte, une monstruosité, mais la seule vérité, la seule réponse cohérente du capitalisme. » Une analyse politique qui est au-delà du sommaire. Mais ce qui m’importe ici est la fascination de Perec pour la façon dont Orange mécanique multiplie les leurres. Dans ce monde, tout a l’air presque normal. On y apprend « presque sans surprise » que tel « excellent bordeaux n’est qu’un piège et que la Neuvième Symphonie de Beethoven est une excellente arme du crime. » « Persisterons-nous encore longtemps à croire qu’il existe en ce monde un domaine privilégié du réel que la violence pourrait ne pas atteindre ? L’amour ? L’Art ? La Musique ? » Et la poésie, fût-elle « illumination », « ariette oubliée » ou variation autour des « lumières lointaines des sauvages sous-bois » ? « N’importe quel petit chemin de campagne, poursuit Perec, peut déboucher sur un camp. N’importe quelle jolie clairière peut être un lieu de torture. »10. Et il y aurait une ironie glaçante à rapprocher le « voyage d’hiver » de Cyrla Perec des propos de Mallarmé sur « l’hiver lucide, saison de l’art serein ». 

Pour Vincent Degraël, « sa découverte était trop belle, trop évidente, trop nécessaire pour n’être pas vraie, et déjà il imaginait les conséquences vertigineuses qu’elle allait provoquer : le scandale prodigieux qu’allait constituer la révélation publique de cette « anthologie prémonitoire » ». Il me reste à éviter son destin et son terminus à l’hôpital psychiatrique. J’arrête là le résultat de mes peut-être « vaines recherches », laissant moi aussi beaucoup de pages blanches derrière elles.

Un dernier scrupule, non le moindre. Si l’histoire de faux que sont Les Protocoles des Sages de Sion se profile en filigrane derrière Le Voyage d’hiver, elle est destinée à rester telle que Perec l’a tramée, c’est-à-dire fantomatique et, au mieux, problématique. C’est peut-être une affabulation issue de cette histoire qu’il raconte, ce n’est pas ce dont il fait récit.

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Ceci est peut-être un conte. À moins que ce n’en soit pas un…

Claude Burgelin
Juin 2023

1. Cette plaquette était tirée à mille exemplaires. Chacun des auteurs traitait d’une des quatre saisons. Paul Otchakovsky-Laurens travaillait alors chez Hachette.

2. Maurice Olender, Race sans histoire, Galaade, 2005, rééd. « Points Essais » 2009, p. 52. Le chapitre consacré au jésuite belge Pierre Charles (1883-1954), un de ceux qui démonta les pièges des Protocoles, est une excellente source d’informations et d’analyses sur toute cette histoire.

3. Auteur d’Histoire d’un mythe, La « conspiration » juive et les protocoles des sages de Sion (titre original : Warrant for Genocide, 1967). Traduit aussitôt par Léon Poliakov et publié par Gallimard en 1967, repris en Folio en 1992. Le dossier des Protocoles a été longuement repris dans les deux tomes de Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion, Faux et usages d’un faux, Berg International, 1992, réédition augmentée en 2004.

4. Histoire d’un mythe, op. cit., p. 166. Tout au long du XXe siècle, les Protocoles seront republiés dans le monde arabe et au Japon.

5. Il aurait pu aussi être inspiré par ce que fit la propagande antisémite du Dialogue de Joly, le transformant en l’œuvre de « Joe Levy »… Cf. Maurice Olender, op. cit., p. 58.

6. Voici les vers de Verlaine que cite le texte, sans marquer le passage d’un vers à l’autre : « dans l’interminable ennui de la plaine, la neige luisait comme du sable. Le ciel était couleur cuivre. Le train glissait sans un murmure… » Maxime Decout, dans les notes de la Pléiade (p. 1219), restitue la versification et le texte exact de ce début de la huitième des « Ariettes oubliées » : la neige y est dite « incertaine », ce qu’efface Perec. Les vers « Le ciel est de cuivre/Sans lueur aucune » du texte originel se prosaïsent en « le ciel était couleur cuivre » Et la dernière phrase est une reprise d’un autre poème « Malines », toujours dans Romances sans paroles : « le train glisse sans un murmure. » L’adjonction de ce vers aux autres et donc d’un train dans le paysage, le passage du présent à l’imparfait, la neige qui devient certaine, les vers qui dérivent du côté de la prose… Comment là encore, au fil de ces subtiles et volontaires modifications, ne pas se laisser entraîner vers le « voyage d’hiver » qui ne quitte pas la mémoire de Perec ?

7. Cf. Le Voyage d’hiver et ses suites, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2013, avec une quinzaine de variations signées de Jacques Roubaud (« Le Voyage d’hier »), Hervé Le Tellier (« Le Voyage d’Hitler »), Jacques Jouet (« Si par une nuit un voyage d’hiver » ?), Paul Fournel (« Le Voyage d’Hébert »), Marcel Bénabou (« Le Voyage disert ») et autres Oulipiens.
Pierre Bayard, Demain est écrit, Minuit, 2005 ; Le Plagiat par anticipation, Minuit, 2009, etc.

8. Voici ce « projet très ancien » tel qu’il l’expose dans son « programme de travail » de décembre 1976 : « il s’agit de prendre une anthologie de la littérature française au 19e (genre Lagarde et Michard) et d’en unifier les extraits de manière à aboutir à un récit dont les chapitres sont des fragments d’Adolphe, d’Atala, etc. jusqu’à Zola. » (David Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots, op. cit., p. 568).

9. Entretien de Georges Perec avec Gérard-Julien Salvy (12, 19 janvier 1980) reproduit  dans Entretiens, Conférences…, textes réunis et présentés par Mireille Ribière, Joseph K, 2O19, p. 462.

10. On trouvera ce texte paru dans le n° 3, octobre 1972, de la revue Cause commune sous le titre « L’orange est proche » dans Entretiens, Conférences…, op.cit., p. 894-895.

Perec © Christine Marcandier