Virginie Poitrasson : « J’ai voulu rendre compte de la manière dont la peur réorganise notre espace, nos gestes, et nos respirations » (Tantôt, tantôt, tantôt)

C’est un beau et fort recueil poétique que Virginie Poitrasson nous donne en ce printemps 2023 avec Tantôt, tantôt, tantôt qui paraît chez « Fiction & Cie » au Seuil. S’inspirant notamment d’une réflexion de Deleuze sur la ritournelle, Poitrasson offre une saisie sensible et réflexive à la peur, l’effroi comme scène primitive de nos vies. Mais ces angoisses, qu’elles soient ponctuelles ou structurelles, trouvent dans leur poème leur issue de peurs : la parole y sert de conjuration ultime. Recueil neuf, au plus près d’un rendu sensoriel du monde, Tantôt, tantôt, tantôt fascine par sa détermination à sortir de la terreur qui tenaille le sujet. Autant de pistes que Diacritik ne pouvait que sonder en compagnie de Virginie Poitrasson le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau dernier recueil poétique, Tantôt, tantôt, tantôt qui vient de paraître au Seuil chez « Fiction & Cie ». Comment est né ce texte où, de poème en poème, la terreur domine ? Vous écrivez ainsi : « Ce que je n’avais pas prévu du tout, c’était la peur. Une toute petite peur, surgie comme ça, un après-midi d’automne, comme on ramasse un chat perdu dans la rue, ou un rhume. J’avais attrapé une peur. » Est-ce au contact de cette peur virale que le livre a pris naissance puisque, ainsi que vous l’affirmez ensuite, « Il fallait maintenant en faire quelque chose » ?

Le point de départ du livre est un effroi tout personnel, un rêve de terreur qui revenait souvent sous différentes formes, car comme l’a écrit Pascal Quignard : « Ce qui fait peur c’est ce qu’il faut suivre. » Quand le livre n’était qu’à l’état de projet dans mon esprit, j’ai commencé à écrire à partir de rêves de terreur, de rêves d’intrusion, de terreurs nocturnes qui m’habitaient et me hantaient tant, que j’ai ressenti le besoin de poser sur le papier ces objets de terreur. Un rêve qui revenait souvent était un rêve avec un ou plusieurs chiens ; les chiens dans ce rêve étant toujours ressentis comme une menace, « a threat » comme on dit en anglais, j’ai donc décidé de creuser cette présence canine qui habitait mon inconscient, de creuser cet effroi pour en comprendre les mécanismes et mieux le cerner, en esquisser les contours, donc trouver une forme, pour pouvoir le nommer, donc le saisir et conséquemment maîtriser cet effroi.

Pour en venir au cœur de Tantôt, tantôt, tantôt, il convient d’emblée de préciser qu’il se place sous le signe d’une réflexion de Gilles Deleuze sur la ritournelle que vous donnez en exergue au recueil, et que nous redonnons ici : « La ritournelle a les trois aspects, elle les rend simultanés, ou les mélange : tantôt, tantôt, tantôt. Tantôt, le chaos est un immense trou noir, et l’on s’efforce d’y fixer un point fragile comme un centre. Tantôt l’on organise autour du point une « allure » (plutôt qu’une forme) calme et stable : le trou noir est devenu un chez-soi. Tantôt on greffe une échappée sur cette allure, hors de ce trou noir. »
Tirée de Mille Plateaux, cette observation de Deleuze donne non seulement son titre à votre recueil mais en rythme la saisie poétique. De fait, le premier tantôt, ou premier versant d’écrire, s’offre comme le chaos et comme un grand trou noir. Et ce trou noir, ce serait celui de la peur qui traverse et déchire votre recueil. Dans Tantôt, tantôt, tantôt, la terreur se donne comme la scène primitive de votre écriture poétique. C’est l’affect majeur du monde et des êtres : « Nous n’avons rien d’autre que la peur », écrivez-vous ainsi. Le poème fixe donc pour vous un point fragile tant, d’emblée, vous dites que vous êtes revenue de la terreur : « Et pouvoir la raconter, / c’est en être revenu, / être revenu de cette terreur, / en l’ayant regardée, / sans être pétrifiée. » Quelle est ainsi cette Gorgone que vous évoquez ? En quoi le poème en fixe-t-il un centre, même fragile selon vous ?

Ce que j’avais à dire sur la peur, sur nos peurs, je devais le coucher sur papier et en faire un texte fort et évocateur qui toucherait tout à chacun. C’était ma manière à moi d’exorciser cet effroi qui m’habitait en le partageant et en le transformant en objet poétique.

À mon sens, quand on a été saisi par une terreur profonde quel que soit son origine, on ne peut pas vivre totalement hors de celle-ci. « La peur m’occupe », écrivait Henri Michaux. C’est ce que j’évoque notamment dans les poèmes « À l’intérieur » (page 73) et « What I left behind » (pages 75-79) qui font référence, à mon trauma du 11 septembre quand je vivais à New York en 2001, trauma passé sous silence pendant plus de 20 ans :

Il n’y a qu’elle, la catastrophe, comme point de départ et d’arrivée, comme point tout court.

et

Nous sommes assis dans le silence, en sécurité dans le silence
Tout autour le théâtre-terreur

Quelque chose nous retient, nous rattache à cette terreur, indéfectiblement, pour le meilleur et pour le pire. On vit avec elle à la fois au-dedans et au-dehors d’elle, tout en gravitant autour, comme un pôle d’attraction, parfois on se retrouve au cœur, « dans le grand trou noir » comme vous le formulez, parfois elle nous expulse loin de son centre mais nous sommes toujours rattachés à elle par un rythme, une cadence qui lui est propre. Et cette cadence si particulière est faite de temps plats et de violentes accélérations, cadence que j’ai voulu restituer dans le livre – je parle alors des « allures » de la peur – en variant les formes poétiques : litanie, fragments, conte, etc.

Venons à présent au deuxième tantôt, celui qui, à suivre Deleuze, organise autour de la terreur, de ce point même, ce qu’il désigne comme une allure. Dans Tantôt, tantôt, tantôt, le trou noir est devenu un chez-soi quand on finit par s’habituer au néant, à savoir, d’une certaine façon, à la terreur qu’on finit par habiter. Vous écrivez ainsi : « Frôler la catastrophe, aller jusqu’où s’ouvre l’espace, jusqu’où se déploie la pensée ». Habiter la terreur pour finir par y développer une pensée de cette terreur même, trouver, dans la pensée et son expression, une manière de penser cette sidération qu’induit la terreur. En seriez-vous d’accord ? Plus largement, finalement, ce deuxième « tantôt » provoquerait une manière de nouvelle angoisse que vous formulez de la sorte également : « Ce qui fait peur, c’est de voir un ordre au-dedans de ce chaos absolu ». Est-ce que choisir une allure plutôt qu’une forme permet de ne pas justement échapper à cette logique de l’ordre que vous dénoncez ?

Oui, c’est bien une manière ou plutôt ce sont des manières, des postures, des positions de penser la sidération qui sont présentes dans mon livre. J’ai voulu rendre compte de la manière dont la peur réorganise l’espace, notre espace, nos contours, nos gestes, et nos respirations. Mon écriture poétique s’élabore au regard de notre position dans le monde. Le terme « position » fait référence aux catégories d’Aristote, comme me l’a fait remarquer justement le poète Stéphane Bouquet. Pour Aristote, les dix catégories (la substance (ou essence), la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l’action, la passion) correspondent aux différentes manières de signifier quelque chose en employant le verbe être (en grec), il les nomme catègoriai (« qualités ») de l’être. En résumé, il y a l’être (ousia en grec) et puis il y a des figurations de l’être ou des formes que prend l’être – et parmi elles : la position. Je pense fondamentalement que le langage poétique, que la construction de notre pensée se fonde sur notre position au monde, passe par la manière de se positionner sensiblement dans le monde et ce, au travers du corps, de ses mouvements, ses respirations, ses hésitations, de ce qui nous traverse de façon sensible. Cette façon d’être, de penser et de ressentir le monde, je l’avais déjà initié dans mes précédents livres notamment dans celui paru aux éditions Lanskine et qui s’intitule, à juste titre, Une position qui est une position qui en est une autre. Dans ce livre, j’écris notamment :

Raconter une position,
c’est comprendre
le décuplement,
l’incendie-incident
de matière à forme
d’outils à développement
de salves en oraison.

Et le titre du livre Tantôt, tantôt, tantôt, qui est tiré de la réflexion de Gilles Deleuze sur la ritournelle dans Mille plateaux, évoque par sa forme itérative, les variations de nos postures pour être au monde, pour penser et ressentir le monde. Elles sont innombrables, changent constamment et nous définissent en tant qu’êtres.

Venons-en enfin au troisième tantôt deleuzien autour duquel s’articule l’ensemble de votre recueil. Ce troisième versant explore la greffe, une manière de vivre avec, une manière de vivre avec la terreur elle-même qui est à l’origine même de l’écriture poétique. Vous en posez vous-même ouvertement la question qui ne laisse sciemment aucune ambiguïté possible : « Comment épouser la terreur ? » Ma question sera ainsi la suivante : est-ce qu’épouser cette terreur, c’est finalement, comme le suggère Deleuze, une manière de vivre hors de cette terreur ? Est-ce une manière plus généralement d’atteindre à ce que vous énoncez de la manière suivante également : « On ne cesse de contenir son propre effondrement » ?

En l’épousant, elle ne disparaît pas, comme disait la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle dans son essai Éloge du risque : « Une peur ne se défait pas, elle coexiste avec une perception du monde à laquelle elle reste collée, indissolublement. », mais l’embrasser, c’est accepter cette co-habitation étroite avec la terreur pour mieux vivre avec elle et la dépasser, car comme je l’écris dans le poème « Plis de la catastrophe » (page 67), nous sommes « enfants de la catastrophe, notre ordinaire est chaos. »

Au-delà de l’air de ritournelle qui rythme et emporte Tantôt, tantôt, tantôt, ce qui ne manque pas de frapper, c’est combien le poème induit une réversibilité de la terreur. Loin d’être uniquement appréhendée négativement, la peur permet d’ouvrir et d’œuvrer à une prise de conscience sensuelle et sensitive du monde. Cette même peur offre à une saisie plus aiguë, plus précise sinon plus rigoureuse même du monde qui entoure puisqu’il est fait mention ainsi : « La peur accentue le clignement des yeux. / Le danger affûte notre sens de l’effort. » En quoi ainsi la terreur que vous évoquez peut-elle peut-être se lire comme un dérèglement mais aussi un règlement, au sens d’ajustement, de tous les sens en quelque sorte ? Que provoque cette terreur dans le sensible du poème ?

La peur nous saisit sous bien des aspects, physiquement d’abord, avec tous les changements métaboliques et organiques qu’elle provoque et psychiquement, avec l’adrénaline qu’elle produit et qui décuple nos sens, bien que nous soyons paradoxalement dans un état de paralysie soudaine. Dans ce moment d’aveuglement et de tétanie que provoque la peur, notre être se trouve entièrement mobilisé, il acquiert une acuité exceptionnelle et un sens du détail inédit. C’est en partant de ce moment-là que s’est mobilisée, dans mon écriture, cette « langue de terreur » qui a la capacité de délivrer, de saisir ce qui est, souvent, juste entrevu, entraperçu, et c’est dans ce moment-là que se révèle dans le poème, ce que j’appelle, la part la plus épidermique du langage. Cette part si sensible du langage, je l’ai déjà questionnée dans mon précédent livre Le pas-comme-si des choses, paru aux éditions de l’Attente, où j’écrivais déjà :

J’ai peur. C’est si simple et si réel. Je tente d’endormir ma peur, de l’entourer. Mais je suis dans le hurlement du monde. C’est la face hurlante, nue, le pas-comme-si des choses.

Les autres dimensions y restent à plat. Là il n’y a pas de revers, que du strident.

Seul le frôlement des choses est vu comme une solution, sous forme d’une quête de l’épaisseur des faits les plus menus, pour se maintenir un peu là, pour toucher à un semblant de dimension : toucher ma joue, gratter un bouton, cligner des yeux, passer ma langue sur les lèvres, bailler pour me déboucher les oreilles, étirer mes orteils, déglutir doucement.

Dans ce même mouvement qui explore la terreur première, et au-delà de ce triple mouvement du tantôt qui rythme le chaos, le poème chez vous se fait résolument espoir. Il ne cède pas à la peur qui environne, il cherche littéralement à conjurer. « Conjuration », tel semble être le maître mot d’un poème qui veut vivre après la peur. Est-ce finalement le prolongement naturel du premier tantôt qui invite, comme vous l’écrivez, à « Esquisse un centre, entonner un air, / dérouler le calme » ?

Dans ce livre, je rends compte de ce que nous, humains, mettons en place pour conjurer la peur, pour s’en prémunir sans qu’elle ne disparaisse jamais complétement, car elle est toujours présente, même de façon effacée dans nos vies.

Tantôt, tantôt, tantôt parle de la manière dont nous nous accommodons de cette peur, des stratégies que nous employons pour faire avec ce sentiment bouleversant, des postures que nous prenons face à ce qui nous fait face, des conjurations que nous convoquons pour repousser au plus loin cette peur. Des conjurations ancestrales viennent ponctuer le livre, par exemple, les poèmes « Conjurations » (pages 25-28 et 81-84), « Mort » (pages 128-129) sont inspirés de rites très anciens, de rites sumériens et babyloniens, ils décrivent une série de gestes très précis à effectuer, ce sont des gestes premiers qui ont à voir avec la terre et l’eau (page 129) :

Pour toi qui es venu dans l’ombre,
poursuit la parole,
remplis les vases d’eau,
façonne ta figure dans l’argile

Des incantations reviennent aussi plusieurs fois dans le livre, comme une ritournelle, avec « Pluie de météores », un poème construit en quatre parties et constitué d’aphorismes et de formules, pour reprendre le titre d’un de mes précédents livres Il faut toujours garder en tête une formule magique (éditions de l’Attente), voici un extrait de « Pluie de météores IV » (page 136) :

– Tracer des cercles pour apparaître et sans se tourner disparaître.
– Sans diminuer, sans grandir, entonner un air de rien, l’air de rien, mettre un pied devant l’autre et entrer carrément.
– Nos regards imminents déroulent la mélodie des premières paroles.
– Nos regards imminents initient l’espace, touchent le temps. Et dénoués, nous dansons.

Un des points les plus remarquables de Tantôt, tantôt, tantôt est la manière dont le poème ne cesse d’adresser des questions au langage et à la manière dont l’écriture peut se saisir de la catastrophe : empêcher que le poème reste bouche bée ou juste cri d’effroi devant la peur. Faire ainsi de la catastrophe le lieu même du poème, quand « Chaque catastrophe qui s’abat est une matière première », quand « notre ordinaire est chaos », ou quand encore « Fracas, tremblements, fractures / organisent implacablement les êtres et les choses », est-ce ainsi encore parvenir à trouver les mots pour dire ? Un des derniers vers affirme « Prendre enfin la parole » : est-ce la destination même de votre geste ?

Oui, j’ai essayé de trouver les mots pour dire cette peur, pour écrire à partir de cette peur. Tantôt, tantôt, tantôt est une tentative poético-scientifique de cataloguer les signes de la peur, de cataloguer les expériences concrètes de sidération. J’ai voulu parler de la matérialité de la peur, j’ai écrit à partir de la peur. La peur primale nous relie directement à notre condition de mortel. Elle nous concerne tous. C’est pourquoi Tantôt, tantôt, tantôt est un livre où tout à chacun peut se retrouver, que ce soit dans des petites peurs quotidiennes, ou que ce soit à travers des peurs ancestrales ou en ayant côtoyé des catastrophes. Je voulais un texte alerte, intense, qui dynamite cette terreur, qui dise ce qu’elle provoquait en moi autant physiquement qu’émotionnellement, ce qu’elle créait à l’intérieur tout autant qu’à l’extérieur, sur mon environnement, qui observe toutes ces facettes.

Ma dernière question voudrait porter sur ce vers en guise de conclusion : « Comment une forme entre-t-elle dans une disposition monstrueuse ? » En quoi finalement Tantôt, tantôt, tantôt prend ses distances avec la forme, et sa tendance au formalisme, pour privilégier le mouvement et l’allure ?

Dans Tantôt, tantôt, tantôt, j’essaye de saisir la forme de la peur et en le faisant je me suis aperçue qu’elle avait plus une allure qu’une forme, une cadence comme je l’évoquais plus haut, voici comment je décris l’un des mouvements de cette cadence de la terreur dans le poème « Allure » :

La peur a une allure plus qu’une forme, ou plutôt elle a des allures.

Ses allures sont ces traces laissées à terre, qui correspondent à la
distance et à la position entre le pas avant et le pas arrière.

Il faut apprendre à être tout-terrain, à franchir gués mortels et parois monstrueuses.

L’inclination étant notre meilleure alliée.

Tout peut être si réel, et peut simultanément disparaître dans l’instant doute.

Virginie Poitrasson, Tantôt, Tantôt, Tantôt, Le Seuil, « Fiction & Cie », mars 2023, 144 p., 17 €