Le Très Curieux Réjean Ducharme: Romans

Détail de la couverture des Romans de Réjean Ducharme © éditions Quarto

Voilà que les éditions Quarto font paraitre ce qu’on n’osait espérer même dans les rêves les plus chimériques : une édition de l’œuvre romanesque complète de Réjean Ducharme. Inespérée et inattendue, dirait-on pour reprendre les mots de Ducharme, que cette édition qui s’offre à nous, car si sa singularité et son talent sautent aux yeux, il ne semble pas beaucoup lu aujourd’hui – hérésie, quand on considère l’envergure et l’originalité de cette œuvre pareille à nulle autre. On ne peut décemment que saluer cette excellente initiative de Quarto, consacrée à un auteur dont la marginalité publique est aussi, quelque part, une marginalité esthétique : c’est l’extrême singularité de Ducharme qui l’isole dans le paysage littéraire en même temps qu’elle le nimbe de l’aura du non-pareil. Car qu’on aime ou non l’œuvre de Ducharme, force est de reconnaitre que plonger dans L’Avalée des avalés, l’Hiver de Force, Dévadé, c’est entrer dans quelque chose qui ne se fait pas ailleurs, dans aucune langue ni aucune forme, et ce charme décoiffant, brut de décoffrage mais ouvragé comme le cachet du plus beau bahut, est celui du nouveau.

Qui est Réjean Ducharme ? Cette question, c’est non seulement les premiers lecteurs avides de biographisme qui la poseront en découvrant en 1966,le roman d’un jeune québécois publié chez Gallimard après avoir été refusé en son pays. A qui peut appartenir ce talent énaurme et hors norme ? On crie à la mystification, on accuse Gallimard d’avoir fait réécrire le texte, on dit que Ducharme n’existe pas, qu’il n’est que le prête-nom d’un écrivain plus connu – bref, on n’y croit pas, impossible qu’un auteur si jeune puisse écrire un tel livre, et « l’Affaire Ducharme » prendra de telles proportions que les journaux pisteront l’écrivain, que Gallimard enverra Clément Rosset, alors assistant-professeur à Montréal, pour rencontrer Ducharme et conclure que les « divers manuscrits que j’ai eus sous les yeux ne laissent aucun doute quant à la paternité de ses ouvrages. La richesse et la perfection de la langue de l’Avalée des avalés ne posent aucun problème d’authenticité, compte tenu de la culture, de l’intelligence et de la mémoire de Réjean Ducharme. » Toute sa vie durant, il aura la réputation d’un marginal, sorte de Salinger ou de Pynchon écrivant en langue française – parallèles qui, au-delà d’un même retrait médiatique et éloignement des sphères culturelles, se justifient en ce que Ducharme est proche de l’enfantine nudité de l’émotion de l’Attrape-cœurs et du goût délirant de l’auteur de l’Arc en ciel de la gravité.

Comment situer Réjean Ducharme dans le paysage littéraire ? C’est l’autre question qui se posera encore longtemps à la lecture de ces textes si particuliers. À bien des égards, Ducharme apparaît comme l’enfant batard de Louis Ferdinand Céline et Virginia Woolf. Il partage avec Céline cette verve nerveuse et noueuse, cette langue extrêmement écrite bien que cherchant dans le même temps la vibration du populaire, la tonalité heureuse du monde invoqué par un nouveau style et capturé par le texte. Sa parenté avec Woolf tient à cette étrangeté prodigieuse provoquée par sa prose, sa manière de saisir le monde traversé par le flux d’un verbe toujours en métamorphose. Mais son œuvre pourtant ne construit des parentés que sans induire des hiérarchies dont elle sortirait vassale, car elle est résolument particulière. C’est d’abord le verbe de Ducharme qui saisit : « Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère. »

Mais Ducharme n’est pas qu’un verbe, c’est aussi un univers, où l’enfance, d’abord, est la caméra qui permet de regarder en décalé le réel par l’absurde, le farfelu, l’étrange ; c’est l’émotion qui surgit par des arabesques imprévues, des glyphes biscornus qui convoquent la poigne qui sait étreindre le cœur ; c’est le sentiment diffus du malaise face à l’évolution du monde, l’éthique farcesque d’une désobéissance venue du front trop lourd de Bartleby ; c’est la marginalité comme posture choisie, la singularité vécue comme viscéralité, joies et peines mêlées. Impossible de prétendre résumer la diversité et les intrigues des romans de Ducharme, de l’enfance merveilleusement rêvée de l’Avalée des Avalés au délire versifié de la Fille de Christophe Colomb, aux plaisirs givrés de L’Océantume, à la poésie corrosive de l’Hiver de Force : pour en savoir plus, mieux vaut se taire et laisser le livre pénétrer le lecteur de sa langue qui, seule, est à même de raconter les si étranges histoires de ces si étranges personnages. Il est des charmes qui ne peuvent se dire dans une autre langue que celle dans laquelle ils ont été composés.

La particularité de cette édition, en plus de rééditer La Fille de Christophe Colomb (depuis longtemps introuvable) et la fin inédite de l’Océantume, tient à un exceptionnel dossier biographique. On pouvait se demander ce que donnerait cette section habituelle des éditions Quarto, appliqué à un auteur qui a toujours fui les entretiens, dédicaces, photographies, qui a fait du secret sa marque publique de fabrique. Ce Vie & Œuvre illustré, par Monique Bertrand et Monique Jean, jette un éclairage considérable sur la figure de Ducharme. Cet essai biographique prend d’autant plus de sens qu’on voit que le personnage de Ducharme était à l’image de son œuvre : sensible, rétif, joueur, farouche, furtif, fuyant, amical, marginal. Il ne faudrait pas abuser de ce terme de marginalité, tant il est trop souvent utilisé, tant il véhicule tant de représentations imaginaires contradictoires, mais force est de reconnaître qu’il convient bien à l’homme qu’était Ducharme. Enfant d’un père violent, d’une mère aimante, enfant brillant mais réservé, qui s’élève en obtenant des bourses, commence à écrire très jeune et fait montre d’un talent certain, qui, grandissant, transformera sa réserve en refus, connaissant le succès dès sa publication, mais déjà fuyant le monde, toujours plein de doutes sur sa pratique. On voit cette vie néanmoins traversée par des amis lointains, Claude Gallimard, Jean-Marie Le Clézio, Marie-Claire Blais, et par Claire Richard, compagne, agente, porte-parole, soutien indéfectible de cette vie bringuebalante, qui s’éteindra dans le silence et le retrait en 2017.

Ce parcours biographique, déjà intéressant en soi, devient encore plus passionnant lorsqu’il nous donne à entendre la voix-même de Ducharme (lui si rare dans ses apparitions) via ses carnets, ses lettres, ses journaux. Ducharme dit à sa mère « Ne crois pas tout ce que j’écris. J’ai tendance à noircir la vie en rose ». Il explicite son rapport à l’écriture : « j’écris pour ne pas me suicider ». Donne sa définition du roman : « des morceaux d’âmes trop lourds lancés par une bouche à toutes les oreilles ouvertes ». Nous lisons ses notes au verso du manuscrit de l’Hiver de Force : « Fermer toutes les portes et m’enterrer dans ma fiction et qu’il n’y ait qu’un soleil celui que j’invente en écrivant ces lettres : SOLEIL. ». Son Aide-mémoire où il écrit : « Le regard des autres me tue sans me faire mourir, me fait perdre la raison sans me rendre fou. Le feu se relève avec son damné, comme disait Rimbaud. Je vais passer à travers, je vais me trouver de l’autre bord, à quelque prix que ce soit, avec le nombre de brûlures que ça voudra, je ne veux pas me laisser avoir comme ça. C’est facile : je n’ai qu’à me faire accroire que je ne suis pas moi, que cette peau dont j’ai horreur n’est pas ma vraie peau, mais une peau louée, une peau décrochée en passant de sur le porte-peaux pour me mettre sur le dos avant de sortir les vidanges. » Puis les dernières notations qui nous sont données du Journal : « Cigarette accordée par une ronde et gentille pute rue Saint-Dominique. ‘You look stressed – Not stressed – Fed up… ? Maybe – Thank you sweetheart’. Meilleur contact humain depuis des années » ; « Nouveau projet : redresser la tête. Ne plus la faire trainer à terre, penchée depuis des années pour ramasser les miettes. Regarder en l’air. Dessus de la ligne d’horizon. Niveau des feux de circulation et des enseignes. Tête haute. »

On ne peut qu’espérer que ce Journal, cet Aide-mémoire, ces lettres soient un jour publiés, car ils révèlent la même intensité de langue et d’émotion que les romans : Réjean Ducharme y surgit intact, fidèle à ses personnages, à leur verve drôle et désespérée, cabotin dans le genre impitoyable. C’est d’ailleurs aussi le miracle Ducharme, et la nature de certaines grandes œuvres, qui réussissent quelque chose qui ne fonctionnerait chez nul autre : la texture qui habite les romans de Ducharme est sa voix propre, traversée par la fiction, mais elle n’est pas feinte, comme tant de styles creux qui ne sont qu’artificiels. Ces documents la montrent à l’état brut, naturelle, à l’image d’elle-même, et le miracle est que le passage de la voix au roman ait opéré, que cette langue, justement, cesse d’être une simple manière de parler se muer en littérature.

Gageons qu’on pourra très bien se méprendre sur le compte de Ducharme. Ainsi va la littérature, qui fait qu’il est souvent plus facile de passer en son temps à côté d’une œuvre majeure en raison de sa bizarrerie et de sa curiosité. Et l’œuvre ainsi végète, macère dans son siècle qui l’ignore, mais elle n’en est pas moins résistante ; elle patiente dans l’antichambre de la mémoire, sauvegardée par ceux qui n’oublient pas et fortifient ses assisses pour qu’elle passe l’épreuve du temps mieux que toutes les cathédrales éphémères que le discours social, les compromissions esthétiques et les jeux médiatiques érigent faussement en chefs d’œuvres. On peut aussi tout à fait, et sans honte, passer à côté d’une œuvre, qu’on soit simple lecteur, critique ou écrivain – que ce soit Gide refusant Proust, la maison Decca refusant d’engager les Beatles, Pierre Tisseyre refusant Réjean Ducharme. Un rien nous égare sur les routes mauvaises qui ne mènent nulle part : un manque de concentration, une poétique trop éloignée de nos goûts du moment, un livre débarqué au mauvais moment, une crispation sur un fait de style, de langue, de fiction. À celles et ceux qui auraient jeté un œil aimable mais distrait sur Réjean Ducharme, on ne peut que conseiller d’y revenir et d’accorder un peu de patience à la découverte de ce territoire où l’émotion est reine, le rire bouffon, les larmes et les peines déguisées en féaux chevaliers d’un roi absent, parti affronter le néant lui-même. L’œuvre de Réjean n’est pas une simple curiosité, sauf à remotiver le sens même du terme de curiosité : une gemme à la couleur unique, une chose étrange, remarquable, insolite et précieuse – en un mot, rare, et donc nécessaire. Un morceau d’âmes trop lourd, lancé par une bouche à toutes les oreilles ouvertes.

Réjean Ducharme, Romans, édition établie et présentée par Elisabeth Nardout-Lafarge, Vie et Œuvre illustré par Monique Bertrand et Monique Jean, éditions Quarto, novembre 2022, 1952 p. + 179 documents, 35 €