Le pouvoir est peut-être la seule chose dans ce monde qui ne gagne pas à être aimée.
Antoine de Saint-Exupéry, Carnets
Dans un crépuscule de feu digne de Gone with the Wind/Autant en emporte de Victor Fleming (1939), mais orchestré là par Dame Nature, un ponton entre ciel et mer. L’ombre chinoise d’un homme en costume entre dans un plan fixe par la droite, avance au centre de l’image, s’accoude au ponton. Le poids de son corps entraîne le spectateur dans la profondeur de sa réflexion. L’homme se redresse, quitte le plan d’un pas lent par la gauche.
Séquence claire-obscure d’une limpidité filmique à couper le souffle. Opacité du protagoniste de cette « pacifiction », mot-valise aussitôt démenti par « tourment » suivi de « sur les îles ». Promesse de foudres, monoï et tiaré dans la lignée de Mutiny of the Bounty/Les Révoltés du Bounty de Franck Loyd (1935), Son of Fury : The Story of Benjamin Blake/Le Chevalier de la vengeance de John Cromwell (1942) ou Tabou de Friedrich Wilhelm Murnau et Robert Flaherty (1931). Il y a tous les ingrédients de ces films d’aventure sous les tropiques dans le dernier opus d’Albert Serra. Comme chez Loyd, la présence de l’armée ; comme chez Cromwell, une Gene Tierney façon RaeRae ; l’approche documentaire de Murnau et Flaherty, où le colonialisme pervertit les traditions. Département et région d’outre-mer, la Polynésie française, carrefour des convoitises internationales, oscille entre exotisme et corruption. Paul-Émile Victor, explorateur ethnologue du XXe siècle, prétend que si un expatrié quitte l’Hexagone avec 50 kilos de problèmes, il en retrouve 500 à Tahiti, tant ce paradis condamne le migrant à un face-à-face sans pitié.
Tourné en plein confinement pendant vingt-cinq jours et à quatre caméras pour procurer une transe aux comédiens, l’abandon de tout contrôle, le film d’Albert Serra semble sous vide avec des personnages secondaires réduits au silence : un patron de boîte à veste dorée (Sergi López) ; Mr Mike (Mike Landscape) peut-être un espion derrière ses verres fumés tout droit sorti d’un thriller politique de Alan J. Pakula. Figures sous perf, anesthésiées dans leurs mouvements, malgré la luxuriance de la jungle digne des Chasses du comte Zaroff/The Most Dangerous Game de Ernest B. Schoedsack et Irving Piche (1932), la puissance des rouleaux des vagues qui malmènent les canots attrape-touristes.
Au sommet de la pyramide de ce petit théâtre indonésien, De Roller (Benoît Magimel) dont le prénom est inconnu, Haut-Commissaire de la République, équivalent au statut de préfet dans la métropole. Marionnettiste omnipotent en costume clair, chemise à fleurs et espadrilles, mix de la panoplie du Français dans les DOM TOM, des motifs hawaïens et des semelles corde à la Kennedy, autant d’emprises internationales qui font de la Polynésie une plaque tournante du tourisme, de la drogue et du blanchiment d’argent. À la tête d’un royaume d’intox, spéculations et agitation sourde, De Roller tire les ficelles à coups de rendez-vous, de réunions. Jamais filmé dans son habitation ni à son bureau, le fonctionnaire multiplie les discours. Beau parleur, adepte du mot juste qui sonne creux à moins que ce ne soit l’inverse, il menace un chef de clan opposé au gouvernement, encense le style d’une écrivaine française de passage, corrige la chorégraphie sauvage d’un groupe folklorique, confie son assistante à un notable favorable à sa réélection. Le coma éthylique d’un spéculateur immobilier allié à des rumeurs de reprises d’essais nucléaires à Mururoa, perturbent le calme olympien du Haut-Commissaire. De ses jumelles, De Roller voit-il un sous-marin ou un monstre du Loch Ness échoué dans l’océan Pacifique ? La nuit, en jet-ski, la mer d’huile ne lui révèle aucune trace de son fantasme, mais au détour d’un soupir, d’un silence, son inquiétude gagne du terrain.

Rarement personnage aura été à ce point circonscrit dans l’espace-temps qu’offre une narration, à mille lieues de toute structure scénaristique début/milieu/fin, sans recours à aucun climax pour tenir le public en haleine. Le personnage de De Roller, presque de tous les plans, ne se donne pas aux yeux du.de la spectateur.trice, mais s’offre à lui.elle corps et surtout âme, dans le frémissement de sa moindre pensée. À dose infinitésimale, sans l’ombre d’un pathos, ses prérogatives de politiciens se dissolvent, ses phrases se vident de leur substance. Le temps d’un monologue de nuit dans une voiture à l’arrêt, à côté d’un chauffeur endormi. Dans un dialogue ambigu avec Shannah la RaeRae (Pahoa Mahagafanau), garçon tahitien élevé comme une fille, et destiné par la famille et la société à tenir des fonctions féminines. Qui est cette mystérieuse Shannah ? Une Mata-Hari à la solde de De Roller ? Son sourire de miel comme de fiel, est-il la meilleure arme pour se hisser dans les hautes sphères insulaires ? La séquence, filmée en champ contrechamp, montre le Haut-Commissaire et la RaeRae, chacun retranché dans l’énigme de leurs ambitions. De Roller écrit en même temps qu’il s’adresse à Shannah. Elle lui murmure des réponses du bout des lèvres. Dans le dossier de presse, Albert Serra confie à propos de cette scène : « Une de mes obsessions a toujours été de créer des images et des situations inédites dans le cinéma. La scène bizarre et émouvante de la terrasse, où De Roller écrit sur son carnet noir et parle à Shannah, la comparant à une lionne, leurs sourires à tous les deux, la relation incertaine qu’ils ont, je crois qu’on n’a jamais vu ça dans aucun film ».
Si le but du public, influencé par les formatages des séries, est de comprendre un film pour parvenir à l’aimer, puis décréter que l’œuvre n’est « bonne » que sur l’appui de ce verdict émotionnel, alors qu’il passe son chemin. Si, au contraire, une fiction créée pour le grand écran peut égarer les spectateurs.trices dans ses méandres, les envoûter de son universalité, alors qu’ils.elles s’assoient dans une salle obscure, épousent les vibrations d’un personnage qui agit, réagit, doute, déçoit, perd pied sans pour autant chuter. Dans cet emploi, Benoît Magimel est prodigieux d’humanité. Au-delà de toute empathie ou antipathie, il compose un serpent au corps lourd, à la langue de bois, que plusieurs flûtes de la renommée perturbent de leur chant dissonant. De Roller est-il arrogant ou pétri de civisme, monstrueux ou altruiste, manipulateur ou pion d’instances gouvernementales ? Magimel s’enlise dans un thriller parano, dont jamais nous ne saurons s’il est le prédateur ou la proie, peut-être les deux. Albert Serra permet aux spectateurs.trices d’être à la hauteur du protagoniste, car ils.elles ne possèdent que les informations dont le héros dispose, tel Geoffrey Firmin, l’ex-consul britannique incarné par Albert Finney dans Au-dessous du volcan/Under the Volcano de John Huston (1984). Double en perdition aspiré par le ravin aux détritus que Malcom Lowry, auteur du roman, définit comme « ce sacré abîme que tout homme s’offre à l’heure actuelle ».


Pendant le tournage, Benoît Magimel découvrait les séquences à tourner le jour même, avait recours à une oreillette pour ne pas jouer mais être. Adepte du procédé, Serra ne tarit pas d’éloges sur son interprète principal : « Magimel est exceptionnel avec une oreillette. Je n’ai jamais vu quelqu’un capable de redire aussi vite une phrase, et même de l’adapter, voire de l’améliorer. En direct, sans réfléchir, sans intention, et en même temps de façon totalement organique. De Roller se trouve pourtant souvent dans une situation totalement absurde et très éloignée de la vie de tous les jours. Je regarde Magimel à l’écran et je ne vois aucune trace de jeu. C’est fabuleux ». Il a raison. Au sens propre comme au figuré, l’acteur embrasse la maturité d’une épaisseur salutaire, distille dans De Roller des instincts macho, hyper féminins, des volontés de bon élève, de roublardise et de sincérité.
À la fin du film, au Paradise Night, boîte pour échoués cosmopolites, l’amiral de la flotte (Marc Susini), amateur de beaux garçons, jouent les Monsieur Loyal. Dans une lumière bleu fluo, face à un mur peint d’un volcan en irruption, il dispose pour une danse des serveurs en slip blanc phosphorescent et des militaires séduisants. Au bar, des vahinés entre langueur et ennui. Dans un insert, De Roller, client parmi les clients, n’est plus au centre de l’intrigue. Quelques séquences précédentes, il a reçu la pluie dans un stade vide tel un dieu déchu, un roi de rien. Rôle en or pour Magimel en majesté.
Pacifiction, tourment sur les îles de Albert Serra, Les Films du Losange, 163’, avec Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Marc Susini, Sergi López, Mike Landscape. En salle le mercredi 9 novembre 2022.