La scène dressée par Jerk, le deuxième recueil poétique de Maud Joiret, agence et disloque une stéréophonie des époques et des régimes d’identités plurielles.
Publié aux Éditions L’Arbre de Diane dont on saluera la très belle ligne éditoriale, le livre nous balance à coups de stilettos des éclats de vie entre 2003 et 2019, descend dans la soute psychique du personnage de Sixtine, une lolita de seize printemps et un été au creux de 2003, nous percute avec Thirty, la sécessionniste qui, en 2019, prend la tangente, bye bye le système. Thirty la même que l’autre, la même que la Sixtine, véritable chapelle ardente, tout en étant différente. La scène dressée par Jerk est jerkienne, saccadée, convulsive, stroboscopies de fragments vécus, de sensations, d’interrogations sur le désir, le temps qui passe, les rencontres, les menaces de mort, de vie, d’overdose de chansons (« cent trente-deux chansons / dans un mp3 »).
Dans la tragicomédie d’un XXIe siècle que Maud Joiret tient en joue, le dispositif magique du chœur de la tragédie grecque a toujours son mot à dire. Aux côtés des séquences narratives Sixtine/Thirty, il y a le Chœur diffracté en une multiplicité de Jean — Jean-Tame, Jean-Robe, Jean-Tube, Jean-Lace, Jean-Brase… et j’en/Jean passe. Un Chœur en lequel battent les pulsations d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide car il a pour mission de dire la vérité sur l’humain, sur son inhumanité, car il est chargé de rendre « visible l’invisible ». Au XXIème siècle, la galette des rois et des reines est mitée, les couronnes rongées par les pluies acides. Le Chœur bâti par Maud Joiret est un accumulateur de questions, de dérives, lequel accumulateur ressaisit, sous un troisième prénom — Jean —, les explosions de Sixtine/Thirty.
Dans le « bonjour jeunesse » de la nymphette Sixtine rejoignant une veuve, une amie de sa mère, il y a un zeste de « bonjour tristesse » parce que, d’emblée, la sixteen girl nous partage sa nostalgie de ce qu’elle n’a pas connu, le fabuleux raz de marée libératoire des Sixties. C’est la voix de Thirty qui fait éclater ce bilan mélancolique et fait claquer « il est urgent que les filles / s’arment de rigolade » :
« à quels moments les filles
ont-elles cessé de rire
Thirty se demande
pourquoi les fêtes des années 1960
éclatent de joie pure
dans la série Netflix
dans les archives
de la télévision sur Youtube
la légèreté virevolte
swingue
sur les visages des danseur.euse.s
comme si on les avait enduit.e.s
d’huile de liesse ».
La graphie l’indique, l’écriture inclusive très exclusive témoigne qu’on a quitté le rivage créateur, révolutionnaire des années 1960. Le prénom le hurle : dans les trente balais de Thirty, il manque le « s » de thirsty, le « s » de la soif de vivre qui s’emmarécage peur, angoisse du dehors, réclusion, état des lieux de sa personne et de son antre.
Après Cobalt, un premier recueil poétique renversant, publié aux Éditions Tétras Lyre en 2019, couronné par le Prix de la première œuvre de la Fédération Wallonie-Bruxelles, adapté en vidéo, Maud Joiret délivre un texte-performance d’une folle inventivité. Jerk fore dans les nerfs du temps. Jerk nous dit qu’il n’y a plus à peser Chronos, à s’escrimer à lui tendre un Pèse-nerfs comme le faisait Artaud car aujourd’hui s’époumone goudron.
« si on était dans l’Antiquité
ou bien à la Révolution
on tremperait une plume
dedans
pour écrire quelque chose
de terrible
Mais aujourd’hui ça n’a pas d’importance ».
Jerk sonde le basculement entre deux époques, à la fois époques de l’esprit objectif et âges de la vie personnelle. A faire danser son texte à la pointe de la question : « Qu’est-ce qu’une époque ? », Maud Joiret laisse parfois percoler l’enjeu métaphysique et esthétique dont Proust est le nom : « quelle part d’intemporalité, de temps à l’état pur traverse et rédime la durée ? ». Avant d’être tissées d’une succession d’instants, les époques sont de nature spatiales, topologiques, affectives, transversales à la loi de l’irréversibilité qu’elles mettent à mal. Lolita un jour, Lolita toujours, à seize bougies bleu cobalt ou à cinquante-six bougies rouges, chez Nabokov ou chez Alizée/Mylène Farmer. De Sixtine à Thirty, de Thirty à la voix qui a vécu des milliers d’heures, dont la peau porte la trace des décennies traversées, l’enfant et la femme âgée se côtoient en une créature à cheval sur des états qui télescopent et font un pied-de-nez aux scansions du temps, à sa trilogie passé, présent et avenir.

Indisciplinant les registres de langue, la poésie de Maud Joiret griffe, mord, lacère, violente, caresse le réel, les corps, illumine, troue la chair des époques, radioactive, mixe DJ supersonique les ondes du verbe, épouse l’énergétique des syllabes, des concaténations de perception. On aura compris que Jerk fait bouger la pensée, les émotions, les tripes, enregistre les pulsations de l’amour, du sexe, du malaise, de l’égarement. Qu’il désendort le formolisé. Surgi de l’abîme du doute, il conquiert des pistes d’écriture qui tanguent, qui vont là où ça dégouline, là où ça merde, là où la métaphysique s’effrite, se désagrège. Jerk s’aventure là où un « etwas » fait mal, se rue là où ça fait mal, là aussi où on se contre-blessure parce qu’on a sa dose d’une époque plaintive, victimaire, étroite, parce qu’on n’en peut plus de voir se lever des escouades de belles âmes ivres de ressentiments, des néo-puritains pudibonds et fielleux.
Maud Joiret use d’une langue qui déverrouille, qui sort les vocables de leurs fosses communes. Tant pis pour les complaisants, ceux et celles qui négocient avec l’insupportable. Tant pis pour les amateurs de geôles high tech, de textes qu’on avale comme des hosties.
Ce que Jerk dénude et affirme ? Le champ poétique ou comment survivre en milieu hostile. Le champ poétique comme exercice de survie.
Maud Joiret, Jerk, éditions L’Arbre de Diane, octobre 2022, 92 p., 12 € — Lire ici l’entretien de Véronique Bergen avec l’autrice
Jerk a fait l’objet d’une « lecture performée en mouvements et en musique », avec Maud Joiret poétesse et performeuse, Marthe Lagae, musicienne et Majo Cázares, performeuse.