A l’occasion de la publication de Jerk, rencontre et entretien avec l’auteure et performeuse Maud Joiret.
Dans Jerk, ton deuxième recueil poétique — mais aussi extra-poétique tant il bouscule la poésie de l’intérieur et joue à passe-muraille avec les registres d’écriture, les genres —, il est question de corps, de flux de désirs, de clash entre soi et soi, soi et les autres, soi et l’époque, entre deux époques. Comment conçois-tu, comment vis-tu et organises-tu esthétiquement la rencontre de la chair, du corps des êtres, des choses et du corps du texte ? De façon plus large, sous quelles formes envisages-tu les interactions, les intrications entre le plan de l’existence et le plan de l’écriture, de la création ? Quelles sont les promesses qu’ils véhiculent ? Les appréhendes-tu sous le signe d’une quasi-identité ou de leurs écarts féconds ?
J’écris pour comprendre. Par obsession culturelle, héréditaire, neuro-sympathique. Par défaut et avec l’irrésolution. J’ai un désir de mots pour dire ce que je ne parviens pas à dire la plupart du temps, parce qu’à peu près tout me dépasse. J’écris pour me rassembler, dans l’espoir aussi de communiquer, je crois. En cherchant une langue qui dise mieux que ma langue ordinaire le trouble, la force, les contradictions, le rythme. Même si je joue avec les curseurs de l’exagération, des grands écarts de sensations, l’écriture a pour moi le goût un peu âpre et un peu exaltant de coming-outs perpétuels. Peut-être qu’en vieillissant, j’en dirai autre chose. Ecrire me permet d’advenir : où?, je l’ignore, mais dans le temps de la prise de tête ou de la fusion dans l’écriture, certainement. Nous sommes tellement des êtres de mensonges – je le dis sans jugement – que, naïvement, je m’y perds et, stupidement, je m’y blesse. L’écriture est à disposition pour en faire quelque chose. J’écris, je crois, en écho à Dorothy Allison: « pour que le monde s’ouvre en grand ».
Au travers des personnages/voix de Sixtine, qu’on appréhendera comme une chapelle ardente, de Thirty dont la soif en sous-régime est bartlebyienne, et du Chœur néo-tragique grunge, tu concentres ton dispositif d’écriture sur le champ de l’expérience : expériences du désir, du désirant et par là du spectre du non-désir, expériences des sensations, de l’impossible. Jerk aspire-t-il à flinguer l’aujourd’hui dès lors que le XXIème siècle se situe au plus loin du vers de Mallarmé « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » ? A mettre le réel en joue ? A agresser ce qui nous agresse, ce qui nous défait (de l’extérieur mais aussi de l’intérieur) ?
Pas certaine que je désire agresser – mais pas certaine que je ne le désire pas non plus. Travailler un texte est pour moi une radicale opportunité d’honnêteté. Comme il m’est impossible de tricher à certains jeux, absolument impossible, (alors qu’avec d’autres, oui), je ne peux pas être complaisante avec le réel quand il s’agit de former un texte. Je le trafique certes un peu (je l’étire autofiction, le travestis d’histoires qui ne sont pas toujours les miennes), mais je traque avec sérieux les fondations de ses désirs et de ses agressions, qui fondent énormément d’expériences – les miennes, et pas que. Il y a un côté exigence et riposte, c’est clair, et ça m’oblige à ne faire preuve de complaisance envers personne, à commencer par moi-même (qui après tout, suis réelle, et participe à la grande machine de l’aujourd’hui et de l’hier). Il y a un côté trouille de ne pas être à la hauteur d’une « vérité », et boucherie sans doute aussi quand je forme des mots-crochets, qui accrochent, qui me tiennent la chair. Que je peux véritablement sentir. À mon « I would prefer not to », je cherche à sabrer : « I do prefer » – quand je suis en train d’écrire. En tout cas : qu’il s’agisse de tendresse ou de violence, je cherche l’irréductibilité du sensible. Et une espèce d’immédiateté également, que je désire traduire, exprimer par tous les moyens, en mixant les registres par exemple.
Tu ouvres les vannes de mots explosifs, de vocables bourrés de cobalt, de dynamite, de tendresse, tu fais jerker, danser la langue qui claque comme claque le monosyllabique Jerk que tu as choisi pour titre. Au bout du chemin que tu traces, s’il ne semble pas y avoir de consolation (la littérature ne prend pas chez toi la voie de la réparation consolatrice), il y a cependant l’énergie mobilisée dans le cadre d’une quête intensive et d’une possible catharsis. Peut-on dire que le doute se bande en direction d’une recherche de sens qui, jamais, n’abolit l’aiguillon du doute ?
Oui, tout à fait. Je découvre en écrivant le potentiel mobilisateur de cette recherche, de cette soif d’apprendre, en fait. Je veille aussi à assassiner l’ennui qui charogne au-dessus d’énormément de tentatives textuelles, ce qui me prend énormément de temps. Parfois, les mots claquent d’emblée, souvent je les suis pendant des jours, en vain, avec l’impression peu recommandable de chasser le mammouth après son extinction. Ceci dit, les textes des autres me consolent. Infiniment parfois. Je crois beaucoup au pouvoir consolateur de la littérature, en tant que lectrice. Même quand les mots écorchent. Il y a des beautés comme des plaies ouvertes qui rassurent, qui ouvrent les possibles, qui tuent les solitudes ou les accompagnent délicatement, même quand il est écrit que tout est foutu.

J’ai envie de descendre dans le laboratoire maudien et de te demander comment tu te débats, comment tu affrontes la question du rapport entre les forces ingouvernables qui préexistent à l’écriture, qui la génèrent, et les formes qui structurent (fût-ce dans la déstructuration) l’expérience sauvage. Et peux-tu évoquer la photo sismique, jerk rétinien assuré, d’Alice Khol en couverture ?
De l’expérience à l’écriture, ou de l’écriture à l’expérience: je ne sais laquelle génère l’autre. Le Choeur l’exprime dans Jerk : « Je me demande à quel point j’ai provoqué ces histoires dans le seul but de pouvoir un jour les raconter ». Dans mon cas, je me demande parfois si je recherche de quoi écrire, ou si je recherche de quoi sentir, avec force. En tout cas, c’est une quête – dans la vie, si je peux me permettre cette grandiloquence, dans l’écriture, qui mobilise intensément et en boucle. Une quête sous-tendue par le doute permanent. Là où je n’ai pas douté, par contre, c’est quand j’ai demandé à Alice Khol de réaliser le cliché que j’imaginais pour la couverture de Jerk. Nous avons déjà travaillé ensemble et je connais bien son oeuvre, sa recherche de beauté, son sens du portrait, son regard réfractaire à la provocation gratuite. J’avais une confiance totale dans son geste et, en à peine un aller-retour de 20 minutes en tram sauvage, grâce à Elisa aussi qui a mis une application totale dans son rôle de modèle, elle a pris le cliché parfait. Cette photo, je l’adore, pour tout ce qu’elle porte en elle du texte qu’elle annonce, pour sa brutalité douce, pour sa mélancolie ensoleillée, pour le sourire et l’entre-deux, pour sa composition receleuse de signes, de détails et ricochets, généreuse.
Et Mylène dans tout ça ? Ouvrons une autre porte en empruntant l’univers de Mylène Farmer qui nous est si cher à toutes deux. Ce n’est un secret pour personne que nous sommes, toi et moi, mylèneaddicted.
« se faire un trip, s’offrir un streap
sous le soleil en plein midi [….]
so sexy le spleen d’un road movie
dans l’rétro ma vie qui s’anamorphose » (« California », Mylène Farmer).
Maud, ta vision de la poésie, de la création répondrait-elle au manifeste « se faire un trip, s’offrir un streap » ? Il me semble qu’au niveau des personnages de Jerk et, plus amplement, de ton geste créateur, la matière du vécu et le matériau du langage engagent un mouvement rétrospectif afin de capter dans le rétroviseur les vies qui s’anamorphosent ?
En toutes réponses teinture bleu noir farmérienne donc : Je te dirai : oui mais non. Dans de nouveaux textes, je quitte parfois le rétro pour regarder la route. J’suis mélo, oui. L’écriture j’y mets mon amour, elle est mon Wesson, mais aussi pleine d’artifices. Même s’il m’arrive dans mon lit, là, de granit, de décomposer ma vie. Délits, désirs illicites. L’espoir. Le rien – et l’ennui.
« C’est le sombre, l’outre-tombe
C’est le monde qui s’éteint
L’épitaphe aura l’audace
De répondre à mon chagrin » (« Paradis inanimé », Mylène Farmer).
A tes yeux, revient-il à la poésie (lato sensu) d’écrire l’épitaphe de notre époque ? Jerk serait-il une belle épitaphe à apposer au XXIème siècle ? En lisant Jerk, j’ai, entre autres, aussi songé à la chanson « Si vieillir m’était conté » et à « XXL » (« besoin d’un amour XXL / on veut de l’amour XXL »).
Quand je pense « épitaphe » je pense à celle, évidemment, de Françoise Sagan que je suis bien marrie de n’avoir pu rencontrer, mais dont l’écriture et les archives continuent de me faire sourire, d’un sourire malicieux et très doux. J’ignore si Jerk pourrait être une épitaphe, ni s’il revient à la poésie de faire quoi que ce soit, et ce siècle n’est pas encore mort, si? (ou alors, on ne m’a rien dit, ce qui serait aussi une forme de scandale tout à fait personnel). « À chacun de nos pas / je doute de tout ». (Mais il est vrai que : « quand le temps a déposé / son sourire familier / C’est un pas vers la poussière ».)
« Tout n’est qu’un jeu de masques
Poussière d’anthrax
Qui s’insinue dans nos blessures » (« A tout jamais, », Mylène Farmer).
Tu creuses les zones d’ombre, défais les faux-semblants, fais voler en éclats les jeux de masques, tu convertis les blessures en pulsions rageuses. On trouve dans Jerk, comme dans ton premier recueil Cobalt, ce mouvement de chavirement et de riposte, d’égarement vertigineux et d’uppercut. Pratiques-tu l’écriture comme une traversée du chaos qui permet de relancer les dés, de sortir des ornières, de poser une rythmique en deux temps, spleen et contre-spleen ?
« Obsédée du pire
Un peu trop physique
L’envie de frémir
Est pharaonique !
… fi de l’ascèse !
Ma vie s’enténèbre
Moi sans la langue
Sans sexe je m’exsangue ! » (« L’amour n’est rien », Mylène Farmer).
Où se loge à tes yeux la dimension érotique, sensuelle et sensorielle de l’écriture, une dimension si palpable dans tes textes ? En finale de l’entretien, on lancera « Sextonik », miroir de « Textonik », et « Pourvu qu’elles soient douces » ?
Spleen et contre-spleen : je m’y sens en effet totalement là. L’écriture est sensuelle parce qu’elle est corps et même, de temps en temps : plus corps que moi. Corps avant moi. Je voudrais comprendre. De ce paradoxe, je suis complice. Sans logique, je me quitte. Souffrez qu’une autre en moi se glisse.
Maud Joiret, Jerk, éditions L’Arbre de Diane, octobre 2022, 92 p., 12 €
Jerk a fait l’objet d’une « lecture performée en mouvements et en musique », avec Maud Joiret herself, poétesse et performeuse, Marthe Lagae, musicienne et Majo Cázares, performeuse.
A propos de Jerk : écouter la vidéo ci-dessous et lire l’article de Véronique Bergen.