Un bref instant de splendeur, le premier roman du poète américain Ocean Vuong qui vient de paraître en poche chez Folio, est un livre de violence et d’amour. Violence sociale, raciste, hétérosexiste, culturelle, symbolique, physique. Violence également politique et militaire. Et l’amour n’est pas celui, fasciste, que nous éprouverions pour nos bourreaux (même si l’auteur parle de « miséricorde »). Il est l’amour qui est recherché contre la violence, pour s’en protéger et la combattre. Il est l’amour qui est recherché au sein de la situation violente, non pour justifier celle-ci mais pour sauver ce qui peut l’être, pour affirmer autre chose que la violence, autre chose de vital.
Le roman d’Ocean Vuong se tient à ce parti-pris : exhiber la violence, la dénoncer, et exhiber l’amour, le chercher là où il peut être, l’affirmer, le déployer. L’enjeu n’est pas de trouver des excuses à ceux ou celles qui pratiquent et reproduisent la violence. Il s’agit d’élaborer une contre-effectuation de cette violence par son analyse, sa mise en évidence sous ses diverses formes, et par l’insistance sur l’amour : ligne de mort, ligne de violence, ligne d’amour, de désir, toutes ces lignes tracées, étendues, agencées pour une construction de soi à la place de la destruction imposée par la violence. Ce sont des moyens stratégiques, politiques, autant que subjectifs, en réponse à un questionnement qui serait : comment ne pas seulement subir ? comment ne pas être détruit ? comment construire une issue pour survivre, se créer soi-même ?
Le narrateur s’adresse à sa mère, le livre ayant la forme d’une longue lettre pour celle-ci. Cette adresse permet de dire ce qui n’a pas été dit, d’éclairer ce qui est demeuré dans l’ombre, dans la confusion, de produire les conditions d’un discours qui n’a pas eu lieu, comme une sorte de dialogue possible, peut-être de confession (au sens de Rousseau). S’adresser ainsi enracine le livre dans une altérité, le rapporte à un « tu » qui ne désigne pas uniquement un interlocuteur mais construit un rapport à autre chose que soi qui est constitutif de soi. S’adresser à la mère, c’est s’adresser à sa propre origine, à celle par qui je suis au monde et par laquelle je suis ce que je suis dans ce monde, celle qui m’a fait advenir au milieu d’un monde qui agit sur moi et me constitue. Par toi, je suis livré à ceci et à cela, par toi je suis ceci ou cela, par toi voilà ce qui m’arrive. Par toi et non par ta faute, puisque le livre d’Ocean Vuong n’est pas un jugement, un procès, un discours moral. S’adresser est ici le moyen d’une reprise – le but n’étant pas de culpabiliser ou d’accuser mais de reprendre ce qui m’advient pour le penser, le formuler subjectivement, l’exposer, le rendre clair pour soi et les autres. Se l’approprier d’une certaine façon pour ne pas uniquement subir mais se défaire, se construire. Et pour sauver ce qui peut et doit l’être : l’amour (« C’est ça écrire, après toute cette absurdité, c’est descendre si bas que le monde s’offre à toi sous un nouvel angle plein de miséricorde, une vision plus vaste »).
Un passage du livre reprend sous une autre forme ce processus de subjectivation. Le narrateur couche avec son amant, Trevor, découvrant un plaisir lié à une certaine violence : « Sans prévenir, il m’a attrapé les cheveux, et ma tête est brutalement partie en arrière sous sa poigne. J’ai laissé échapper un glapissement entrecoupé […]. ‘Continue, ai-je dit, et j’ai laissé aller mon dos, m’offrant tout entier. Vas-y, tire.’ […]. Comment qualifier l’animal qui, découvrant le chasseur, s’offre pour être mangé ? Un martyr ? Un faible ? Non, une bête qui acquiert un pouvoir rare, celui de dire stop […]. Car la soumission, comme je l’ai vite appris, était aussi une forme de pouvoir ». Ici, reconnaître la violence subie, ne pas simplement la subir mais la vouloir dans un certain contexte, écrire cette violence, permet de devenir sujet. La violence est exposée, elle est dite, pensée, elle est reprise par soi. Elle devient manipulable, elle devient un lieu dans lequel je peux construire une place pour moi en tant que sujet qui échappe à la violence simplement subie, au seul statut de victime. Et, comme dans l’ensemble du livre, Ocean Vuong extrait de cette violence ce qui peut être sauvé, ce qu’il désire, ce qui le produit en tant qu’agent (la possibilité de parallèles avec l’œuvre de Jean Genet semble évidente).
Dans Un bref instant de splendeur, la violence est plurielle : violence physique, mentale, symbolique, militaire, sociale, politique, raciste, biologique (la maladie, la mort), etc. La mère est au croisement de l’ensemble de ces violences. Immigrée vietnamienne aux USA, ayant fui avec sa mère la guerre du Vietnam, elle se heurte, après celle de la guerre et des rapports qu’impliquaient ce conflit, à la violence sociale, économique, politique, raciste constitutive de la société et de la culture américaines. Le livre d’Ocean Vuong est un regard sur les USA du point de vue d’une immigrée et de l’enfant de cette immigrée, un regard sur l’Histoire américaine et l’organisation de la société nord-américaine. Les USA y apparaissent comme un pays dans lequel la violence est structurelle, omniprésente dans les faits, dans les modes de fonctionnement, dans les processus de subjectivation.
Cette violence définitoire est particulièrement claire dans le rapport aux immigré.e.s. Si les USA est un pays bâti sur l’immigration, il est vrai que celle-ci n’implique pas l’égalité de tous les immigrés, ceux-ci étant soumis à des hiérarchies selon la « race », selon le genre, selon la situation financière, etc. Dans le roman, il apparaît que les USA se bâtissent sur la violence exercée (guerre, violence sociale), sur l’exploitation (économique, matérielle) des migrant.e.s, sur leur abaissement (social, symbolique). En plus de la puissance militaire et du pouvoir d’imposer la guerre, la « grandeur », la puissance, le développement de l’Amérique du nord reposent sur la capacité du pouvoir Blanc et riche à exercer cette violence, la capacité à utiliser et exploiter les non Blancs dans une configuration coloniale singulière puisque les populations étrangères dominées et exploitées sont surtout des populations migrantes, vivant dans le pays (Asiatiques, Latinos, Noirs, etc.).
Naître, pour le narrateur, c’est advenir dans un monde violent, défini par cette violence, et être exposé à celle-ci, sans défense. Celle qui est également exposée à cette violence, c’est la mère, mais aussi la grand-mère, deux femmes exploitées, utilisées comme des objets, dévaluées, sans capacité autre que celle de subir, de s’efforcer de se soustraire à cette violence par la folie, le délire, ou par l’exercice de cette violence. La mère se situe à l’intersection de différentes violences subies : violence de genre, violence raciste, violence des rapports de classe, violence de l’Histoire et de la guerre. Elle est en proie à une forme de violence psychique qui la pousse vers les territoires du délire, territoires que la grand-mère arpente déjà, celle-ci subissant de plus la violence de son propre corps malade et mourant. Mais la mère est aussi celle qui, ne pouvant s’opposer à la violence générale qu’elle subit, l’exerce sur son propre enfant : une violence aveugle, féroce, irrationnelle, assassine.
Si l’auteur construit le roman comme une lettre adressée à la mère, celle-ci n’y est pas uniquement un objet d’amour. Sa figure est ambivalente : puissance de vie et puissance de mort, figure que le narrateur fait voir comme un « monstre », une force destructrice, y compris – telle une figure de la mythologie grecque – de sa propre progéniture, autant qu’il choisit de rechercher dans ce monstre ce qui peut être sauvé, c’est-à-dire l’amour. Plutôt que d’exercer une violence en retour, physique ou symbolique, plutôt que de lui-même frapper, de seulement reprocher, ou de partir, le narrateur expose la violence, renvoie à sa mère l’image en miroir de sa violence. Mais il choisit aussi de maintenir le lien en extrayant de la figure de la mère ce qui permet encore celui-ci. Par là, le narrateur refuse le rôle de simple victime, de réagir en fonction de la violence subie, d’être déterminé par elle. Il s’engage dans la construction d’un lien, devenant agent de ce qui lui arrive, y produisant la place à laquelle il peut se déterminer lui-même, se définir, se créer lui-même.
Il sauve ainsi la mère par une sorte de « miséricorde » qui n’élude pas la violence mais advient en s’enfonçant dans celle-ci, à la fois par elle et malgré elle. La mère n’est pas seulement « sauvée » par l’amour de son fils, elle l’est également par le livre, par l’écriture du fils. Si la mère est frappée par une violence multiforme, elle n’est pas en position d’exposer cette violence, de l’exprimer par les mots, de la dénoncer, d’acquérir par le langage la place de sujet. De fait, la mère est décrite comme possédant peu de vocabulaire vietnamien, comme ne maîtrisant pas suffisamment sa langue maternelle, et comme ne maîtrisant pas du tout la langue anglaise (il en va de même de la grand-mère). Le fils, à l’inverse, est capable d’être écrivain, d’écrire dans la langue qui est celle du dominant, de s’approprier cette langue pour lui faire dire ce qu’elle ne dit pas : toute la violence des USA, toute la violence subie par celles et ceux qui ne sont pas du bon genre, de la bonne « race », qui n’ont pas la bonne sexualité, qui n’ont pas d’argent, qui ne possèdent rien qu’eux-mêmes – un « soi-même » dont ils sont dépossédés. Dans la langue de l’oppresseur, le fils dit ce que la mère a subi, ce que la grand-mère a subi : il le dit, il l’exhibe, il l’analyse, il le dénonce et le refuse.
Cette dénonciation et ce refus ne concernent d’ailleurs pas uniquement les individus que sont sa mère et sa grand-mère puisque ce qu’il leur arrive n’arrive pas qu’à elles. Elles subissent le sort commun que les USA réservent à celles et ceux qui sont dévalorisés, qui sont exploités, soumis à un pouvoir déshumanisant et mortel. Ocean Vuong élabore dans ce roman des conditions d’un discours collectif, un discours politique qui passe par le plus singulier et qui, à travers ce singulier, dit une situation imposée à tout un peuple divers, pluriel, et pourtant réuni par cette condition d’être les victimes d’un pouvoir de mort : les pauvres, les asiatiques, les latinos, les noirs, les gays, les outsiders…

Si le roman insiste sur les diverses dimensions de la violence subie par la mère, il insiste autant sur celles dont le narrateur est victime, lui-même se trouvant à l’intersection de divers types de violence en tant qu’enfant, qu’asiatique, que pauvre, qu’adolescent ne correspondant pas aux normes de la virilité, qu’homosexuel, etc. Des violences également subjectives liées à son histoire familiale, à sa relation aux autres ou aux relations que les autres lui imposent. Un bref instant de splendeur montre, par la fiction, l’approche intersectionnelle nécessaire à l’analyse des relations de domination, comme il fait apparaître l’écriture comme un moyen de retourner la violence, de la dévier, de se déplacer par rapport à elle afin de faire émerger ce que cette violence occulte et empêche : la relation désirée, l’amour, la construction de soi, l’autodétermination.
Le roman est également axé sur diverses formes d’amour qui s’entrecroisent : amour de la grand-mère, amour – malgré tout – de la mère, amour du grand-père américain et Blanc, amour de Trevor, fraternité avec les travailleurs latinos, solidarité au sein du quartier, etc. Ces relations, liées à la situation, à la condition, à l’histoire, à un récit commun, au désir, aux sentiments, contredisent la violence sans être totalement autonomes par rapport à celle-ci : parce qu’elles existent en se détachant sur le fond d’une violence omniprésente, qu’elles existent malgré la violence, mais aussi parce qu’elles émergent de la violence comme son supplément contradictoire. Le grand-père (qui n’est peut-être pas le grand-père du narrateur) était un soldat au Vietnam, du côté de l’oppresseur et du meurtrier. Le lien affectif avec la mère est indissociable de la violence de celle-ci, et celui qui existe entre la grand-mère et son petit-fils est accompagné par les traumatismes de la guerre, par l’errance mentale de cette femme, par la violence du cancer qui se développe dans son corps. La fraternité qui peut exister entre les travailleurs racisés et pauvres n’exclut pas un arrière-fond raciste, le narrateur étant identifié par ceux-ci par le statut réducteur et faux de « chinois », de « chino ».
Une des relations centrales du roman, une des plus approfondies, est celle qui lie le narrateur et Trevor, un jeune américain Blanc. Trevor se situe lui aussi à l’intersection de diverses violences liées à la classe sociale, à son rapport au père, à son rapport à la mère (qui l’a abandonné), mais aussi à son rapport à soi. Victime de la culture américaine, qui est une culture de la violence, Trevor s’identifie à l’image que cette culture lui impose même si celle-ci est pour lui destructrice (« être un garçon américain, puis un garçon américain avec une arme, c’est se déplacer d’un coin à l’autre d’une cage »). Couchant avec le narrateur, amoureux de lui, il refuse de s’identifier comme gay, s’installant dans un conflit insoluble avec lui-même et les autres. Prenant plaisir aux armes à feu, il reproduit une forme de virilité qui implique la violence sur les autres, le pouvoir de tuer au détriment du pouvoir de parler, d’aimer, de ne pas être conforme. Victime de la logique économique et financière, il est la proie des opioïdes (OxyContin) que les médecins, poussés par les laboratoires, prescrivent sans raison autre que financière, et qui sont aux USA à l’origine de nombreux cas de dépendance et de déchéance sociale et physique, jusqu’à la mort. C’est la mort qui, de fait, est la dernière violence subie par le jeune Trevor (« overdose d’héroïne additionnée de fentanyl »), violence qui frappe tout autant, sous une autre forme, le narrateur.
Pourtant, au sein de cette violence, celui-ci prélève ce qui, là encore, vaut la peine d’être sauvé et sauve de son destin la figure de Trevor. De cette violence est extrait l’amour qui a été vécu et qui, d’être écrit, demeure par-delà la mort, l’amour qui demeure de la relation amoureuse, qui demeure de l’existence multiplement détruite de Trevor – comme une fleur immortelle poussée à la surface d’un lac de merde.
Un bref instant de splendeur est ainsi un roman de la violence et de l’amour, de la mort et de la vie, un roman des relations complexes et réversibles qui défait les identités, qui trouble la simplification identitaire au profit de la complexité des relations, de la complexité de chacune et chacun. C’est aussi un roman politique, élaboré selon une stratégie politique de l’écriture, de la littérature comme moyen de dénonciation mais aussi de contre-effectuation d’un pouvoir destructeur, mortel. L’enjeu est ici de devenir sujet, de chercher un moyen de devenir agent de sa vie et, par là, de devenir vivant, plus vivant. Il s’agit aussi d’une forme de compassion, de bonté, d’amour : ce qui est désiré, c’est de sauver les êtres, de sauver le monde.
Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur (On earth we’re briefly gorgeous), traduit de l’anglais (USA) par Marguerite Capelle, éditions Folio, août 2022, 336 p., 8 € 90 — Lire un extrait