Dans le cadre de leur projet de fin d’études, les étudiant.es du Master Écopoétique et création d’Aix-Marseille Université se sont lancé.es dans l’aventure d’une revue, L’Éconaute, certains côté graphisme et rédaction en chef, la majorité en choisissant un texte écrit durant leurs années de formation. « Bruxelles avec vue » de Geneviève de Bueger figure parmi ces textes publiés, elle nous en offre ici la version originale.
Bruxelles avec vue
« Je sais qu’une fois dedans, les souvenirs reviennent ;
mais la machine est là pour les détruire juste aussitôt. »
Boris Vian, L’Herbe rouge, 1950
Il rêve qu’il place un objet devant lui. Il le contemple
et l’investit d’une image qu’il a dans la tête
Il pense qu’il pourra un jour le retrouver sous un
autre jour, seulement en y pensant et il rêve qu’il
place son nom dans l’idée qu’il se fait de l’objet
Marie de Quatrebarbes, Voguer, 2019
Disparition dans le monde qui m’entoure il y a quatre ans et demi
Google assemble ses photographies des rues du monde et leurs zones de chevauchement dans un alignement imperceptible. En police de caractère Roboto, le Règlement concernant les images Street View publiées par Google nous avertit d’un monde qui nous entoure : « L’un des objectifs de Google est de vous aider à découvrir le monde qui vous entoure. Ainsi, les images (…) doivent vous permettre d’explorer comme si vous y étiez des lieux situés à proximité ou à l’autre bout du monde (…). Nous faisons le maximum pour que ces images (…) reflètent le monde tel qu’il se présente aux yeux de nos utilisateurs.»
En Bohême-Centrale, assise sur une chaise en bois à la lueur de décembre, je souhaite me retrouver au présent dans le monde qui m’entoure à Bruxelles il y a quatre ans et demi. Je consulte le mur blanc où gît suspendu, sous les lettres bleues, rouges, jaune et verte de Google, un rectangle aux angles arrondis, sorte de volumen aux lettres de poussière et tonalité de lampe merveilleuse Effectuez une recherche sur Google ou saisissez une URL. D’un clic, la formule s’évapore. J’introduis le nom de la rue et le numéro de l’habitation. Les données cartographiques affichent, dans un coin, une petite fenêtre avec vue sur la rue. J’ouvre la fenêtre. Pour me faire vivre le monde qui m’entoure il y a quatre ans et demi, mon doigt qui est moi se matérialise en véhicule sous forme de flèche grise sur plateau rond.
Elles ne sont plus là. Effroi. Depuis la rue, j’explore en détail le trottoir vide. Mes deux filles ont disparu du monde qui m’entoure à Bruxelles il y a quatre ans et demi.

À cette époque, à Bruxelles, j’ai voulu un jour découvrir le monde qui m’entoure vraiment. Assise sur cette même chaise en bois, je descends la rue en partant de chez moi avec le doigt sur le pavé tactile, en téléguidage de mon véhicule en flèche grise sur plateau rond. Alors que je descends la rue gaiment, soudain, sur ma droite, je crois avoir vu, en marche sur le trottoir, mes filles sur le chemin de la maison. J’actionne la marche arrière et remonte jusqu’à me trouver, stupéfaite, à la hauteur de leurs cartables sur le dos, puis de leur profil et enfin, face à elles. Mes pupilles se dilatent sous mes sourcils froncés. Tous ceux qui découvrent le monde qui les entoure n’ont pas à savoir que mes filles de huit et dix ans commencent à rentrer à deux de l’école, visages floutés ou non. Ceux qui découvrent le monde qu’ils habitent vraiment savent bien que ce sont elles.
Aujourd’hui, dans un assemblage récent de photographies, Google a fait disparaître mes filles de ce monde qui m’entoure il y a quatre ans et demi. Envolées, la poussée d’indépendance de l’aînée et sa fierté de dire à la seconde dans quel bus on monte, à quel arrêt on descend, dans leurs petits vêtements de l’époque.
Machine à remonter le temps
Google met à notre disposition sa fonctionnalité Machine à remonter le temps. Nous pouvons « voyager dans le passé en explorant les images Street View » et « créer cette capsule temporelle numérique du monde. »
Le géant du Web semble conter sa légende. Nulle machine à remonter le temps dans le déroulé du volumen. Je retourne aux données cartographiques et à la petite fenêtre avec vue sur la rue. J’ouvre la fenêtre. Cette fois, pour me faire vivre le monde qui m’entoure il y a quatre ans et demi, je ne matérialise pas mon doigt qui est moi en véhicule sous forme de flèche grise sur plateau rond. Je cherche la machine à remonter le temps.
Mon regard est attiré par un symbole apposé sur un carré grisé où s’inscrit mon adresse. Il s’agit d’une horloge dont le pourtour est constitué de deux demi-cercles en flèches dirigées à l’inverse du sens des aiguilles d’une montre et de l’écoulement du temps. Je clique sur le symbole et la machine à remonter le temps s’affiche devant moi. J’ai cliqué trop vite. J’aurais dû me préparer à ne pas voir apparaître la grande machine d’acier de Wolf dans L’Herbe rouge de Boris Vian. Sous la vignette de la rue, se dévoile une minuscule frise chronologique de 2009 à 2020 coupée en quatre périodes. La troisième commence par mai 2017. Il y a quatre ans et demi. Frémissante, j’actionne la période et embarque dans mon véhicule sous forme de flèche grise sur plateau rond. Je descends la rue à toute allure. Soudain, sur ma droite, je retrouve, en marche sur le trottoir, mes filles sur le chemin de la maison. Contrairement à la machine de Wolf, la machine à remonter le temps de Google n’efface pas les souvenirs. Je zigzague de joie comme une auto-tamponneuse.

Arpentage bruxellois
Google « fait le maximum » pour que ces images Street View nous soient « utiles ». Aussi, Google a mis au point « une technologie sophistiquée de floutage ». Pour protéger sa vie privée, il suffit d’envoyer une demande pour flouter « entièrement votre maison, votre voiture ou votre corps ».
Je n’ai rien à cacher, pourrais-je évoquer de bonne foi comme beaucoup de gens. En réalité, tout de nous constitue un registre d’une mappemonde recluse sous sa paupière de lézard. Floutée, mon habitation dans la rue n’en serait pas moins visible par la fenêtre avec vue. Elle se livre sans conviction dans une mémoire réactualisée en 2020, un sac en plastique bleu rempli d’emballages plastiques, métalliques et de cartons à boisson adossé au pilier vacillant de la grille. La voiture Google est passée le jour des poubelles PMC. Les deux battants de la vieille grille noire sont ouverts, comme ils l’étaient jour et nuit il y a quatre ans et demi.
Quelques minutes après le départ des filles, je passe la grille avec mon fils et l’accompagne sur le chemin de son école maternelle. Prend-on la trottinette ? Il préfère, mais moi pas, à cause des petits travaux sur le trottoir de la rue suivante. Mais procédons méthodologiquement à l’arpentage vers l’école. En face de chez nous, il y a des copains qui partent à peu près en même temps vers une autre école et en contrebas, la maison de Sebastian, le seul petit Flamand de l’école néerlandophone. S’il part en même temps que nous, avec sa trottinette, cela veut dire que je vais parler de tout et de rien avec son père qui fait parfois du vélo torse-nu et que les petits vont filer devant. S’il nous devance légèrement, mon garçon sera pris de l’envie irrépressible de le rattraper. S’il n’est pas là et qu’on n’a pas pris la trottinette, ce bout de chemin, tous les deux vers l’école, aura la saveur des meilleurs moments de la vie.
Dans mon véhicule sous forme de flèche grise sur plateau rond, j’embraye sur la période du printemps 2017 et descends lentement la rue jusqu’au rond-point. Le trottoir est étroit, mais nous tenons tous deux dessus, main dans la main. Au rond-point — à mieux l’observer depuis mon véhicule à l’arrêt, il s’agit d’un carrefour — on dit le nom de l’arbre en son centre en scandant les syllabes : un li-qui-dam-bar. Là, on remonte la rue à droite. Je consulte le carré grisé où s’inscrit le nom de la rue où je suis. La machine à remonter le temps flotte entre 2010 et 2014. Tout est fini. L’arpentage peut s’arrêter là. A cette période, nous n’habitions pas encore ce quartier. Les travaux du trottoir qui posaient des problèmes à la manipulation de la trottinette n’ont pas encore eu lieu. Je visite un passé qui ne m’appartient pas, à un an près. Dépitée, je traverse le trottoir et puis directement le deuxième trottoir, comme si j’étais piétonne, comme si j’étais avec lui. Je consulte à nouveau le carré grisé. Cette fois, le symbole de la machine à remonter le temps est absent. Au début de cette avenue, le monde qui nous entoure s’est cristallisé dans un temps encore plus reculé, en juin 2009. Je me rappelle d’une conversation à cet endroit précis. Ce souvenir, je l’avais noté dans son carnet. « 20 décembre 2016. C’est à quel âge maman qu’on commence à travailler, à 16 ans, à 20 ans ? / Ça dépend, mais souvent un peu plus tard, après les études. / D’accord, je vais devoir attendre jusque-là…je serai pompier. J’aime bien le feu, ça réchauffe. J’irai l’éteindre. Je serai le chef des pompiers. En fait non, je serai plutôt un travailleur. / Pourquoi ? / Parce que le chef, il reste dans son appartement, il ne va pas dans le camion ni là où il y a le feu… » En juin 2009, les troncs des cerisiers du Japon étaient encore très fins. En juin il y a quatre ans et demi, je prends mon fils en photo. Il court sur le trottoir devant moi et passe sous un cerisier, son cartable sur mon épaule.

Le temps passe vite dans la foulée d’un garçon de cinq ans et demi. Au volant de ma flèche sur avril 2019, la fin de l’avenue me paraît longue sans lui, enfermée dans ce véhicule.
Au croisement avec l’avenue des Bouleaux, la machine à remonter le temps m’offre de nouvelles options, depuis 2009 jusqu’à 2020. C’est une aubaine, je vais pouvoir découvrir l’avancée du chantier derrière la pompe Octa+, en contrebas de l’arrêt de bus des filles. Je m’arrête d’abord au petit magasin d’Alimentation générale. À Bruxelles, on l’appelle un Paki, surtout si c’est un vrai Pakistanais qui le tient. Il est très gentil et mon fils s’en est fait un ami. Parfois, il lui offre un petit pain au chocolat et tant pis s’il a déjà pris son petit déjeuner. Ces choses-là n’attendent pas. Ni l’observation du chantier du docteur qui avait un très grand jardin et en a sacrifié la moitié pour construire un immeuble. Le trou des fondations est énorme et sur son bord s’agitent la machine grande comme un diplodocus et l’engin aux dents de tyrannosaure. J’actionne la machine à remonter le temps sur octobre 2020. Le bâtiment est terminé, les dinosaures s’en sont allés. Je m’égare un instant, me laisse rouler dans la position de mars 2019 et découvre les cerisiers en fleur. Réconfortée à cette vue, je fais marche arrière pour récupérer, en face de chez Émile, un copain de classe, l’escalier de béton qui mène tout droit à l’école, en deux volées et un palier de repos pour les bras de parents porteurs de trottinette. Le monde qui m’entoure il y a quatre ans ne peut pas passer par un escalier. Frustration. Je dois remonter la rue plus haut et prendre un embranchement pour rejoindre la rue de l’école à son début. Je passe devant chez Denis. Souvenirs de fêtes et de joie. Je passe la cour de La sainte famille, l’école primaire francophone, et à hauteur de l’école néerlandophone voisine, De Wemelweide, je relâche mon doigt qui est moi et m’extirpe de mon véhicule, toujours modulé au printemps 2019. Le soleil sur la façade du petit bâtiment à front de rue me réchauffe sur ma chaise en bois. En Bohême-Centrale, le jour s’éteint dans le froid vers 15 h, au mois de décembre. Je contourne en pensée le bâtiment pour arriver à la grille où l’on attend les enfants à la fin de la journée. Je ressaisis sur mon bureau le carnet de mon fils. « Troisième maternelle, lundi 13 février 2017. J’arrive à l’école, il est 16h sous le soleil d’hiver. Entouré de Garance et Hippolyte, tu donnes des instructions pour un jeu. Tu te caches derrière la poubelle avec Hippolyte quand tu me vois, pour pouvoir continuer à jouer. Finalement tu arrives vers moi, les joues bien rouges. Tu jouais à quoi ? On jouait aux Schtroumpfs. C’était trop bien. J’étais Gargamel, Hippolyte était mon chat et Garance et Anouck étaient les Schtroumpfettes. »
Le monde qui nous entoure peut être aussi celui dont on s’est éloigné.
Geneviève de Bueger
L’Éconaute, numéro 1, « Signes », 2022, en open access et pdf en suivant ce lien. Avec des textes de Martin BAZIN, Claire CLOUET, Thi COLAS, Lucille CORTET-DAULY, Geneviève DE BUEGER, Émilie DEVÈZE, Nathalie DUFFORT, Éva ESTIENNE, Marie GAUDOU, Coralie GOURGUECHON, Marie-Clotilde IMBERT, Marie JULIE, Orée LI, Marjorie MADEO, Arsène MARQUIS, Lucas MENGUAL, Coline MERLO, Alexandre MONTINA, Margaux MOYA, Évelyne ROUX.