Joshua Cohen : Les Nétanyahou, une fiction entre burlesque et tragique (« Ou le récit d’un épisode somme toute mineur, voire carrément négligeable, dans l’histoire d’une famille très célèbre »)

Joshua Cohen, Les Nétanyahou (détail couverture © éditions Grasset)

« Ou le récit d’un épisode somme toute mineur, voire carrément négligeable, dans l’histoire d’une famille très célèbre » : après le titre sous-titre du roman de Joshua Cohen, retenons encore cet incipit à valeur épigraphique — « Je m’appelle Ruben Blum et je suis historien, oui, c’est ça : historien. Quoique d’ici peu de temps, je suppose que je serai devenu moi-même historique ». Blum nous informe ainsi qu’il va bientôt prendre sa retraite, qu’il en profitera pour raconter sa carrière de prof d’origine juive diplômé de la CUNY, que cette carrière s’est ensuite déroulée dans une petite ville universitaire au nord de l’État de New York nommée Corbindale, que l’y accompagnaient sa femme Édith (elle travaillait à des besognes peu gratifiantes de rangement à la bibliothèque facultaire) mais aussi leur fille Judy (elle y a terminé brillamment ses études secondaires au lycée de la Ville où pourtant elle se sentait exilée loin du Bronx). À partir de là, une suite d’événements va se produire dans la petite ville universitaire entraînant dans leurs troubles les collègues et la famille de Blum. Ce sera en somme un « campus novel »  comme on les aime aux States et d’autant plus que l’intrigue contient un ingrédient juif rappelant l’œuvre célèbre et toute nimbée d’humour de Philip Roth.

Dans le présent roman, toute l’affaire démarre avec un entretien que Ruben Blum partage avec son chef de département, le Professeur Morse, un Morse qui cache ses ruses et habileté sous des dehors bon-enfant. Disons d’emblée que survient sans doute à ce moment le chapitre le plus drôlatique et le plus inspiré du roman d’où émanera toute la suite.

Le judaïsme de Ruben Blum n’est pas pour rien dans cet aspect des choses, comme on le verra. De fait, tout au long de la conversation qu’il a dans son bureau avec ce jeune collègue, le comportement de Morse sera bien celui d’un chat faisant sa chattemite. Autrement dit, Morse ne cessera de tenter d’endormir la méfiance de son interlocuteur, lui servant Gimlet sur Gimlet et le comblant de flatteries et de compliments. Mais venons-en au fait. Alors que Ruben Blum est encore novice dans son poste, car c’est seulement sa deuxième année à Corbindale, son chef lui demande comme un service d’accueillir une possible recrue dans le corps académique et d’organiser sa visite autant que sa mise à l’épreuve (avec conférence à la clé). Le jeune prof se sent flatté et accepte donc la proposition. En fait, c’est un cadeau empoisonné, comme le lecteur le découvrira bientôt. Et notamment à la faveur des deux lettres que Ruben va successivement recevoir.

La première est du Doyen Chaïm Edelman qui enseigne à la Faculté d’études hébraïques de Dropsie (chapitre III du roman). La seconde est de Peretz Levavi qui est maître de conférences en plusieurs disciplines à l’Université hébraïque de Jérusalem (chapitre V du roman). Elles sont pour le moins contrastées. La première toute de recommandation et on ne peut plus insistante en faveur de Ben-Zion Nétanyahou, que son université actuelle de Dropsie n’a plus les moyens de se payer malgré les démarches entreprises en sa faveur. En revanche, la seconde missive est bien moins favorable au Pr Nétanyahou, se terminant par la phrase « J’ose espérer que dans votre cas, le Nétanyahou que vous rencontrerez sera un autre Nétanyahou — j’espère sincèrement qu’il sera différent et ne ressemblera en rien à l’homme que je viens de décrire. » (p 147).

Nous passerons plus rapidement sur les deux scènes familiales et intimes qui escortent les chapitres précédents. Le couple Blum y invite parents et beaux-parents pour célébrer la fête de Roch Hachana. Alors que les parents de Ruben s’abstiennent pour des raisons de principes religieux, ceux d’Édith s’empressent d’être présents. Ils vont se montrer pas mal envahissants et il s’agira de les supporter. Ce sera une autre paire de manches lorsque Ruben devra endurer ses propres géniteurs à l’occasion de Thanksgiving. La jeune Judy subira même un accident qui la conduira à l’hôpital. La porte d’un des deux invités percutera malencontreusement le visage de la jeune fille, lui faisant cependant espérer une amélioration de son apparence nasale… Et Judy s’en tire gaîment en fin de compte.

Vient alors le plat de résistance du récit qui couvre les chapitres VIII à XII. Ceux-ci narrent la visite de candidature au département de Corbindale. Mais Nétanyahou se présente d’emblée au domicile de Blum… non pas seul mais encombré de son épouse et de ses trois fils, le dernier s’avérant quelque peu idiot. C’est une invasion toute de turbulences — et cela en pleine tempête de neige. Dès le lendemain, le Pr Ben-Zion Nétanyahou qu’accompagne Ruben Blum se rend au Département pour se présenter à ses collègues. En vérité, il va comparaître devant eux. Sa suffisance et son sans-gêne durant sa présentation sont si grands qu’il indispose la plupart de ses auditeurs. L’orateur ne cesse de mettre en valeur l’ampleur et la qualité de ses recherches devant un public ébahi ou excédé. Vient ensuite l’heure de l’entretien. Ruben Blum, qui a préparé les questions que se chargera de poser le Pr Morse ne trouve pas une chaise où s’asseoir. Si Ruben a préparé ces questions avec soin et en pesant chacune d’elles, Morse, le chef du Département croit bien faire en les posant à toute volée et à grande vitesse. Bref, outré, le candidat se déclare offensé. Et les choses commencent à se détériorer.

Dans ses deux derniers chapitres et alors que la tempête va croissant au dehors, le roman se termine dans une manière de grande folie. C’est d’abord que les participants à la rencontre se retrouvent à l’auberge locale où un banquet d’honneur doit être servi. Deux faits ici : c’est Nétanyaou qui demande si des émoluments ont été prévus pour sa conférence, contre tous les usages ; ce sont les deux épouses qui apprennent scandalisées que les réservations pour loger la « famille » ont été annulées et que les Blum vont devoir loger toute la « tribu » une seconde fois. Voilà donc que les visiteurs prennent une nouvelle fois le chemin de la maison des hôtes. Et là, c’est le désastre. Le fils cadet est trouvé à moitié mort dans des éclats de verre ; Jonathan est découvert nu et sexe bandé dans la chambre de Judy, la fille de la maison. Complet scandale et police appelée. Il convient de se débarrasser au plus vite de cette famille odieuse. Et ce d’autant plus qu’Édith d’ordinaire sobre a exagéré sur la boisson. Mais où iront loger dès ce moment  les « Yahous » ?

Qu’importe, dans ce « finale » surchargé et explosif il n’y a pas que du burlesque. La famille Nétanyahou, qui porte à d’autres égards, un nom politiquement et historiquement prestigieux, ne méritait sans doute pas cette représentation en caricature grinçante, en représentation agressive. On notera encore que l’ouvrage de Joshua Cohen, dont l’écriture fait montre d’un brio certain, se boucle d’un complément « Crédits et Bonus » dans un style très US. On y trouve notamment un hommage à Harold Bloom, que Joshua Cohen fréquenta beaucoup ainsi qu’une marque de sympathie adressée à la jeune fille dont l’écrivain s’inspira pour créer le personnage de Judy.

Joshua Cohen, Les Nétanyahou (The Netanyahus), traduit de l’anglais (USA) par Stéphane Vanderhaeghe, éditions Grasset, « En lettres d’ancre », janvier 2022, 352 p., 22 € — Lire un extrait