Elsa Boyer : La matière du fantasme continue à exister (Orbital)

Peut-être que la SF nous dit simplement que nous ne sommes pas de ce monde. Que ce monde nous est commun et étranger en même temps. Peut-être que la SF, quand elle est cette radicale expérience de pensée au-devant d’elle-même, a cette capacité à restituer l’étrangeté de la pensée, par le détour de la fiction. A cette capacité à donner l’impact du démembrement divin opéré par le virtuel. C’est en tout cas ce sur quoi Orbital d’Elsa Boyer nous amène à réfléchir : la part d’insaisissable et sa langue d’oubli, celle des machines, celle du fantasme, celle de la fiction.

Récit impossible d’une humanité qu’une entité nommée la Juge maintient dans l’oubli permanent de son exil spatial à bord d’un vaisseau – ce que nous donne à lire ce récit, c’est l’expérience même de cette dépossession de l’histoire et de la mémoire. Il eût été aisé à Elsa Boyer de reconstituer les étapes d’une aventure spatiale, de la domination et de la suppression de la mémoire, de l’extinction de la langue et des rebellions mutantes. Cela a été fait et refait. Mais ce qui se lit ici, au risque de l’impossible, c’est cette pensée amputée, c’est ce monde machiné, fantasmé et mettant en scène la plasticité cérébrale de la langue et de la mémoire, la façon dont les souvenirs, les avatars des désirs humains persistent de manière aveugle, à travers la Juge, à travers le coéquipier, à travers le programme pornographique Hope iiiX, autant de figures qui auraient pu nous ramener à un roman qui, dans cet avenir doit nécessairement être déstructuré.

C’est ce réalisme de l’impossible qu’est la SF.

Pour mettre en scène ce monde sans mémoire, cet avenir inchoatif, il fallait par souci de cohérence faire subir à la langue ces transformations multiples – d’ellipses en sutures, de suppression des émotions à celle des verbes parfois, rendant l’incapacité de cet univers où la Juge semble avec Hope iiiX les seules puissances agissantes.

Ce n’est pas la moindre des réussites de ce livre que de proposer un mode singulier d’écriture, un mode intermédiaire entre deux possibilités pourtant si liées dans notre conception que leur disjonction nous semble (en dehors du domaine de la poésie) aberrante : « le mode lecture est possible / le mode intrigue non disponible ».

Peut-on lire sans linéarité ? Peut-on lire sans relier les points des mots pour former des fictions, des images dans le ciel de nos pensées ? C’est peu dire que d’affirmer que le livre est à l’épreuve de ce qui n’est pas seulement la question de l’illisibilité et de la représentation, ou de l’adéquation à ce réel d’horreur transsidéral. Revenant régulièrement sur les aventures du couple du prototype et du coéquipier comme sur un motif, le livre met en scène à travers eux rien de moins qu’un démembrement à la fois littéral des personnages (si tant est que cette qualification puisse tenir) et de l’intrigue elle-même.  Procédant par ellipses et répétition sérielle des deux créatures détruites et reconstruites, c’est la continuité linéaire de leur histoire qui ne cesse d’être mise en cause. Ce démembrement est redoublé de manière signifiante dans le détail de la mission du prototype et du coéquipier consistant à disloquer les membres factieux, hétérogènes, autant de victimes non-identifiées, de corps réduits à leurs organes détruits, à leur corps rendus à un ensemble de pièces que rien n’assemblera plus. Voilà présentée l’atrocité de ce que la machine fragmente et que le vivant ne peut reconstruire (sur cette désindividualisation, ce devenir-corps comme amas d’organes, il faudrait revenir).

C’est un monde de simulation et de réalité enchevêtrées qui nous est donné à travers la pensée modifiée par la Juge. Dans cet univers n’existe que cet ensemble de perceptions artificielles qu’Elsa Boyer a déjà étudiées par ailleurs au spectre de la philosophie (Le conflit des perceptions, éditions mf, 2014). Mais au lieu d’être réduites aux dispositifs de réalité virtuelle et de jeu vidéo, les perceptions artificielles sont étendues à toute la réalité remodelée à l’aune d’une indistinction entre perception originaire et imaginaire dans ce monde où tout originaire a été l’objet d’une suppression. Ici, donc, le programme et la chair, la mémoire et l’oubli s’entremêlent, composant un white mirror dans lequel plus personne ne se reconnaît « avec la perte de la vue en couleur et la décoloration des épidermes ». Monde blanc, sans soleil et sans sommeil. Ce serait pourtant mal dire que ce livre est l’extension du conflit des perceptions, ou l’expérience fictionnelle d’un dispositif philosophique. Car précisément, l’objet de ce livre, comme d’une certaine philosophie contemporaine, est la critique de ces distinctions entre philosophie, théorie et fiction.

Toute lecture est une expérience. Ça n’a pas de sens de dire de ce texte, de tout texte, qu’il est expérimental. Les textes littéraires appartiennent à notre expérience. Les appartenances au monde par la littérature fluidifient les catégories avec lesquelles on pense le monde. C’est peut-être même le grand bonheur, et l’importance de la littérature dans le domaine de la pensée. Et il est vrai qu’alors, théorie, fiction, spéculation, tout ce que l’on a fait tenir dans ces deux lettres de SF a souvent mis en avant cette particularité de la littérature. Mais sûrement faut-il, pour ce texte, comme pour d’autres abandonner un temps cette catégorie de SF pour ce qu’elle a encore d’arbitraire si on la réduit à la « science-fiction » qui n’est revendiquée ni par l’autrice ni par l’éditeur. C’est d’ailleurs un bonheur de voir Elsa Boyer déconstruire tout l’horizon d’attente de ce que serait un récit de science-fiction. Les termes inconnus apparaissent et disparaissent sans définition ni contours, ne revenant plus jamais, sans glossaire ni explication. De même la topographie du vaisseau est maintenue dans un trouble et une continuité qui le rend infini, modulable, vertigineux. Et ce sont ces dispositifs par lesquels, mieux que par l’intrigue (« mode intrigue non disponible ») que l’on ressent l’oubli organisé par la Juge, la perte de repères en même temps que l’étrangeté familière de ce monde extrêmement contemporain et radicalement hors-sol (et ce radical hors-sol est sûrement le symptôme avancé de notre civilisation occidentale, de même que le rapport à la mémoire et à l’oubli qui est l’autre enjeu déconstruit par le récit). Les aventures du Prototype et du coéquipier sont alors la mise en scène presque parodique des scénarios de combats dans l’espace s’ils n’étaient pas là ramenés à la pure cruauté de l’extermination, à la crudité du meurtre pour lesquels les attributs de jeu vidéo dont ils se voient augmentés résonnent de manière horrible : « pour cette mission le coéquipier reçoit les attributs *Killex* de *Super-Héros* ».

L’éditeur MF a lui aussi un autre rapport à la SF, prenant le parti de porter cette collection d’« Inventions » où paraît aujourd’hui Orbital. « Ces “inventions” obligeront le roman comme la philosophie à de nouveaux régimes d’opérations : elles feront voir et penser autrement (…). Ces “essais de fiction et de métaphysique” peuvent être conçus comme des travaux pratiques, mettant à l’épreuve des intuitions formelles ou conceptuelles, relayant des recherches en cours. Ils incarneront une littérature et une philosophie vivantes, inventives, en acte ». Ni SF, ni autre cependant, aurai-je envie de dire, proliférant encore entre ces deux lettres, SF, mais s’y soustrayant, rejoignant le mouvement de ce qui n’est pas l’hybridité du futur et du présent, de la science et de la fiction, mais radicalement une littérature, ce qui nous déplace, nous fait penser autrement et remet toujours en question la pertinence des genres.

Bien sûr, cette remise en question est aisée à montrer dans un récit se plaçant dans un certain futur, comme ici, où hormis les attributs féminins à l’excès (poitrine, tailleur rose…) de l’hologramme de la Juge, les personnages évoluent sans la détermination d’un genre sexuel. La fabrication du prototype raconte bien cet aspect. « Cet exemplaire est masculin femelle. Les tentatives précédentes laissaient peu de choix. Les exemplaires masculins se sont dévorés tout en lenteur dans des salles blindées, des dépérissements pénibles, après avoir été formidables, succès foudroyant des premières missions où ils ciblaient et anéantissaient simultanément. Les exemplaires féminins n’ont jamais ouvert les yeux, ont convulsé dans un état incompatible avec la veille, se sont démenés pour ne jamais devenir plus que des possibilités ». Contre ces deux stéréotypes de genre et leur inadaptation, le double genre s’impose. Au lieu des genres sexuels, ce sont d’ailleurs les « classes génétiques » (Expert, Premium, Standard, Infek, Exec,…) qui définissent de manière énigmatique les individus dont l’existence même en tant qu’individus est questionnable. Ni machines, ni aliens ne sont les protagonistes, mais pas davantage les humains qui ne sont pas présents hormis le coéquipier. C’est un récit comme du dehors, un récit hybride et neutralisé qui s’écrit. Nous avons affaire à une humanité sans souvenir où l’individualité semble un état oublié où « les individus n’ont même plus à être des populations ». Cette absence d’individualité n’est ici ni un dépassement, un état supérieur, ni davantage une régression archaïque mais plutôt une neutralisation inquiétante induite par la Juge. Neutralisant le genre comme il neutralise la mimesis (ressemblance impossible à un réel qui manque) Orbital propose d’expérimenter à travers la langue cette stase entre le passé et l’avenir, entre l’ordinateur et l’humain. Une stase, oui, mais en voie de décomposition. C’est sûrement là une partie de l’histoire, cette dévolution de l’homéostasie que tente de maintenir la Juge.

Car quelque chose résiste. Quelque chose ressurgit : des souvenirs, des désirs, un programme érotique qui dégénère. Le dehors, ce qui du dehors persiste toujours, revient, altère la trame de l’histoire, bien que la Juge a « supprim[é] la notion d’extérieur et de dehors sans endommager les équilibres psychiques ». Le dehors est toujours là, trou noir dans notre galaxie psychique. Le dehors, voilà ce qui fait obstacle à la suppression de la mémoire, voilà ce qui fait récit, tout récit. Ce dehors ressurgit toujours et se manifeste dans la mutation imprévisible du vivant et de l’esprit, dans sa plasticité, dira-t-on. « [La Juge] se demande, a-t-elle tort, si les masses floues de ses chagrins suffiront à garrotter les processus de mémoire ». Car penser sans souvenir est voué à l’impossible. Même « les opérations de la Juge ressemblent à des souvenirs ». Tout ne peut être effacé, et à travers Hope iiiX la matière du fantasme continue à exister. Contre l’univers blanc, sans émotion, cruel et aseptisé de la vie fantasmée par la SF (par la Juge elle aussi), résistent ces images mentales de la jungle originaire, celle de « l’ère tropicale », du désir, d’un dehors incompressible, d’une chair oubliée à l’ère du panpsychisme posthumaniste. « Les tropiques ressemblent trop aux souvenirs », est-il dit. L’humanité est de cette ère tropicale qui a quitté le « ciel intégralement fixe où s’empêtraient nuages et métaux flottants » de la Terre. C’est cette part du dehors qui revient depuis l’impossible en soi. Depuis l’incohérent. Parce que le dehors n’est pas ailleurs, n’est pas du tout ailleurs.

Dans cet espace confiné du vaisseau spatial « [l]es forêts n’existent plus, forêts compactes où le ciel s’enterre », mais ce sont bien ces forêts qui colorent la psyché d’une teinte unique. C’est un étrange souvenir fait de l’oubli de l’environnement d’origine qui s’impose, rémanence de forêts en l’absence de forêt. Persistance de la langue. Comme si depuis au-delà de la langue, quelque chose – le dehors – insistait et reprenait langue avec la psyché pour reformer un imaginaire au creux de cette absence. Ainsi, davantage qu’une dystopie nous mettant face à l’extermination de la civilisation par la mémoire et la saturation hyperréelle des perceptions, Orbital serait une atopie et une achronie, une absence de lieu et une absence de temps qui nous sont données de la manière la plus inquiétante : non pas par le scénario d’une machination destructrice, mais dans un suspens terrible – être sans temps, être sans lieu, sorte de tentative de destruction à la dimension de la métaphysique.

Fors le langage.

Il y aurait là toute une lecture croisée à faire à la croisée des perspectives faites par le philosophe contemporain Frédéric Neyrat.

Orbital est une merveille, plus qu’un ovni, jamais vu, jamais lu, une « fiction théorique » réussissant là où tant d’autres échouent, peut-être parce que, écrivaine avant tout, Elsa Boyer sait inventer une langue à l’oubli, une philosophie dans les ellipses, et garder un plaisir du texte dans les images fantômes, au cœur même de la déconstruction du récit.

Elsa Boyer, Orbital, éditions MF, novembre 2021, 112 p., 15 €