Lectures transversales 51: Gabriel García Márquez, Pas de lettre pour le colonel

© Julien de Kerviler

« C’est alors qu’il découvrit le cirque. Il reconnut la tente rapiécée sur le pont de la gabare du courrier, au milieu d’un amoncellement d’objets de toutes couleurs. Il perdit de vue un instant l’employé des postes pour chercher les fauves parmi les caisses entassées sur les autres gabares. Il ne les trouva pas.

— C’est un cirque, dit le colonel. C’est le premier à venir ici depuis dix ans.

Le Syrien Moïse vérifia la nouvelle en s’adressant à sa femme dans un mélange d’anglais et d’espagnol. Elle répondit depuis l’arrière-boutique. Il fit un commentaire pour lui-même et traduisit ensuite sa préoccupation au colonel.

— Cache ton chat, colonel. Les gosses les volent pour les revendre au cirque.

Le colonel s’apprêtait à emboîter le pas à l’employé des postes.

— Ce n’est pas un cirque de fauves, dit-il.

— C’est pareil, réplique le Syrien. Les acrobates mangent du chat pour ne pas se rompre les os.

Il suivit l’employé des postes jusqu’à la place parmi les bazars du port. Il y fut surpris par la turbulente clameur des enclos de combat. Quelqu’un, au passage, lui dit quelque chose à propos de son coq. Alors seulement il se souvint que c’était le jour fixé pour le début de l’entraînement.

Il passa sans s’arrêter devant le bureau de poste. Il se retrouva bientôt plongé dans la furieuse atmosphère de l’enclos. Il vit son coq au centre de la piste, seul, sans défense, les ergots enveloppés de chiffons ; un certain degré de peur perceptible faisait trembler ses pattes. L’adversaire était un coq triste et cendré.

Le colonel ne ressentit aucune émotion. Ce fut une succession d’assauts égaux, dans un mélange instantané de plumes, de pattes et de cous, au centre d’un tumulte d’ovations. Renvoyé contre les planches de la barrière, l’adversaire tournoyait sur lui-même et revenait à l’assaut. Son coq n’attaqua pas. Il repoussa chaque assaut pour retomber exactement à la même place. Mais, maintenant, ses pattes ne tremblaient plus.

Germán sauta la barrière, l’éleva à deux mains et l’exhiba au public des gradins. Il y eut une explosion frénétique de cris et d’applaudissements. Le colonel nota la disproportion entre l’enthousiasme de l’ovation et l’intensité du spectacle. Ce lui parut une sorte de farce à laquelle — volontairement et consciemment — les coqs se prêtaient eux aussi. »

Gabriel García Márquez, Pas de lettre pour le colonel (1961), traduit de l’espagnol (Colombie) par Daniel Verdier, Grasset, collection « Les Cahiers rouges », 2004, pages 114-116.

© Julien de Kerviler