Le gouffre : on y tombe, on y sombre, on y meurt. Tout un programme – que depuis Pascal nous avons l’habitude d’appréhender. Baudelaire lui-même nous mettait en garde : « J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou/ Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où/ Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,/ Et mon esprit, toujours du vertige hanté,/ Jalouse du néant l’insensibilité. »
Chez Lovecraft nous plongeons beaucoup : dans la psyché humaine, la peur, l’horreur ; dans les territoires des abysses, les trouées de l’espace, les percées du rêve. Seul un vieux maître des profondeurs comme lui est à même de décrypter notre fascination pour l’obscur.
Le tome 2 de l’Intégrale Lovecraft nous invite, après les détours par les luxuriantes et dangereuses Contrées du Rêve, à l’assaut des « récits d’exploration » que contiendrait l’œuvre de Lovecraft. C’est sous l’enseigne du gouffre que David Camus, traducteur et préfacier, nous invite à lire ce volume. Précisons que ce gouffre, chez Lovecraft, est plutôt un abîme : c’est au sein de l’abîme géographique et psychique que les horreurs lovecraftiennes se développent. Ces abîmes sont insondables, forés au creux du monde par des puissances obscures d’avant l’homme. Ce sont les vers du poète fou Abdul Alhazred qui sont le sésame de ces rivages de la peur : « N’est pas mort ce qui à jamais dort / et au cours des siècles peut mourir même la mort ». Ce qui ferait la belle épitaphe de tout créateur rêvant à la postérité de son œuvre future a ici une signification tout autre : le mal n’est jamais vaincu, mais toujours latent, tapi derrière les tissus obscurs dont est voilé le monde. Précisons encore : il ne s’agit pas tant de gouffre, d’abîme ou d’exploration, que de catabase : tout récit lovecraftien est une descente aux enfers dont on ne revient pas – ou dans un état tel que ce n’est pas revenir. Cette descente vers les terres chthoniennes est à l’image de sa littérature, dont la tache est indélébile sur le cerveau du lecteur, dorénavant altéré par la puissance des cauchemars imaginés à la lisière du réel.
Rappelons que cette nouvelle traduction est aussi l’occasion d’une recomposition œuvrale proposant un nouveau parcours de l’œuvre. On retrouve dans ce volume deux récits fondamentaux du « mythe » habituellement composé par les éditeurs : Dagon et l’Appel de Cthulhu, où apparaissent deux déités de ce panthéon jamais clairement organisé qui hante les fictions lovecraftiennes. Ce qui surprend est plutôt la place de Prisonnier des Pharaons : récit que Lovecraft écrivit en tant que ghost writer du magicien Houdini, récit habituellement cantonné (sans doute à raison) dans les « révisions » de Lovecraft, qui avait l’habitude de reprendre des textes d’écrivains malhabiles et d’y injecter, de temps à autre et suivant une intensité variable, des éléments de sa propre littérature. Tous les récits contenus dans ce présent volume n’ont donc pas nécessairement le même intérêt. Si la longueur du texte n’est pas toujours un gage de qualité, ce volume 2 contient néanmoins trois fers de lance de la littérature lovecraftienne : l’Appel de Cthulhu, Les Montagnes Hallucinées, Dans l’abîme du temps. Trois classiques de l’homme de Providence, qui sont néanmoins des récits assez différents les uns des autres, et qu’une nouvelle traduction nous permet d’affronter à nouveau : ils brillent d’un éclat particulier dans cette seconde incursion en terres lovecraftiennes.
Les autres textes qui composent ce volume ne sont néanmoins pas dépourvus d’intérêt, loin de là, et il nous faut en dire quelques mots tout avant d’escalader les cimes de ce volume 2. Le plus remarquable de ces récits plus brefs est la Cité sans nom, exploration onirique d’une très ancienne ville abandonnée qui contient les stigmates de cultes consacrés à des déités effrayantes. On peut aussi voir Lovecraft s’essayer à la variation : ainsi le Temple, qui reprend le modèle horrifique de Dagon mais en utilisant deux dispositifs inhabituels – le sous-marin, et un curieux personnel romanesque allemand, un peu maladroitement affiché. Reviennent aussi ces sortes de poèmes en prose qu’on lisait déjà dans le volume 1, comme « Souvenir » – brève prose poétique, genre épisodique que Lovecraft pratique comme le faisait aussi son ami Clark Ashton Smith. Ce volume permet également d’observer la progression de l’art de Lovecraft : entre Dagon, écrit en 1917, qui présente une facture et une composition somme toute classiques pour un récit fantastique, et l’Appel de Cthulhu, écrit en 1926, Lovecraft a précisé son projet, a formé ses propres déités, mais il est surtout passé maître dans un genre qu’il va révolutionner et recodifier à son tour.

Premier en date et en ordre des trois grands textes de ce volume, L’Appel de Cthulhu n’a pas besoin d’être présenté, tant cette histoire enchâssée de témoignages secrets et de rites innommables au sacrifice d’une horreur obscure est le récit lovecraftien par excellence : c’est sa nouvelle-étendard qui présente toutes les caractéristiques qui font la force de son œuvre. Mais ce texte doit sa célébrité – et sa postérité – à sa grande qualité : il s’agit d’un des récits les plus accomplis et plus efficaces de Lovecraft. Non seulement il concentre ses mécanismes horrifiques, mais il présente aussi une organisation narrative particulièrement judicieuse. Sa qualité vient aussi du fait qu’il s’agit d’un récit véritablement gorgé ; gorgé de peur, regorgeant d’idées sans en être engorgé, multipliant les poches d’horreur et les nappes de terreur. La richesse naît ici d’une concentration où la densité n’est jamais de la lourdeur mais un puissant effet de saisissement, qui passe aussi bien par l’aperçu d’une petite statuette ou d’un gigantesque monstre invraisemblable — les visages de la peur sont légion.
Lire ou relire ce récit permet de se confronter à un phénomène assez particulier que permet la littérature : l’Appel de Cthulhu appartient en effet à ce genre de récit où tout semble s’agencer merveilleusement bien. Tout se passe comme si l’intention poétique ne rencontrait ici aucun des obstacles que ménage traditionnellement l’art narratif. La coulée du récit n’est ralentie par rien, à chaque séquence vient sa nouvelle surprise et le sourcil levé de la stupeur admirative. De quoi naît la réussite presque magique de certains récits ? Peut-être la tension, le courant qui les électrise, qui dicte leur nécessité impérieuse – cette tension qui fait que le récit se met à marcher sur l’eau, à marcher sur les obstacles sans aucun souci ni gêne, le lecteur alors emporté dans son sillage. Ce n’est pas seulement l’aspect mythique, le panthéon déitique cauchemardesque de Lovecraft, qui fait la valeur de ce texte, mais bien sa qualité littéraire, l’ingéniosité de ses variations et la puissance de ses effets.
Dans l’abîme du temps est un récit lovecraftien de première importance parce qu’il met au centre de son dispositif un phénomène majeur de son fantastique : la dépossession. Le protagoniste du récit se voit progressivement possédé par une entité venue de très loin qui prend peu à peu le contrôle de ses actes – motif de possession qu’on retrouvera dans un des plus grands récits de Lovecraft, Le Monstre sur le seuil. Mais cette possession n’a rien à voir avec un envahissement démoniaque : elle est tout au contraire une dépossession qui rappelle la situation primaire du Horla. Pourquoi privilégier le motif de la dépossession plutôt que la possession ? Parce qu’il y a, dans ses récits, la conscience de la perte de contrôle du corps et de l’esprit, et le lent spectacle insidieux des absences, des souvenirs qui ne sont pas siens : la peur, très vieille peur, de ne plus être soi, sublimée par le tremblement fantastique. Ce mécanisme de dépossession qui détruit le psychisme des personnages reproduit, très exactement, l’effet du fantastique lovecraftien sur le lecteur : la plongée dans les abysses se fait selon le motif de la perdition, de la lente dépossession de l’esprit cartésien qui nous dit l’impossibilité des choses que nous voyons ; esprit cartésien qui peu à peu se met à considérer la possibilité que ces formes dans le noir ne soient pas que des cauchemars inventés par Blake ou Doré. Un instant le monde vacille, et le lecteur avec lui : pour entrer dans la machine Lovecraft il faut s’abandonner à cette angoisse herméneutique du monde, et imaginer le mauvais génie possible.
Le troisième grand récit de ce volume, Les Montagnes hallucinées, est proprement l’une des cimes indépassables de l’œuvre – encore faut-il essayer de dire pourquoi, d’avancer une des raisons possibles de son exceptionnalité. Cette exploration fantastique des paysages antarctiques, cette expédition scientifique qui affronte l’aporie de toute science et de toute possession du monde, brille d’un éclat sans pareil. En plus d’être un grand récit d’horreur fantastique, dont on attend toujours l’adaptation annoncée par Guillermo del Toro, c’est tout l’intertexte qui habite ce récit qui en fait le sel. Car Lovecraft, une fois de plus, marche dans les pas d’Edgar Poe, dont l’importance n’est plus à démontrer. Mais ici il ne s’agit pas tant de la technique de Poe que Lovecraft reprend que de la destinée mystérieuse du seul roman achevé de Poe, les Aventures d’Arthur Gordon Pym.
En suivant les tribulations en mer de Pym, ses errances, dérives, épreuves, Poe s’est aventuré lentement vers l’Antarctique, fascinant gond du monde où l’imagination est appelée à s’engouffrer. Et quand le dernier continent s’approche, Pym, esseulé, fatigué, balloté, voit apparaître un grand brouillard de vapeur, et du ciel poisseux sortent alors de très grands oiseaux blancs qui crient Tekeli-li. La dernière phrase du témoignage de Pym est la suivante : « Nous nous précipitâmes dans les étreintes de la cataracte, où un gouffre s’entrouvrit, comme pour nous recevoir. Mais voilà qu’en travers de notre route se dressa une figure humaine voilée, de proportions beaucoup plus vastes que celles d’aucun habitant de la terre. Et la couleur de la peau de l’homme était la blancheur de la neige. ». La fin étrange et obscure de ce récit a fasciné plus d’un écrivain, et Borges tenait les dernières pages de ce roman en très haute estime. Un autre grand continuateur de Poe se lancera à la recherche de Pym : c’est Jules Verne et son très différent mais admirable Sphinx des Glaces. Puis viendra Lovecraft, d’une manière différente de Verne, qu’il n’avait sans doute pas lu, et de Poe lui-même. Et c’est cette différence qui est capitale.
Les Aventures d’Arthur Gordon Pym est un grand livre de la littérature universelle, mais avec un statut particulier qui tient à sa nature complexe : c’est un roman d’aventures qui cherche à plaire au public de son époque, mais qui fait tout, dans le même temps, pour contrarier la logique qui conduit habituellement ce genre de récit. La fin du roman le montre : Poe n’en fait qu’à sa tête, à la fois par ruse mais aussi par un sens poétique qui lui fait choisir l’abrupt et la ligne de fuite plutôt que la résolution dans les règles. On connait aussi les erreurs qui grèvent le livre, à l’image de la disparition du chien, tout bonnement oublié par Poe à un moment du récit – mais cela n’importe pas, car la nature d’Arthur Gordon Pym est d’être un grand roman bancal : c’est ce louvoiement, c’est ce pas d’esquisse et d’esquive si particulier qui construit sa singularité.
Qu’est-ce qui se joue, dès lors, entre Arthur Gordon Pym et les Montagnes hallucinées ? Une bascule dans les possibilités romanesques. Le récit de Poe était un roman à la faconde plus classique : non seulement par la rhétorique apprêtée de Poe, mais aussi par la structuration du récit. C’est depuis les formes classiques du roman que Poe invitait à la dérive et à la dysfonctionnalité romanesque ; d’où le statut bâtard de ce livre, à la fois chef d’œuvre et roman bancal. Lovecraft ne s’est, pour sa part, jamais vraiment soucié du roman, ni de plaire à un public plus large que celui qu’élisait son goût : ce qui le fait se débarrasser de tout un attirail littéraire. Les personnages ? oui, ils sont là, ils existent en chair et en os, mais ils n’ont pas au fond l’épaisseur de personnages véritablement romanesques ; les dialogues, l’évolution temporelle, la rondeur narrative, le rutilant outillage du roman est laissé sur le bord de la route. Car Lovecraft et son lecteur ne se posent jamais ce genre de question : le récit, à l’image de cette exploration scientifique en Antarctique, n’est pas tant une navigation ou une errance qu’un forage. Le récit lovecraftien, quand il est à son acmé comme dans les Montagnes hallucinées, est impitoyable, habité d’une attraction magnétique qui aimante tout sur son passage : il attaque au cœur, il sonde dans les nappes de sa prose pour chercher à creuser le secret des noirceurs du monde.
La Quête onirique de Kadath l’inconnu, dans le premier tome, était l’occasion de se référer à Dante lui-même et au triple voyage de sa Comédie. Il faudrait toutefois préciser, hors des Contrées du rêve cette fois-ci, que le parallèle est toujours pertinent pour le reste de l’œuvre lovecraftienne, et particulièrement quand celle-ci s’aventure dans les gouffres. Mais la différence tient à la dimension univoque de la plongée lovecraftienne : chez lui ni purgatoire ou paradis, mais seulement l’enfer des noirceurs qui s’attachent à l’âme. L’horreur vient d’un contraste ; ce contraste vient souvent de la taille démesurée des structures et des êtres auxquels l’être humain minuscule est confronté. Le vertige est le sentiment de l’abîme sous le pied. Dans ces architectures immenses, dédales labyrinthiques, errances oniriques, la solitude du protagoniste s’accroît justement par l’immensité de l’espace : c’est la solitude écrasante des cathédrales transfigurée par le cauchemar et la peur.
L’œuvre de Lovecraft est elle-même une sorte de cathédrale gothique, païenne, biscornue, immense et bruissée de murmures terrifiques, d’incantations prononcées dans des langues inconnues. Alors on devient fou. Mais chez Lovecraft, on devient fou sans que cette folie puisse se faire entendre ; combien de manuscrits sont chez lui des témoignages d’hommes au bord du gouffre de la raison, manuscrit écrit comme une bouée de sauvetage lancée pour ne pas sombrer ? Or ces cris mutiques d’effroi véritable sont perdus dans les marécages du doute fantastique. C’est pourquoi la situation narrative lovecraftienne — ce témoignage au-delà de l’expérience horrifique — n’est pas qu’une reprise du modèle de Poe. Comment ne pas penser que ce cri hurlé, inintelligible à la plupart, reproduit souterrainement la difficulté de Lovecraft à se faire lire et comprendre autrement que par ses amis ? Le cri horrifique est un cri fantastique autant qu’un cri de solitude artistique. On parle mais on ne sait pour qui on parle, on écrit sans savoir si le témoignage sera reçu par le rire, le mépris ou l’oubli. Il reproduit aussi les conditions d’une écriture toujours en lutte pour imposer sa vision et son art. Heureusement, plongée dans les ombres secrètes que ménage l’art, l’œuvre résiste à l’indifférence des vivants, à l’usure du temps, à la sclérose des siècles : « N’est pas mort ce qui à jamais dort/ et au cours des siècles peut mourir même la mort. »
Intégrale H.P. Lovecraft, Tome 2. Les Montagnes Hallucinées & autres récits d’exploration, traduit de l’américain et préface par David Camus, éditions Mnémos, mars 2022, 304 p., 22 €