L’intimité est sacrée. C’est un « besoin vital de l’âme ». Même si Simone Weil ne l’a pas retenue dans sa liste qui en compte quinze (L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain). Selon Simone Weil, après le besoin de vérité, « plus sacré qu’aucun autre », les besoins vitaux de l’âme humaine sont, dans l’ordre où elle les expose : le passé, l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie, l’honneur, le châtiment, la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective. À ceux qui s’offusquent devant le nombre ou l’à-propos de certains d’entre eux, je ne ferai pas plaisir : loin d’en retrancher, je n’y vais pas de main morte, je rajoute l’intimité. (Évidemment, j’en suis conscient, ce n’est pas facile à retenir. Il faudrait les scanner dans nos téléphones dernier cri, dont l’usage addictif réfute sèchement notre prétendue résistance aux emprises technologiques.)
Dans la sphère de l’intimité vous pouvez par exemple avouer votre attachement nostalgique à Maguy (série au charme vieillot, a priori peu prisée des adeptes de Metal Machine Music, le plus inécoutable des albums de Lou Reed, mais qui sait si Rosy Varte et Marthe Villalonga ne disposent pas d’aficionados parmi les fervents du créateur de Sad song ?) : est-ce admissible de la part d’un lecteur de L’Homme sans qualités ? Selon son degré de snobisme ou d’ouverture d’esprit, vous pourrez lire dans le regard de la personne proche à qui vous venez de faire cet aveu soit une tendre connivence soit une indulgence teintée d’appréhension soit rien du tout parce qu’elle ou il ou iel aura autre chose à faire qu’écouter vos incongruités à ce moment-là.
Si votre confident n’est pas un être humain, mais un guppy, poisson remarquable par l’espace infime qu’il occupe, vous pourrez lui parler du Silence des bêtes d’Élisabeth de Fontenay. Mais vous ignorez ce qui est susceptible d’intéresser un guppy.
Intimité sacrée. Besoin vital de l’âme.
La reine de l’intimité, c’est la pensée. Cette présence en vous, qui est vous sans l’être tout à fait. Cette intime étrangère. Qui ne s’éteint jamais complètement. Faite de pulsions, de sensations, de souvenirs, de sentiment, de rêverie, de langage et de raison. Cette chose qui vous est commune avec la totalité de l’espèce humaine. Bien qu’on ignore si ce que nous nommons pensée en est la prérogative exclusive (Je ne sais pas en quoi consiste la pensée des guppys, s’ils peuvent être qualifiés de « pauvres en monde » (Heidegger), mais je peux me le demander Et peut-être se demandent-ils, eux, à leur manière, quelle est cette masse géante près de l’aquarium, qui leur déverse des pincées de flocon.). Cette chose commune et pourtant singulière, unique. Comme un visage.
La pensée veut de l’intimité. Un lieu à soi. Même et surtout quand elle entend se faire publique, la pensée a besoin du vestiaire de l’intimité pour y revêtir ses habits de cérémonie. Le silence de la pensée fait grand bruit en nous et autour de nous. Mais bruit n’est pas le bon terme, en ce qu’il évoque d’informe et de désagréable. La pensée ordonne et trie. Elle essaie d’y voir clair dans le chaos, c’est sa nature. La pensée humaine ne peut jamais s’extraire tout-à-fait de la possibilité du non-sens ou de son inadéquation à ce qui est. D’où s’ensuit cette question vertigineuse : l’Univers a-t-il besoin de la pensée ?
L’intimité c’est aussi le lieu de la mélancolie. Vous êtes seul face à vous-même, avec une chanson qui vous rappelle ceci : ceux qui l’aimaient avec vous sont morts, se sont éloignés, sont devenus des étrangers ou des personnes dont vous ne désirez plus la présence.
C’est aussi ce qui nous permet de lire. D’entendre les voix de Simone Weil, Robert Musil ou François Villon, par-delà leur enveloppe charnelle retournée à la poussière.
La lecture est un acte éminemment intime, une enclave méditative entre vous et le fracas des apparences. Pas un refuge, ou une fuite, mais un endroit où reprendre souffle.
Tout ce qui prive un être humain d’intimité –pauvreté, promiscuité, insalubrité, menées totalitaires, persécution, exploitation, exil forcé, etc. – est de nature criminelle. Tout ce qui porte atteinte à ce besoin vital doit être tenu pour criminel. Une grande partie de l’humanité vit sous un joug criminel.
Cioran (lecteur averti et sans complaisance de Simone Weil) a exprimé à sa manière notre besoin vital d’intimité : « Tout ce qui vit fait du bruit. Quel plaidoyer pour le minéral. » Sans me porter à ces hauteurs balkaniques et souhaiter la minéralisation du monde, je souscris à cet éloge de la tranquillité.
Il faudra que j’essaie d’en parler à un guppy. Sans porter atteinte à son intimité.