Kaiduan : Le nouveau départ d’une une jeunesse chinoise libérée et patriote ?

Depuis deux ans, la Fête du Printemps (c’est-à-dire le nouvel an chinois, – c’est-à-dire une à deux semaines de congés accordés à un milliard et demi d’êtres humains, – c’est-à-dire, en conséquence, le plus grand mouvement de population du monde) est affectée par la pandémie. En 2020 et 2021, beaucoup de Chinois ont suivi les recommandations des autorités, faisant le choix de ne pas rejoindre leur famille. Mais en 2022, une partie s’est décidée à braver les restrictions, et les réunions familiales se sont faites plus nombreuses (+20 %, selon les chiffres officiels).

Or, au même moment, le conflit entre devoirs civiques et fidélité familiale était un sujet latent dans l’actualité de la culture de masse. Les jours précédant le nouvel an, dans les trains et les voitures, dans les salons des familles réunies comme chez les travailleurs isolés, un objet audiovisuel s’imposait sur les écrans : la websérie Kaiduan 开端 (« Départ », ou « Reset » selon le titre anglais). Ses quinze épisodes, sortis entre le 11 et le 25 janvier, ont cumulé en deux semaines près de deux milliards (!) de visionnages sur la plateforme Tencent Video, le Netflix chinois, la propulsant en tête des sujets de conversation du Facebook chinois, Weibo. Fait notable, les agences de presse nationales se sont penchées sur le phénomène : « Ce Départ est un bon départ pour un cinéma national de qualité plutôt que de quantité », titre ainsi le Xinhua ; « soucieuse de justice sociale, la série va donner de la vitalité à notre cinéma », souhaite le Quotidien du Peuple. Il n’était pas possible de ne pas l’évoquer : Kaiduan est assurément une réussite populaire, et un tournant.

À première vue, difficile de comprendre pourquoi. Pas d’effets spéciaux spectaculaires ou novateurs ; pas d’idée scénaristique révolutionnaire ; on pourrait croire que la série reproduit simplement des motifs à succès. Kaiduan est construit sur une boucle temporelle, à la manière d’Un jour sans fin d’Harold Ramis, procédé scénaristique que le Quotidien du Peuple trouve par trop « étranger » (comprendre : trop américain). L’héroïne Li Shiqing (Zhao Jinmai) se réveille d’une sieste inopinée sur le siège d’un autobus qui la conduit droit à une mort certaine, puisque invariablement, avant son terminus, le bus est détruit dans une épouvantable détonation, avec tous ses passagers. L’explosion à peine arrivée, voilà Li Shiqing aussitôt revenue au point du réveil. Descendre du bus ne la sort pas de la boucle, car avec ou sans l’héroïne, le bus explose en chemin – et tout assoupissement, en général au poste de police, la ramènera alors à son point de départ. Son sens de la responsabilité collective impose à l’héroïne cette intime certitude : pour sortir de la boucle, il faut sauver le bus avec ses passagers. Heureusement pour elle (et pour le public sentimental), un timide jeune homme assis à côté, Xiao Heyun (Bai Jingting), se retrouve bloqué lui aussi dans la boucle temporelle et mène bientôt l’enquête qui doit mener à comprendre la catastrophe.

Nos deux héros sont jeunes et beaux, les méchants tristes et grimaçants, le procédé narratif sobre et bien huilé. Pourtant Kaiduan n’est pas une simple série de genre comme la Chine en produit désormais à échelle industrielle. Son succès tient à des trouvailles esthétiques et morales de détail, mais essentielles, parce qu’in fine la finesse de la moralité sociale de l’œuvre explique sa captivante ambivalence. Dans une société mise à ébullition par une modernisation accélérée, Kaiduan est un « conseil aux jeunes générations » chinoises, raison pour laquelle il est difficile à saisir dans toute sa nuance pour le public international, et demeure totalement ignoré des médias occidentaux. Il s’agit bel et bien, non pas seulement d’une description de la société comme le relevait le Quotidien du Peuple, mais aussi et surtout d’une définition du travail social qui reste à faire aux générations futures.

 

À mesure que l’accident se répète, à mesure que les deux héros échafaudent les plans les plus complexes pour l’éviter, ils découvrent le pot aux roses : une bombe artisanale est cachée dans une cocotte-minute. Prête à exploser au moindre relâchement de la soupape, cette cocotte est la métaphore efficace d’autres bombes à retardements, bien vivantes celles-là : les passagers du bus. L’enquête de Shiqing et Heyun amène le spectateur à faire la connaissance, un par un, boucle après boucle, des voyageurs qui les entourent, tous potentiellement suspects, ayant chacun le cœur gros d’un drame familial suffisamment terrible pour justifier un acte désespéré. Tel est l’intérêt majeur de la série, qui se noue dans la rencontre avec les passagers discrets, mystérieux et populaires d’un transport public chinois.

Chaque passager a donc une famille, et les drames y afférent. Un travailleur migrant n’a pas gagné de quoi payer des études à son fils ; un prisonnier libéré veut revoir ses proches, qui le renient ;  un couple a perdu sa fille, morte alors qu’elle voulait fuir un agresseur sexuel ; etc.. Mais à l’inverse, les deux héros ne cachent aucune histoire de famille, aucune pression communautaire. Pour ainsi dire libres, Heyun et Shiqing semblent avoir pour mission de libérer les personnages qu’ils rencontrent. C’est par exemple ce « nerd » passionné de pop culture et de chats, qui entre dans le bus un arrêt avant l’accident. S’il cherche farouchement à dissimuler le contenu de son sac, ce n’est pas parce que celui-ci explose, mais parce qu’il miaule. Or ses parents autoritaires lui interdisent, du fait de son asthme, d’avoir un chat, qu’il adopte en secret. L’une des boucles temporelles, où les héros sortent in extremis le jeune homme du bus mortel, donnera à ce dernier l’occasion de piquer une juste colère, face à des parents tyranniques qui devront enfin reconnaître leurs torts.

Si la série connaît ce que le mandarin appelle un « happy ending familial » (hejiahuan jieju合家欢结局), qui est ici la famille des jeunes héros ? La réponse tient en un mot : c’est la police. D’abord suspicieuse, elle est amadouée, essai après essai, par les stratégies de Shiqing et Heyun. À l’hôpital, c’est l’officier de police Zhang qui vient prendre de leurs nouvelles ; c’est l’officier Zhang, encore, qui acceptera de donner crédit aux informations pourtant bien trop précises et trop vastes qu’ils déballent pour accélérer l’enquête.

La constitution de l’État populaire comme famille de substitution s’accomplit tout à fait lors de la cérémonie de récompense organisée par les autorités municipales, dans l’ultime épisode, après que le bus a été sauvé par la collaboration de tous les passagers. « Les vrais héros sont au sein du peuple », affirmait Xi Jinping dans son discours de nouvel an 2021 : c’est en substance ce que rappelle le fonctionnaire qui remet à chaque passager sa récompense en yuan sonnants et trébuchants. À cet instant, habillés de blanc, souriant sur fond rouge, l’héroïne et le héros sont cadrés par le travelling de sorte à tout à fait ressembler à un certificat de mariage chinois. Ce n’est pourtant pas la famille qui assiste à cette cérémonie de mariage : ce sont les fonctionnaires, au premier rang desquels est assis l’officier de police Zhang, véritable père adoptif.

 

Sauver des vies, éviter l’explosion, endiguer les troubles publics débordants auxquels peuvent conduire les tragédies privées (et tout particulièrement les violences sexuelles) : telle est la charge de la jeunesse dans cette petite république qu’est l’autobus. Qui lui a donné cette charge ? Le spectateur l’ignore : mais dès le premier épisode, l’héroïne a d’elle-même identifié et endossé cet objectif. L’une des raisons en est sans doute que, comme la société chinoise en général, Li Shiqing tient en horreur les explosions. Troubles imprévus et immaîtrisés, les explosions sont le contraire de ce qu’elle cherche constamment : la paix.

La paix, en chinois an 安, est omniprésente à l’image, puisqu’elle figure sur le logo des gardiens de la paix (gong’an 公安) ; elle est aussi le premier SMS que le héros envoie à l’héroïne, au matin de leur sortie définitive de la boucle temporelle (« bonjour », litt. « matin paisible », zao’an 早安). La bombe est désamorcée, la paix est rétablie. Sun Molong, l’un des trois réalisateurs de Kaiduan, a commencé sa carrière par de nombreux kangri ju 抗日剧, genre de films nationalistes et pacifistes, anti-guerre et anti-japonais. Un autre réalisateur de Kaiduan, Suan (de son vrai nom Mou Xincen), est connu pour avoir créé, avant sa carrière cinématographique, une marque nommée « Non-violence et non-coopération », du nom du mouvement lancé par Gandhi en 1920. Ce n’est donc pas un hasard si le message pacifiste est omniprésent en filigrane de cette série policière. Le message implicite est que les jeunes doivent assurer la paix que leurs aînés ont gagnée pour le peuple chinois au cours du XXe siècle.

Cette passation de responsabilités est célébrée par Kaiduan sur fond d’un contexte socio-économique bien marqué : l’hégémonie de l’économie numérique chinoise. C’est une photographie de smartphone, sauvegardée dans le cloud, qui conduit les héros à résoudre l’enquête inaboutie sur un cas d’agression sexuelle ; c’est aussi le smartphone qui leur permet d’informer la police en direct depuis le bus. Loin d’être un outil de surveillance et de contrainte, la technologie libère les femmes, et les citoyens. Tant que le peuple ne s’était pas modernisé, prévalaient les liens familiaux, patriarcaux et communautaires, marqués par un fort respect des aînés. Mais désormais, les citoyens chinois sont reliés à l’État par la technologie qui assure leur « sauvegarde », dans tous les sens du terme. Dès lors, la famille devient une communauté potentiellement concurrente à l’État populaire. Kaiduan porte à la jeunesse ce séduisant avertissement : « l’État chinois sera pour vous un outil de libération de certains devoirs familiaux. La technologie, domaine où notre pays excelle, est votre jouet préféré ; jeunesse de Chine, nous vous le concédons, vous la maîtrisez mieux que nos anciens ; usez-en, n’attendez pas ; nous serons même prêts à tolérer vos manières peu traditionnelles, vos goûts à maints égards occidentaux ; mais que votre intelligence, votre empathie et vos smartphones servent du moins à empêcher les cocottes-minutes sociales d’exploser ; usez de ce que la modernité vous a donné pour préserver l’œuvre que vos aînés ont arraché de haute lutte à l’impérialisme nippon et américain : la paix dans la cité ».

Kaiduan 开端, produit par Zhengwu Yangguang 正午阳光, réalisé par Sun Molong 孫墨龍, Liu Hongyuan 劉洪源 et Suan . Avec dans les rôles principaux : Bai Jingting 白敬亭, Zhao Jinmai 赵今麦, Liu Yijun 刘奕君, Huang Jue 黄觉, Liu Dan 刘丹, Liu Tao 刘涛. Diffusé originellement sur la plateforme Tencent Video.