Violence et création : Vous ne désirez que moi de Claire Simon

Claire Simon, Vous ne désirez que moi © Les films de l'après midi

Décembre 1982. Pendant deux jours, Michèle Manceaux, journaliste et amie de Marguerite Duras et de Yann Lemée, alias Yann Andréa, le compagnon de celle-ci jusqu’à sa mort en 1996, vient s’entretenir avec ce dernier. Ces entretiens ont été publiés en 2016 sous le titre Je voudrais parler de Duras et ont fait récemment l’objet d’une nouvelle publication en poche, aux éditions Points, avec Cet amour-là du même Yann Andréa.

Le film s’ouvre sur une sorte de double préambule, l’un porté par l’air tant aimé par Duras, « Capri, c’est fini » d’Hervé Vilard, l’autre par les notes de piano envoûtantes d’India Song. Cette double ouverture donne l’idée d’une double facette de la relation entre Yann et Marguerite, d’une tension qui la traverse, entre éternel recommencement et fin, entre la passion, son « halo de mort » pour reprendre l’expression de Bataille et la ritournelle sentimentale. Comme une sorte de paradoxe de l’œuvre même de Duras qui joue des stéréotypes et des clichés, de la femme fatale comme du discours amoureux, qui joue de l’expérimentation artistique et de la culture plus populaire.

Le premier préambule donne ainsi à voir Yann, recroquevillé sur sa méridienne, puis ouvrant la fenêtre à l’arrivée de la journaliste : le regard se porte d’abord sur le sol en contrebas avant d’aller à la rencontre de la journaliste qui traverse l’allée avant de rejoindre la maison. Mais ce plan dit tout de la suite du film et de l’enjeu des entretiens à venir : il évoque la tension entre vie et mort, la tentation du vide, cette parole à venir qui avance tel un funambule, en assumant le risque de la chute et de la blessure, fût-elle mortelle pour celui qui l’énonce. Comment parler en effet d’un amour « complètement total, c’était l’éternité » ?

Claire Simon, Vous ne désirez que moi © Les films de l’après midi

La qualité évidente du film est sans doute de laisser résonner les paroles de Yann – lui qui a semblé dans l’ombre de Duras, jusque dans les livres qu’il a écrits –, de montrer sa lucidité et son intelligence, sa force et sa faiblesse. Car ce qui se dit ici, c’est l’histoire d’une fatalité, qui en passe d’abord par la lecture. Évoquant Les Petits Chevaux de Tarquinia, Yann dit : « J’ai pris le livre et ça m’est tombé dessus ». La première fatalité, la seule sans doute, c’est l’écriture. Ce qui se dit ici, c’est aussi l’histoire d’une médiatisation, Yann affirme que la rencontre avec la femme ne peut venir que d’elle d’une part, et qu’elle ne peut être que médiatisée par l’écrit. Un « biais de fiction » est nécessaire pour que la femme soit abordable. On sait que ce biais de fiction caractérise précisément la relation de Marguerite et de Yann, lui qui sera filmé par la cinéaste dans L’Homme atlantique et dans Agatha, lui qui deviendra le personnage éponyme du livre Yann Andréa Steiner.

Claire Simon, Vous ne désirez que moi © Les films de l’après midi

Plus encore qu’une médiatisation, le film capte une nécessaire triangulation – comme souvent dans les textes mêmes de Duras : ce qui ne peut se dire totalement, le rapport sexuel entre les deux amants que sont Marguerite et Yann, malgré l’homosexualité, malgré la différence d’âge, est montré à travers des dessins érotiques, de corps en proie au désir. Le procédé participe de la pudeur du film et de sa réalisatrice, de sa volonté de se tenir en retrait des mots tout en mettant en évidence leur défaillance. Mais ce procédé d’insertion de dessins érotiques participe aussi d’une forme de triangulation entre celle qui mène l’entretien, Yann, et celle sur laquelle porte cet entretien, la grande absente omniprésente : Marguerite Duras. Les dessins apparaissent en effet pour la première fois lorsque l’intervieweuse s’endort, après le premier entretien. C’est aussi ce que l’on perçoit dans la façon dont parfois, elle dirige les questions ou recentre le propos de Yann – comme une version adoucie de la direction d’acteur illustrée dans la séquence où l’on voit Duras, dans le hall des Roches noires à Trouville, diriger Yann avec fermeté, lorsqu’il est filmé dans Agatha. C’est encore cette amie, Michèle Manceaux, qui conservera les cassettes de l’entretien, c’est elle qui est en quelque sorte le garant de cette parole, qui n’ose peut-être pas, alors, se faire entendre publiquement.

Si les entretiens énoncent un amour fou et impossible, en ce qu’il voudrait abolir l’autre tant dans son existence propre que dans ses désirs (« vous ne désirez que moi », parole de Duras et titre magnifiquement choisi pour le film), s’ils font surgir cette tension de mort et de violence qu’un tel amour recèle, s’ils rendent compte – notamment par l’intrusion des sonneries de téléphone – des rapports de domination entre les deux amants, ce que livrent ces entretiens auxquels le film nous fait assister, c’est aussi le processus de création qui va dominer la dernière période de la production de Marguerite Duras : cette adresse à l’autre, cette violence à l’autre (dont témoigne par exemple La Pute de la côte normande), cette porosité du fictif et du vécu, ou encore cet « égarement dans le réel » (L’Été 80).

Violence et création sont ainsi le couple infernal, monstrueux, que donne à voir le film : « Je veux vous décréer pour vous créer » dit Duras à Yann, phrase terrible à laquelle semblent faire écho les mots de ce dernier : « l’amour ne peut pas exister sans la destruction de quelqu’un ». Gageons que celui qui a souvent été présenté comme la « créature » de Duras retrouve par ce film, intelligent, pudique et émouvant, toute son humanité.

Vous ne désirez que moi de Claire Simon, 1h35, avec Swann Arlaud, Emmanuelle Devos — en salle le 9 février 2022