Les Mains dans les poches: Patrick McGuinness, Jetez-moi aux chiens

Peu avant Noël, au Sud de Londres, est retrouvé le cadavre d’une jeune femme, Zalie Dyer. L’enquête commence et un suspect est très vite désigné : M. Wolphman, ancien prof du lycée de la ville, désormais en retraite, qui clame évidemment son innocence. Jusqu’ici la trame du dernier roman de Patrick McGuinness, Jetez-moi aux chiens, pourrait sembler on ne peut plus classique, c’est pourtant une expérience sidérante qui attend le lecteur, une plongée dans les dessous de nos présents, au cœur des rumeurs et réseaux qui le tissent et amplifient toute info. Si Jetez-moi aux chiens est un roman policier, c’est à la manière d’un Envers de l’histoire contemporaine, devenu recto de nos écrans.

Le roman de Patrick McGuinness commence avant la construction du tunnel sous la Manche, dans un « comté de ponts, de jetées et de viaducs », un « lieu où c’est toujours maintenant ». La ville est coupée en deux par un pont — d’un côté les quartiers bourgeois, de l’autre les zones commerciales et industrielles — un pont qui, plus largement, figure les scissions anciennes du lieu. C’est à elles que songe Ander lorsque s’ouvre le récit, un homme qui n’aura de cesse, comme le roman, de confronter passer et présent, pour tenter de venir à bout d’une double quête : dans le présent, trouver qui a étranglé la jeune femme abandonnée « comme une poupée cassée dans un sac poubelle » (selon les mots platement lyriques d’un tabloïd) et, dans le passé, son passé, venir à bout d’une scène qui le hante depuis des décennies.

Le fait divers et l’emballement médiatique qu’il provoque actualisent tout ce que la ville a voulu taire, une violence qui n’est pas celle « des thrillers ou des séries policières » mais bien la « violence terne et sourde du quotidien », celle qui est « tout simplement là, une fuite de noirceur ordinaire qui suinte, ruisselle et s’accumule, jusqu’au jour où ça déborde ». Et ce jour est arrivé, provoquant en Gary qui enquête sur l’affaire avec Ander une avalanche de métaphores filées sur les égouts et le fatberg. « Gary sait qu’il n’y a plus ni dessus ni dessous, nous sommes tous plongés dans la même confusion ».

Le suspect tout désigné du meurtre est donc M. Wolphram, ancien professeur du lycée pour garçons de la ville, désormais en retraite, voisin de la victime. Il a beau réaffirmer son innocence, tout l’accuse et les réseaux sociaux comme la presse (tabloïds aussi bien que journaux respectables) se repaissent de faits montés en épingle, jugements à l’emporte-pièce et autres rumeurs, avec, pour chef de meute, la journaliste Lynne Forestier qui œuvre à sa propre gloire en couvrant le fait divers. Pourtant, Ander le soupçonne, quelque chose cloche dans le récit bien ficelé qu’offre ce coupable idéal, « il est peut-être coupable, mais pas de ça ».

Michael Wolphram, 68 ans, a pourtant tout du monstre parfait : il est pâle, renfermé, solitaire, obsessionnel, fou de livres, de films scandinaves et d’opéra, célibataire sans aucun tropisme pour la pornographie, il a pris sa retraite quand son lycée est devenu mixte. Et s’il était besoin d’en rajouter, il joue perfidement avec les enquêteurs durant sa garde à vue. « Quand l’innocent est aussi louche, on n’a que faire de la culpabilité ». La presse et les réseaux sociaux passent tout au crible, ses études, ses goûts culturels, sa sexualité, ils prélèvent des faits qui, à peine amplifiés et tordus, deviennent des preuves et les pilotis du récit de la culpabilité de celui dont le patronyme devient bientôt l’épithète que l’on offre aux grands criminels, « Le loup de Chapelton ». Ander et Gary fouillent eux aussi, ils sondent, interrogent, déterrent les archives et leur enquête révèle les personnages autant qu’elle leur permet d’avancer sur une affaire qui ne relève pas du « prêt-à-porter du crime » mais tient plutôt du jeu d’échecs et du « déplacement du cavalier », pour reprendre une autre formulation de Gary, amateur têtu de métaphores.

Tout ensemble analyse sociologique au scalpel d’un « Brexit-land » et du rôle des médias dans notre perception (biaisée) du réel, Jetez-moi aux chiens est un immense roman du fait divers qui décrypte le fonctionnement de nos sociétés contemporaines, de la presse, des emballements populaires, d’une forme de totalitarisme médiatique tout autant qu’il questionne le rapport du réel et de la fiction : sans doute les romans policiers sont-ils, comme le souligne le duo de policiers, « un endroit de la culture où on a mis la complexité qui manque au monde ». À travers sa trame fait-diversière, le récit est aussi une analyse décapante de la société britannique, des « fatbergs de mots » que sont réseaux et journaux, de notre rapport à la mort (devenue « propriété collective »), de nos grilles de lecture importées des séries, de nos comportements citationnels.

L’affaire au centre du livre s’est réellement déroulée, il s’agit d’un fait divers impliquant un professeur en retraite, accusé en 2010 du meurtre d’une jeune femme. Patrick McGuinness fut l’élève de ce réel coupable idéal, dans l’une de ces écoles privées qui forment l’élite de la « nation, ainsi que la BBC l’appelle désormais ». Il est difficile d’en dire plus sans dévoiler en quoi l’affaire au centre de l’attention de tous dans le récit en cache une autre, puisque tout dans Jetez-moi les chiens se dédouble, à l’image de cette ville coupée en deux ou du passé non cicatrisé qui s’articule au présent.

Jeu subtil avec tous les codes du policier (romans comme séries), ce livre est aussi une exceptionnelle réflexion sur le temps et la mémoire, comme si Proust croisait John Le Carré — une image dont aurait pu user Gary s’il n’avait pas été l’un des personnages du roman mais l’un de ses lecteurs. Jetez-moi aux chiens est de fait la rencontre, autour d’un fait divers fictionnalisé, de deux des précédents livres de Patrick McGuinness : Les Cent derniers jours pour une forme d’espionnage généralisé puis le déchaînement d’un tribunal populaire et Vide-Grenier pour le voyage dans la mémoire d’Ander et de l’écrivain à travers son personnage. On peut choisir de lire Jetez-moi aux chiens parce que c’est un excellent polar, on découvrira qu’il s’agit d’abord d’un puissant roman qui révèle nos sociétés du spectacle comme nos quêtes d’un coupable, celui qui ne nous ressemble pas — cet Ander qui « en néerlandais signifie autre, l’autre ».

Patrick McGuinness, Jetez-moi aux chiens (Throw me to the Wolves), trad. de l’anglais par Karine Lalechère, éditions 10/18, janvier 2022, 384 p., 8 € 40 — Lire un extrait