Entretien avec Yassin Al Haj Saleh, « écrivain syrien sans terre sous ses pieds » 1/3

Yassin Al Haj Saleh (DR)

Au printemps 2021, les Syriens commémoraient les dix ans de la Révolution syrienne, anniversaire marqué par plusieurs parutions en France, dont celle des Lettres à Samira de Yassin al Haj Saleh, et du livre de Justine Augier qui lui est consacré, Par une espèce de miracle. L’exil de Yassin al Haj Saleh. Celui-ci, après avoir fait seize ans de prison sous Hafez pour appartenance au parti communiste syrien, s’était engagé dans le soulèvement de 2011 et avait rejoint la ville de Douma dans la Ghouta insurgée, de même que son épouse Samira Al Khalil, et leur amie avocate Razan Zeitouneh. Toutes deux furent enlevées le 9 décembre 2013 par un groupe salafiste, alors que Yassin al Haj Saleh était parti à Raqqa, où plusieurs de ses frères furent enlevés par Daech. Elles n’ont jamais réapparu, de même que Nazem Hamadi et Waël Hamadé qui avaient été enlevés avec elles. Alors que s’achève cette année commémorative des dix ans de cette « révolution impossible » (Yassin al Haj Saleh), nous avons désiré revenir sur ces faits et faire entendre la voix de cet intellectuel, une des plus lucides et profondes de la diaspora syrienne disséminée aujourd’hui dans le monde. Nous publions ici douze questions d’un long entretien dont l’intégralité paraîtra ultérieurement, et choisissons de le faire paraître en cette date éminemment symbolique du 9 décembre : celle d’une disparition qui, dans sa tragédie propre, incarne la destruction implacable d’un pays livré d’un côté à une répression d’une cruauté inouïe, de l’autre aux violences intégristes : leurs deux nihilismes en miroir, que Yassin al Haj Saleh n’a cessé de renvoyer l’un à l’autre, ont produit l’effacement d’une révolution qui avait soulevé d’immenses pans de sa population, et qui tente de se poursuivre en exil autrement. Yassin al Haj Saleh s’explique ici à la fois sur le sens et les leçons à tirer de cette révolution et de ses erreurs, sur sa vie d’intellectuel exilé, sur la revue qu’il a confondée en 2012 avec de jeunes Syriens, Al Jumhuriyah (La République), devenue une des revues les plus vivantes et prisées des démocrates arabes, qui fêtera l’an prochain son propre anniversaire de dix ans.

L’année 2022 verra aussi la parution du Journal d’une assiégée de Samira al Khalil aux éditions iX : on pourra alors entendre la voix de la destinataire des Lettres à Samira, par les notes qu’elle rédigea dans Douma affamée et bombardée durant les mois qui précédèrent l’enlèvement.

Tu te vois comme « un écrivain syrien sans terre sous ses pieds », lit-on dans le livre que Justine Augier vient de te consacrer, Par une espèce de miracle. L’exil de Yassin al Haj Saleh (Actes Sud, 2021, p. 283). On y apprend aussi que tu travailles depuis un certain temps à un livre sur les « maisons » où tu as vécu, qui ont donné forme à ta vie : à Raqqa où tu es né dans un milieu modeste, à Homs, Damas, Douma où tu as participé à la révolution, puis Istanbul, et Berlin où tu vis depuis trois ans. C’est une manière d’habiter autrement le monde, de revenir sur la terre à partir de l’absence ?

C’est une nouvelle pour moi que mon brouillon sur les maisons soit mentionné dans le livre de Justine. Ce brouillon n’est encore qu’une ébauche, que j’ai écrite dans un accès de rage en cinq semaines durant l’été 2018 dans des circonstances particulières en Turquie. Je n’ai pas été en mesure d’y travailler systématiquement par la suite, c’est donc très loin d’être un livre en cours d’achèvement. Il a été motivé par la condition d’être un réfugié, un sans-abri en quelque sorte, menant une vie en suspens. Une vie dans le temps plutôt qu’une vie dans des lieux.

Quand on vit dans beaucoup d’endroits différents comme je l’ai fait, on développe le sentiment de n’appartenir à aucun, que la vie est suspendue au pendule du temps, dans l’attente de… de quoi ? La vie réelle qui ne vient jamais. On peut aussi développer un sens différent du réel. En l’absence de Samira, le réel est pour moi composé de temps et d’écriture.

Il se trouve que j’ai vécu dans de nombreux lieux, dont trois prisons, et deux années de « disparition facultative » (à l’opposé de la disparition forcée de ma Samira) quand j’étais en Syrie, c’est-à-dire avant octobre 2013. En tant que réfugié  j’ai vécu dans deux pays, la Turquie et l’Allemagne. Il y a beaucoup de choses à creuser et à réfléchir.

Arrêté en 1980 sous Hafez el Assad pour ta partitipation au Parti communiste syrien, tu as passé 11 ans dans la prison de Mussalamiyeh (Alep), puis à Adra et Palmyre, d’où tu es libéré en 1996. Tu as réfléchi cette expérience carcérale de 16 ans dans un livre qui relève de l’essai et du témoignage à la fois, rédigé entre 2003 et 2011, Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons (Les Prairies ordinaires, 2015). Tu es aussi l’auteur de La Question syrienne (Actes Sud, 2016). Ton épouse, Samira al Khalil a elle aussi fait de la prison sous Hafez pour participation à une organisation communiste. Venue comme toi dans la zone insurgée de Douma en 2013 pour fuir la clandestinité, elle y a été enlevée le 9 décembre 2013 probablement par Jaysh al-Islam, en même temps que Nazem Hamadi et Waël Hamadé.
En 2009, dans un entretien averc Mohammed Houjayriu (Al –Jarida, août 2011, repris dans Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, Les Prairies ordinaires, 2015, p 232), tu disais dans un entretien que ton « approche critique des affaires syriennes, de l’intérieur, avait une valeur en soi ». Aujourd’hui tu écris dans Lettres à Samira : « L’exil, c’est le monde ». Et encore, « pour qui sait que la vie en Syrie, c’est l’exil, plus rien n’est difficile ». Peux-tu expliquer cela ?

Je n’ai jamais pensé quitter la Syrie avant de le faire. Même lorsque j’ai déménagé de Douma à Raqqa au cours d’un voyage ardu et dangereux en juillet 2013, mon plan était de m’y installer et que Samira me rejoigne au plus tôt. Écrire sur la Syrie depuis l’intérieur de la Syrie, c’est ce que je voulais faire et ce que j’ai pu faire avant la révolution, non sans m’autocensurer à divers degrés. J’ai apprécié d’avoir pu écrire pendant un peu plus de dix ans sur les affaires politiques, sociales, culturelles et religieuses en Syrie sans que notre sécurité, à Samira et à moi-même, soit vraiment menacée. C’était notre engagement d’activistes de lutter contre la tyrannie parmi les Syriens, et non à distance en lieu sûr. Quitter le pays fait gagner en sécurité, mais risquer de perdre en pertinence. J’ai même reproché à de nombreux opposants de vivre à l’étranger sans y être contraints. Depuis que j’ai quitté Damas le 3 avril 2013, j’ai perdu le contrôle de ma vie et de ma trajectoire, et j’ai fait des erreurs dans mes décisions et jugements. L’une d’entre elles a été très grave et pleine de conséquences tragiques : quitter Douma en juillet 2013.

En Turquie, et plus tard en Allemagne, j’ai pu voir combien notre monde progressait en syrianisation et décroissait en potentiels d’espoir. Hors de la Syrie les gens ne sont pas bombardés de barils ni tués aux armes chimiques, mais le monde est plus que jamais globalisé sans que nous ayons de vision globale ou de projet. Nous sommes à l’abri de la mort violente, mais nous vivons dans un désert d’espoir. En ce sens, le monde est un exil.

Pour les Syriens qui ont connu de nombreux échantillons du répertoire d’atrocités des Assad : torture, prison sans procès, viols, sièges, famine, bombardements, déplacements… plus rien n’est insupportable. C’est pourquoi la formule d’« exil parisien », qui a été utilisée après la mort de Michel Kilo en avril 2021, avait quelque chose de ridicule : presque tout le monde en Syrie, partisans du régime compris, souhaite un tel exil. S’il est important pour nous, Syriens, d’écrire sur l’expérience de l’exil, il est encore plus important de démythifier le concept d’exil.

Tu as publié beaucoup de tes derniers textes dans la revue en ligne anglo-arabe Al Jumhuriyah, que tu as fondée avec de jeunes Syriens, dont Razan Zeitouneh, en mars 2012. Cette revue se voulait et se veut « radicale » dans tous les domaines malgré son titre presque désuet, « La République » – mais tu utilises parfois à dessein des mots désuets. C’est aujourd’hui une revue très lue, en Syrie et hors Syrie, dont les contributeurs sont en majorité de jeunes Syriens. Peux-tu revenir sur cette « radicalité » dans tous les domaines et faire un bilan de ce qu’a produit et apporté cette revue, presque dix ans plus tard.

Dans le contexte syrien le concept d’aljumhurya est progressiste, alors qu’en Turquie il est associé depuis un siècle à un État surcentralisé, déterminé à turquifier et homogénéiser sa population hétérogène. En Syrie, le concept de République a été un outil essentiel pour privatiser l’État et le transformer en régime dynastique. Il est également essentiel à la démocratie d’Allah ou Alhakimiya AlIlahiya (le règne de Dieu ou la souveraineté divine), qui est le projet des islamistes. En troisième lieu, c’est aussi un outil critique contre les modernistes élitistes et adorateurs de l’État qui sont unanimement anti-démocratiques, et nous en avons encore quelques-uns. Contextualisé de cette façon, le concept n’a rien d’obsolète. Il est progressiste parce que notre développement politique depuis les années 1970 a été régressif.

Aljumhuriya est un projet collectif depuis le début, nombre de ses fondateurs avaient une vingtaine d’années quand nous avons commencé à la fin mars 2012. Razan était censée être l’une des nôtres, elle a participé à nos premières discussions, mais elle était toujours suroccupée et ne pouvait pas écrire pour nous. Notre idée était de contribuer à la révolution avec nos outils spécifiques d’écrivains. C’est la principale source de notre « radicalité ». En plus de neuf ans, les plus jeunes ont dirigé le magazine de manière très créative. Je ne suis qu’un écrivain parmi d’autres. Il y a beaucoup de non-écrivains parmi les auteurs d’Aljumhuria, des gens qui ont de riches expériences mais qui ont besoin d’aide pour produire des textes lisibles et intéressants. Cela a été fait par un très petit nombre de rédacteurs. Nous avions la volonté consciente que les femmes jouent un rôle de plus en plus important dans Aljumhuriya, ce qui est peut-être une source supplémentaire de radicalité. Enfin, Aljumhuriya est maintenant financé, mais il y a toujours un élément important de volontariat dans notre travail (pendant plus de deux ans il n’y a eu que ce volontariat).

Une dernière anecdote amusante. Je pensais moi-même que le nom d’Aljumhuriya était mon idée, peut-être parce que j’ai écrit deux articles sur ce concept. On m’a dit récemment que ce n’était pas le cas. « Aljumhuriya » a été suggéré par un jeune collègue qui nous a quittés par la suite.

La moitié des contributeurs d’Al Jumhuriyah sont des femmes. Tu es fier de cela, fier aussi qu’y soit paru l’un des premiers grands textes sur l’homophobie dans le monde arabe, « I, the abnormal ». Lettres à Samira est plein de réflexions sur le bouleversement des rôles féminin/masculin, qui te touche toi-même dans la mesure où tu dis vivre avec la perte de Samira une expérience habituellement vécue par les femmes syriennes, à commencer par ta mère, qui l’a vécue à répétition. Tu dis que cette expérience te « féminise », et que le slogan féministe « tout ce qui est personnel est politique » convient parfaitement à  tout ce que tu as vécu. Tu dis même : « Je suis Samira en son absence » ; tu t’« émerveilles » de ce qu’ont vécu les mères syriennes, leur résistance privée de toute expression publique, toi l’homme qui passe ta vie à écrire et publier.  Aujourd’hui les Syriennes parlent et écrivent, et pas seulement dans Al Jumhuriyah. Que penses-tu de 19 femmes. Les Syriennes racontent, le recueil de témoignages qu’a édité l’écrivaine Samar Yazbek, créatrice de l’ONG « Women Now » ?  

ll y a eu un changement paradigmatique dans les écrits des Syriens : on est passé de ce que j’appelle une « écriture dépeuplée » à une « écriture peuplée » ou « habitée » (alkitaba almaskuina). Le précurseur de ce changement est ce qu’on appelle en Syrie « Adab As-sujoun », la « littérature de prison » : les écrits d’anciens prisonniers sur leurs expériences, apparus au cours des dernières années précédant la révolution. L’écriture peuplée a été une révolution dans l’expression, tant étaient nombreux les femmes et les hommes racontant leurs histoires, presque toujours douloureuses et dramatiques. On y trouve des personnes, des noms, des milieux sociaux, des noms de lieux et de régions, toutes sortes de détails. Avant cela, l’écriture syrienne était au plus haut point dépeuplée, c’était une écriture venue d’en haut, chargée de notions abstraites et de généralités. Elle est structurellement la même que la politique du pays : les gens en sont absents. On peut s’opposer au régime et lutter pour la démocratie, mais c’est se mettre en échec que de le faire sur la base d’une écriture dépeuplée.  A l’inverse l’écriture peuplée ne parle peut-être pas de démocratie, mais elle est démocratique par essence.

Le livre de Samar Yazbek correpond tout à fait à ce changement de paradigme. Nous voyons des femmes raconter leurs histoires de lutte, de danger, de défaite et d’espoir. Il s’agit d’un document sur la lutte des femmes syriennes pour s’approprier la parole, pour parler en leur nom, pour se représenter elles-mêmes et sortir de leur condition de subalternité. Les Syriens dans leur ensemble ont été subalternisés, privés d’agence et de parole, réduits à des femmes sans mots. Nous, femmes et hommes, nous nous approprions les mots maintenant, mais au prix d’un lourd tribut.

Je pense qu’Aljumhuriya a participé à ce changement en publiant de nombreux textes écrits par des écrivains et des non-écrivains, femmes et hommes, qui évoquaient leurs expériences. Il faut tout de même reconnaître des limites : ce qui n’a pas été raconté est encore bien plus important que ce qui a été dit, surtout en matière de sexualité : l’auteur de « I, the abnormal » a utilisé un pseudonyme pour son texte remarquable. D’autre part, il est temps pour nous d’aller au-delà de ce peuplement de nos textes pour faire de la recherche méthodologique. Le fait que de nombreux jeunes Syriens étudient les sciences humaines dans les universités occidentales me donne de l’espoir.

Dans le milieu communiste de ta jeunesse tu t’es fait qualifier d’hérétique, du fait de ton aversion pour les idéologies fermées ; Justine Augier reprend ce terme à propos de ta manière de te placer à la marge ou « à la circonférence ». On pourrait l’utiliser à propos de ta manière d’écrire, réputée difficile pour les traducteurs. Hérétique est un terme utilisé par Theodor Adorno à propos des essayistes dans L’Essai comme forme : l’essai, dit-il, saute par-dessus le concept pour penser le particulier, le vivant, et cette forme qui tâtonne a à voir avec la recherche du bonheur. Partout dans tes Lettres à Samira revient le verbe essayer : j’essaie de comprendre la complexité réelle, j’essaye de dégager des possibles, j’essaie d’inventer un espoir, j’essaie de vivre, « j’essaie, Sammour », dis-tu p. 204. Est-ce l’espoir ou la nostalgie du bonheur qui te rend hérétique en temps de nihilisme ?

Permettez-moi ici de vous parler de mes expériences et de mon évolution. En tant qu’écrivain, je m’engage à dédramatiser les choses, la perception que j’ai de moi-même avant tout. Il est vrai qu’il y a beaucoup de drames dans ma vie, et j’ai lutté pour dédramatiser mes expériences sans en éteindre les flammes, pour ainsi dire. Je veux montrer les processus mondiaux qui les sous-tendent tout en protégeant leur idiosyncrasie et leur acrimonie. La question de la représentation a préoccupé mon esprit ces dernières années, et je pense que l’essai est la forme qui répond à ces exigences contradictoires : dédramatiser, et voir la nouveauté et la différence.

Quant à la question de l' »hérétique ». L’une des premières étoiles intellectuelles qui m’a guidé, Yassin al Hafez (1930-1978), utilisait positivement le mot hérétique en se référant à sa propre voix, et je pense que je porte en moi le germe de la dissidence (heureusement, j’avais lu son œuvre avant la prison). En outre, il y avait de la dissidence dans le parti communiste auquel j’ai adhéré en 1977, et mes camarades étaient attaqués par beaucoup comme n’étant pas vraiment communistes. Alors, quand j’ai été étiqueté par un camarade important comme un مارق, mot d’ordinaire d’usage religieux, impliquant que je n’étais plus un vrai communiste, je n’ai pas eu de problème avec ça (bien que l’étiquetage ne soit pas une chose très agréable). Cela s’est passé en 1992 ou 1993, et nous avons été prisonniers de la prison d’Adra pendant 12 ou 13 ans. Ce que je veux dire, c’est que mon histoire d’hérésie n’a jamais été héroïque, il s’agissait plutôt d’un processus d’apprentissage et de croissance.

Pour moi, c’est juste une autre vie d’emprisonnement pour quelqu’un qui ne cesse de ressasser les choses qu’il a soutenues dans sa prime jeunesse. À cette époque, le paradoxe du communisme du vingtième siècle m’est apparu clairement : nous voulions changer le monde tout en insistant beaucoup pour ne pas nous changer nous-mêmes. Le monde devait changer pour nous ressembler. Cela ouvre les portes de nombreuses prisons ; l’orthodoxie rigide est l’une d’entre elles. J’ai développé une aversion pour toutes les formes d’orthodoxie au cours de mes années de prison.

Quant à ma préférence pour la marginalité, je l’ai acceptée parce qu’elle correspond bien au rôle de l’écrivain. Peut-être ai-je en cela aussi été influencé par mon séjour en prison. La prison nous libère — pas tout le monde malheureusement — du désir d’être au centre, de diriger et d’avoir du pouvoir. Pour ma part, je suis satisfait de diriger les mots d’une manière significative.

L’essai est devenu la forme d’écriture que je préfère. Il offre une liberté de style et un support pour les hérésies ou les approches peu orthodoxes. Il y a quelque temps, j’ai pensé à إنشاء comme un équivalent arabe de l’essai, habituellement traduit par muhawala, essayer de faire. Le mot Insha’a a mauvaise réputation en arabe car il désigne des textes creux écrits dans un style pompeux. Mais il mérite d’être racheté car il a deux connotations importantes : commencer et construire, toutes deux essentielles dans l’essai selon moi. Cependant, je dois admettre que, lorsque je vois mes textes publiés, je suis souvent en proie à un doute tourmenté quant à la validité de l’essai en tant que forme et efficacité de représentation. Mais je suis un essayiste. C’est ce que j’essaie de faire.

Nous sommes en décembre 2021, dix ans après la révolution, dix ans de répression sanglante et de guerre, le désastre humanitaire est si terrible et l’absence de perspective politique si totale qu’on a du mal à recueillir un legs de cette expérience trop amère. Quelle lumière porte-t-elle encore ? Si on te demandait de résumer la situation présente quels mots choisirais-tu ?

L’un des plus grands défis auxquels nous avons été confrontés en plus d’une décennie est lié à la difficulté de contrôler l’interprétation de la situation syrienne. Il y a plusieurs puissances coloniales dans un petit pays, et c’est une situation opposée à l’expansion impérialiste classique où un centre ou plusieurs centres s’étendent à de vastes zones dans le nouveau et l’ancien monde. Nous avons maintenant les États-Unis, la Russie, les forces spéciales de la France et du Royaume-Uni, et bien sûr Israël, sans oublier l’Iran et la Turquie. Alors, s’agit-il d’une situation de libération nationale ? Nous avons toujours un régime ultra-sauvage, génocidaire, niant les droits politiques de ses sujets et occupé à arrêter et torturer ceux qui osent remettre en question sa légitimité. S’agit-il alors d’une situation de révolution démocratique ? Près de 90 % des Syriens vivent sous le seuil de pauvreté, et quelque 60 % ont besoin d’une aide alimentaire, tandis que l’élite dynastique amasse des fortunes et s’empare des terres et des biens des personnes déplacées. Le langage de la révolution sociale et du socialisme peut-il rendre compte de cette situation ? Nous avons vu des formations religieuses monstrueuses s’élever après le soulèvement populaire, avec un potentiel génocidaire qui n’a rien à envier à celui du régime. Alors peut-être s’agit-il d’une question de nationalisme séculier ?

Ces discours semblent avoir perdu toute validité. Et pourtant, nous n’avons pas d’alternatives. À mon sens, nous devons penser à la Syrie dans un contexte moyen-oriental et mondial. Avec les pouvoirs susmentionnés dans le pays, avec le djihadisme mondial provenant de dizaines de pays, et quelque 30% de Syriens dispersés dans le monde, on peut dire que la Syrie est un microcosme et que le monde se syrianise progressivement. Je veux dire un monde sans alternatives, vivant comme la Syrie dans un présent permanent. Je préfère penser à la Syrie comme à un non-homeland sans monde, et en tant que telle, elle est le meilleur endroit pour penser aux homelands et au monde. Je pense que nous devons révolutionner la pensée politique au niveau international, car nous sommes vraiment dans une mauvaise situation, qui ne peut que s’aggraver. Je suis très déçu par les penseurs et les intellectuels occidentaux. Ils sont tellement locaux qu’ils nous laissent, à nous, bien moins équipés qu’eux pour cette tâche, le soin de penser globalement.

Tu as parlé à propos du soulèvement de 2011 en Syrie de « révolution des gens ordinaires », de « révolution impossible », de « bataille existentielle » mais aussi d’« épreuve fondatrice », et même d’« immense projet de refondation » (La Question syrienne). Assumes-tu tous ces termes à la fois ? Aujourd’hui tu parles de recueillir un « patrimoine » d’expériences, tu insistes sur leur valeur d’apprentissage et d’avertissement. Peux-tu en dire plus sur cet « avertissement » ? 

Ils doivent être compris comme des efforts pour faire face à nos expériences. Ce que je n’ai cessé de dire, c’est que la révolution syrienne a consisté à s’approprier la politique, c’est-à-dire à parler de questions publiques et à se rassembler dans des espaces publics. Le concept qui recouvre ces deux dimensions est la république. C’est le régime qui a empêché les Syriens d’exprimer publiquement ce qu’ils ressentent et ce en quoi ils croient, et de s’approprier activement les espaces publics avec leurs rassemblements et leurs activités de protestation. Il a réussi à transformer le pays en un régime dynastique d’État privatisé en désappropriant le peuple de la politique. La révolution a consisté à désapproprier les désappropriateurs, car les Syriens étaient des prolétaires politiques, des esclaves politiques en fait.

Lorsque j’étais en Syrie, je pensais que la pire possibilité pour la Syrie était que le régime reste au pouvoir. C’est toujours vrai aujourd’hui, après que le régime génocidaire a invité des protecteurs étrangers capables de partager le festin de mort avec lui. Donc, nous, les Syriens, sommes maintenant dans le pire des mondes possibles. L’ascension de l’islamisme nihiliste a été bien pratique pour le régime. Pour l’instant, son caractère de Gorgone, je veux dire qu’il regarde les sociétés gouvernées avec l’œil gorgonéen de la souveraineté et le monde extérieur avec l’œil un peu humanisé de la politique, est légitimé par les puissances influentes du monde. À l’heure de la guerre contre le terrorisme, ce type d’État souverain qui racialise son peuple et le tue est le programme politique des puissances occidentales au Moyen-Orient.

Tu dis que la révolution était avant tout une tentative d’échapper au présent et de vouloir un futur, et tu cherches ce qui aujourd’hui porte un espoir face à un réel désespérant, sans tomber dans cet « optimisme forcené voisin du désespoir » dont parle Hannah Arendt. Tu as fait tienne l’idée d’un « espoir des désespérés » — dans Lettres à Samira tu décomposes ces mots espoir et désespoir et les relies autrement, et tu utilises la formule « nous nous battons en pleurant », que t’inspire le mot arabe « mustamit ». Qui est ce « nous »  et quel est son combat ? Récemment au colloque « La Syrie, la révolution, la guerre. Dix ans après », tu disais que la diaspora était au cœur de ce paradoxe : la vie en diaspora est désespérée et génératrice d’espoir. En quoi vivre en dehors du pays et s’être dégagé du joug d’Assad rend possible de concevoir un avenir à la Syrie ? Peux-tu donner des exemples concrets ? Quels possibles politiques imagines-tu ?   

« Nous » renvoie à une communauté de souffrants, des personnes qui ont été frappées par des catastrophes mais qui continuent à se battre. Nous souffrons, nous exprimons notre douleur, mais j’espère que nous le faisons dans la dignité, sans pleurnicher ni succomber à notre mauvaise fortune. Je pense que beaucoup d’entre nous transforment la souffrance en sens, de sorte que l’on peut aussi nous appeler une communauté de sens. En gros, je pense à des écrivains, des artistes et des universitaires qui vivent en diaspora et s’activent de différentes manières à construire une/la cause syrienne après que nous ayons perdu la bataille du changement politique. Nos efforts prennent leur sens à partir de cet horizon.

En diaspora, nous sommes la Syrie libre, la Syrie libérée d’un régime exterminateur. Nous ne pratiquons pas l’autocensure comme nous le faisions lorsque nous étions dans le pays. Nous pouvons nous rencontrer, nous pouvons parler, nous pouvons apprendre des langues étrangères… nous sommes internationaux et avons le privilège d’être dans deux mondes en même temps. Pourtant, nous sommes Syriens, et l’histoire de la révolution est toujours vivante dans nos cœurs et nos esprits, elle est si grande et complexe qu’il nous faudra beaucoup de temps pour nous l’approprier pleinement. Nous disposons déjà d’un nombre modeste de bons livres sur la Syrie, écrits par des Syriens ou des non-Syriens. Les experts du Moyen-Orient qui ont empoisonné les écrits sur la Syrie et la région sont toujours là, ils écrivent et publient, et comme cela a toujours été le cas, ils n’aiment pas notre ou nos régimes, mais ils nous aiment moins encore et pensent que nous ne méritons pas mieux qu’Assad, Sissi et les autres. Contrairement à ces derniers, nos partenaires croient en l’universalité des valeurs de liberté, dignité, égalité et justice. Ce n’est pas complètement nouveau, mais il y a eu un saut qualitatif dans le partenariat après la révolution et en condition diasporique.

Quant aux possibilités politiques, je les vois dans le domaine du sens. Nous sommes toujours gravement traumatisés, mais nous politisons nos traumatismes en engendrant des significations à partir d’eux et en construisant une communauté de souffrance/signification. Ce n’est pas encore une politique de changement, ou plutôt son potentiel de changement nous vise : c’est notre changement, notre reformation pour d’autres cycles de lutte qui arrivent inévitablement.

Samira al Khalil (à droite) et ses amies à Damas le 26 novembre 2006, jour anniversaire de leur sortie de prison (Collection privée)


Revenons à cette année 2013 où s’est décidé ton exil, où ton épouse Samira a été enlevée par une brigade islamiste avec Razan Zeitouneh, et où est apparu « Daech », « monstre de fable » sur le sol syrien. Tu es arrivé de Douma à Raqqa le 10 juillet 2013 et tu as dû en repartir 73 jours plus tard : le jour même de ton arrivée un de tes frères, Ahmed, était enlevé par Daech, puis deux autres à leur tour, Firas et Ismael — dont l’épouse a rappelé quotidiennement la disparition sur Facebook pendant 1500 jours. Ahmed a été le seul relâché et il a quitté la Syrie, et toute ta fratrie est éparpillée en Europe, Norvège, France, Pays-Bas, Allemagne. C’est aussi en juillet qu’a été enlevé le père Paolo, grande figure de la résistance chrétienne au régime. Samira, qui vivait le siège à Douma et en a témoigné, a été enlevée en décembre 2013 peu après les attaques chimiques. Tu dis que tu regrettes de l’avoir entraînée à Douma. Peux-tu rappeler ce moment où tes yeux, vos yeux se sont ouverts sur l’état réel de l’opposition syrienne, et sur ce que tu appelles le « nihilisme » des islamistes. Tu dis que la révolution s’est achevée dès 2012, peut-être même avant, quand l’expérience démocratique a volé en éclats pour laisser place aux « kidnappeurs », d’Al Quaida à Assad en passant par Jaysh al Islam. De quoi a pâti le plus la révolution de 2011 ? Ton récit a-t-il changé depuis que tu as quitté la Syrie ?

Juste quelques corrections factuelles mineures de ce résumé précis de cette année tragique. Samira n’est pas venue avec moi à Douma, elle m’a rejoint plus tard, car c’est seulement après que j’ai quitté Damas pour la Ghouta orientale qu’elle a été recherchée par le régime et qu’elle a voulu partager son expérience dans une zone libérée. Je regrette de n’avoir pas résisté à son désir de me rejoindre, car nous aurions pu arranger les choses de manière à ce qu’elle puisse vivre dans la clandestinité pendant un temps. Je suis arrivé à Raqqa le 29 juillet, 19 jours après avoir dit au revoir à Samira et Razan à Douma le 10 juillet (Wael et Nazem n’étaient pas encore là alors). Mon frère Ahmad a été enlevé le jour où j’ai quitté Douma. Paolo l’a été le jour de mon arrivée à Raqqa. En route pour Raqqa, j’ai appelé mon ami et médecin Ismail al-Hamed pour lui demander s’il savait pour Ahmad, il m’a dit que Daesh avait aussi enlevé mon frère Firas. Ismail, une des rares personnes rencontrées pendant mes 73 jours à Raqqa, a été enlevé par Daesh le 2 novembre 2013. Cette année-là a été si douloureuse, si catastrophique et si écrasante sur le plan personnel, familial et national. Daesh est apparu en avril, le Hezbollah a occupé Qusair en mai, il y a eu le massacre chimique en août, et pour couronner le tout, l’enlèvement de Samira, Razan, Wael et Nazem en décembre. Cette année a marqué une nouvelle étape dans le cours de la lutte syrienne, marquée  par l’effondrement du cadre national de notre lutte, avec une dynamique intense de sectarisation et de régionalisation.

Ce n’est qu’à Raqqa, après le voyage fatigant de la Ghouta orientale à la ville, que j’ai pris conscience de cet effondrement, je veux dire du fait qu’il ne s’agissait plus d’une lutte Syrie contre Syrie.  L’Iran était là avec son satellite libanais, il y avait l’infiltration de nombreux djihadistes par la frontière turco-syrienne, et le rôle destructeur de l’argent rentier pour les Etats du Golfe ou les réseaux salafistes du Golfe. Selon mon analyse rétrospective les premiers signes de cette nouvelle étape avaient commencé à apparaître en Juillet 2012, avec l’assassinat des officiers des « cellules de crise » (très probablement par l’Iran et avec la complicité de l’homme de l’Iran, Maher al-Assad, qui s’est absenté de cette réunion), la première utilisation de bombes barils, le retrait des forces du régime des zones à forte densité kurde pour les soumettre au PKK syrien, et la diminution des manifestations pacifiques qui jusque là se tenaient dans des centaines d’endroits de tout le pays. J’étais déjà à Raqqa lorsque le massacre chimique a eu lieu, suivi du sordide accord chimique entre les Américains et les Russes. Cela signifie que la lutte syrienne se dissolvait déjà dans le récit de la guerre contre le terrorisme.

J’ai parlé pour la première fois de montée du nihilisme en mai 2012. Il me semblait alors que la convergence croissante entre la barbarie du régime, la performance pathétique de l’opposition formelle et l’apathie de la « communauté internationale », nourrissaient un mode nihiliste chez de nombreux Syriens, leur retirant leur confiance dans le monde. Seul l’islamisme qui se définit par la négation du monde bénéficie de cette convergence fatale.

Les puissances influentes qui ont laissé les Syriens se faire brutaliser et déshumaniser pendant des années, y compris à l’aide d’armes chimiques, ont trouvé dans l’émergence du nihilisme islamique une raison d’interpréter toute l’histoire syrienne dans le cadre de la guerre contre la terreur, la terreur étant diagnostiquée comme le mal politique fondamental mondial. Pendant des années, les médias internationaux, ce qui en gros signifie les médias occidentaux, sont tombés amoureux de l’exotisme brutal de Daesh. Désormais donc, c’est la terreur et la guerre contre la terreur en Syrie. Cela a automatiquement fait de Bashar un partenaire. Nous avons simplement disparu au point qu’il fallait des preuves solides pour prouver que nous avions existé un jour. Je veux dire que toute  interprétation démocratique de notre lutte s’est tout simplement évaporée.

Vous le voyez, nous ne pouvons pas parler de la Syrie sans parler du Moyen-Orient et du monde à l’heure de la mondialisation et de la globalisation de la guerre contre le terrorisme. Ce n’est pas seulement que le personnel est politique et le politique personnel comme le disent les féministes, mais aussi que le personnel est global et le global est personnel. N’oublions pas que Samira, Razan, Wael et Nazem ont été enlevés moins de trois mois après l’ignoble accord américano-russe sur les produits chimiques, qui est intervenu à son tour trois semaines après l’abominable massacre chimique. Entre-temps, Liwa’s al Islam (brigade de l’islam) s’est élevé au rang de Jaish al Islam (armée de l’islam). Le nihilisme prend de l’ampleur lorsque les gens sont anéantis en masse.

Dans les Lettres à Samira tu dis que la disparition forcée est « le pire crime », sans terme ni deuil possible. Dans Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons, tu disais cela à propos du monnayage des informations sur les détenus auprès des familles sous Hafez (« je ne connais pas de pire crime »). Les pires crimes succèdent aux pires crimes, les Syriens subissent une surenchère dans l’horreur qui semble sans fin mais le pire est que ces souffrances soient privées de tout sens : les Syriens, dis-tu, sont sortis de la chaîne des humains, l’inimaginable s’est produit. Ton travail consiste à vouloir réouvrir un horizon de sens en affrontant l’expérience historique, en prenant acte de ce que signifient la défaite et de la destruction. Dans Lettres à Samira tu dis que les civils syriens  non affiliés sont le « prolétariat du sens », ou les « parias du sens ». Peux-tu revenir sur ce rôle du sens et du non-sens dans ta compréhension de la violence  et de ton usage du mot « nihilisme » ?

Je crois qu’en créant des significations à partir de la souffrance, et les deux mots ont la même racine en arabe, nous nous mettons en meilleure position pour combattre le nihilisme qui prospère sur le non-sens. Prolétariat du sens signifie ceux dont la souffrance n’est prise en compte nulle part, les homo sacer qui ne peuvent même pas être sacrifiés, mais qui peuvent être tués par n’importe qui sans aucune conséquence. Cela signifie également que la lutte pour le sens dans laquelle s’engage ce prolétariat est une grande contribution à l’existence dotée de sens au niveau mondial, de la même manière que Marx attribuait à l’émancipation du prolétariat un potentiel d’émancipation universelle. J’ajouterais que nous, au Moyen-Orient, la « prison du peuple » contemporaine, sommes le prolétariat politique du monde d’une manière fortement liée à ce qui se passe en Syrie depuis plus d’une décennie. Au cours de ces années, j’ai souvent été confronté à un déni d’action à trois niveaux : politique : notre lutte n’est pas une lutte pour la liberté et la démocratie, c’est quelque chose d’irrationnel, dérivé des tribus, de la religion et des ethnies ; épistémologique : ce n’est pas nous qui conceptualisons et théorisons nos luttes ou qui développons des connaissances sur le Moyen-Orient, ce sont les experts européens et américains du Moyen-Orient ; éthique : ce n’est pas nous qui décidons de ce qui est bon ou mauvais pour nos sociétés, sans parler du monde, c’est l’Occident. Le moindre mal est ce que M. Obama ou M. Macron décident qu’il est pour les Syriens, et ce n’est pas le chimique Bachar Assad. Le déni d’agency à ces trois niveaux n’est rien d’autre que du racisme, et c’est ce qu’il faut à un biopouvoir pour tuer, agir comme un pouvoir souverain, selon Foucault. La guerre contre le terrorisme consiste précisément à assassiner ces personnes déshumanisées et racisées qui se trouvent là-bas. Dans ce contexte, le souverain est celui qui décide qui est terroriste et qui ne l’est pas, c’est-à-dire qui peut être tué sans conséquences et qui doit être laissé en vie.

Dans les Lettres à Samira, page 102, la longue et « hermétique absence » de ton épouse t’inspire des moments presque théologiques à propos du silence, tu dis que « tout ce qui est personnel et politique mais aussi que tout ce qui est politique et personnel est religieux ». Dans le livre que tu as consacré à tes années d’incarcération, tu dis qu’éduqué à Raqqa dans une famille de croyants peu pratiquants, devenu communiste, tu avais perdu la foi, mais que tu as fait le Ramadan pour te relier à ta mère qui te le demandait, et aussi que tu as éprouvé une sorte de sentiment religieux négatif à Palmyre (p. 107), non une  prière mais un appel au secours. Tu parles aussi de l’influence qu’a eue sur toi Burhan Galioun (p. 208-209). Tu dis que si les Frères musulmans n’avaient pas été soumis à des traitements aussi atroces et déshumanisés sous Hafez une autre expérience ou culture politique se serait peut-être développée que le djihadisme. Mais tu es très catégorique sur l’impossibilité radicale d’une alliance entre démocrates et islamistes, tu es un des intellectuels les plus fermes et clairs sur la critique elle aussi radicale à mener de tout islamisme politique, pour des raisons philosophiques et politique mais aussi morales : tu dis que l’éthique n’est pas assez intégrée au débat politique, en particulier chez les islamistes, et tu rappelles que la religion n’est pas de l’éthique. Peux-tu en dire plus, et expliquer comment l’éthique se noue pour toi au « religieux qui est personnel et politique » ? Dirais-tu que les larmes que tu as versées soudain lors de la manifestation de Douma en avril 2011, où les cris d’appel à la liberté se mêlaient à des funérailles géantes, relevaient de ce politique-personnel-religieux ?

C’est énorme. Pour commencer, je pense que l’absence de Samira a bien quelque chose de théologique. Non seulement parce que ce qui l’a fait disparaître est une formation militaire religieuse qui nie la différenciation entre religion et politique, ce qui implique que ses crimes politiques sont des crimes religieux, mais aussi en raison du caractère hermétique de cette absence. L’Islam parle de deux mondes, celui que nous recevons à travers nos sens et le ghayb (de la racine : غاب, qui signifie s’absenter, disparaître), un monde qui nous est absent. Seul le bien connaît le ghayb. La croyance au ghayb encourage-t-elle les islamistes à faire disparaître des gens ? J’ai tendance à penser le contraire, que les islamistes, en particulier les salafistes, rétrécissent le ghayb dans une large mesure. Ils savent tout, ce que Dieu veut, ce qu’il aime et ce qui provoque sa colère. C’est une attitude cognitive extrêmement impérialiste. Lorsque vous savez tout, vous avez le droit de juger tout le monde, et de calomnier. C’est de l’auto-déification. En arabe ightaba signifie calomnier, et vient de la même racine que ghaba et ghayb. J’utilise le verbe ightaba (infinitif : ightiyab) pour signifier ghayyaba (enlever et cacher, faire disparaître). Ainsi, Samira est calomniée-disparue par des personnes qui se déifient. Dans le Coran, l’ightiyab est comparé au fait de manger la chair de son frère mort. J’en déduis que le salafisme, comme nous l’avons vu en Syrie, est un cannibalisme religieux-politique. Plus ils interprètent l’Islam politiquement, moins l’aire du ghayb occupe de place, et moins ils apparaissent modestes.

Vous voyez donc l’horizon sur lequel s’ouvre la pensée de l’absence de Samira.

Mes parents étaient des musulmans pratiquants, mon père surtout. J’ai moi-même jeûné au ramadan pendant quatre ou cinq années consécutives quand j’étais enfant. Nous, les fils, sommes devenus communistes à l’adolescence, et ne nous sommes plus souciés de la religion. Sur le plan politique, je n’étais nullement catégorique contre une éventuelle alliance entre gauchistes et islamistes fondée sur une vision démocratique. Le parti dont j’étais membre était ouvert à une telle possibilité, et j’ai été influencé en cela par B. Ghalyoun et le regretté Mohammad Abed al-Jaberi, l’intellectuel et auteur marocain. Cependant, en tant qu’écrivain, j’ai développé une approche critique de l’islamisme tout en étant également critique d’une sorte particulière de critique de celui-ci, une critique élitiste moderniste. Le sous-titre de mon premier livre sur l’islamisme, écrit avant le Printemps arabe, est une critique de l’Islam contemporain et une critique de la critique.

Après la révolution, il m’est apparu clairement que ce que veulent les islamistes n’est pas la politique (سياسة), mais plutôt la souveraineté (سيادة), ce qui en fait signifie le droit de tuer et de torturer. Je défends une conception de la laïcité basée sur la séparation entre religion et souveraineté, non entre religion et politique.

Quant à mes larmes incontrôlables à Douma en avril 2011, je pense avoir retrouvé mon temps perdu, ma jeunesse perdue dans les funérailles-manifestations.

Lors de ce dixième anniversaire de la révolution, les Syriens ont débattu entre autres sur le mot « dignité », qu’ils aiment répéter comme le nom de cette révolution. Certains trouvent que parler de dignité est grotesque quand la moitié des Syriens passés sous le seuil de pauvreté fouillent les poubelles tandis que l’autre moitié est faite de Syriens déplacés, en diaspora ou disparus ! D’autres restent volontairement attachés à ce moment de 2011, tragique, fort, épique même, auquel ce mot dignité est lié. D’autre part, dans un texte sur « l’atroce » tu avais dit l’importance de montrer la destruction accomplie y compris sur les corps, et soutenu que l’argument de la dignité n’avait pas à être utilisé pour ne pas le faire. Que dis-tu de cette notion de dignité à la lumière de tout cela ?

Selon les dernières données disponibles, 80 à 90 % des Syriens se trouvent sous le seuil de pauvreté, et 12,5 millions d’entre eux, soit près de 60 % de la population, ont besoin d’un soutien nutritionnel. Nous avons payé très cher notre aspiration à la dignité, qui a deux visages concrets dans le cas syrien : ne pas être humilié par les agences de sécurité du régime et ne pas être obligé de verser des pots-de-vin pour les services les plus simples, mais cela va au-delà de ce que j’ai dit plus haut sur l’appropriation de la politique. Ce qui reste, c’est une grande histoire de lutte, très tragique.

Avec mes amis et collègues d’Aljumhuriya, nous pensons qu’il ne faut pas s’en tenir au moment de 2011. La situation est totalement différente aujourd’hui, et la Syrie a changé au point d’être méconnaissable au cours de ces dix années. Nous devons changer nos outils et nos méthodes afin de ne pas perdre le contenu éthique de notre lutte. Cela signifie que la créativité est une condition préalable à la lutte pour la liberté, ou même que la créativité est la forme de liberté des personnes déplacées comme nous. Un moment essentiel dans le processus de création recherché est de se rendre compte que nous avons été si profondément déshumanisés, humiliés, calomniés et rejetés comme non pertinents.

C’est pourquoi je continue à penser que nous devons couvrir tout le spectre des expériences atroces que notre peuple a traversées, pour regarder l’atroce dans les yeux. Vous savez que j’ai connu la torture et l’humiliation ; je continue à visiter ces expériences et je trouve une motivation à m’en souvenir et à y repenser. Il en va de même, à mon avis, pour les autres exemples d’atrocités. D’autant plus que nous sommes des survivants, épargnés par les expériences les plus cruelles et les plus écrasantes. Il n’est pas difficile de demander au survivant de ne pas détourner son regard des corps brisés et même de conserver ces images dans son esprit.

La deuxième partie de cet entretien est à retrouver ici.
La dernière partie se trouve là.

Yassin al Haj Saleh, Lettres à Samira, traduit de l’arabe par Souad Labbize, préface de Ziad Majed. Postface de Wejdan Nassif, Éditions des Lisières, 2021, 118 p., 17 €

Justine Augier, Par une espèce de miracle. L’exil de Yassin al Haj Saleh, Actes Sud, janvier 2021, 336 p., 21 € 80 — De l’ardeur (Prix Renaudot 2017) est désormais disponible dans la collection de poche Actes Sud, Babel.

Samira al Khalil, Journal d’une assiégée. Douma, Syrie, traduit de l’arabe par Souad Labbize, édition établie par Yassin al Haj Saleh, préface de Catherine Coquio, à paraitre en février 2022 aux éditions iX.

Samar Yazbeck, Dix-neuf femmes. Les Syriennes racontent, traduit par Emma Boltanski et Nibras Chehayed, introduction de Samar Yazbeck et postface de Catherine Coquio, Stock, 2019, 300 p., 22 € 50 — Le livre est désormais disponible en poche chez Pocket.

Catherine Coquio est professeure de littérature comparée à l’Université de Paris ;  Nisrine Al Zahre est enseignante-chercheure, directrice du Centre de langue et de civilisation arabes à l’Institut du Monde Arabe, et éditrice dans la revue en ligne Aljumhuriya.
L’entretien, ici traduit par Catherine Coquio, a été mené en anglais entre mars et décembre 2021.