À toutes les lauréates et tous les lauréats de #mondesnouveaux
Les faits : « Dans le cadre du Plan de Relance, le gouvernement a souhaité consacrer 30 millions d’euros à un programme de soutien à la conception et à la réalisation de projets artistiques, qui portera une attention particulière aux jeunes créateurs » (source : ministère de la Culture). 264 projets artistiques et littéraires ont été sélectionnés.
Où va la littérature ? Elle ne va plus vers elle-même, comme disait feu Maurice Blanchot. Fait plus grave, sous le drapeau #mondesnouveaux, elle va désormais (avec l’art) vers Macron. Et, avec elle, elle emporte énormément d’argent : 30 millions d’euros à répartir entre 264 projets, dont certains sont très proches de l’atelier d’écriture en médiathèque, sauf qu’avec le projet Macron #mondesnouveaux, pas un poil de banlieue ou de départements paupérisés sans cinéma, médiathèque, sans patrimoine, sans bureau de poste, mais du patrimoine national pur et dur et aussi du littoral national et du territoire national, ce qu’on appelle aujourd’hui des « sites naturels ». En Seine-Saint-Denis, par exemple, c’est bien d’écrire, ou de retranscrire, mais au sein de la basilique royale.
Pas de malentendu : pas question ici de jeter l’anathème sur tous ces jeunes gens sélectionnés par un comité ad hoc assez restreint d’institutionnels et apparentés piloté par l’Élysée (un seul artiste, Julien Creuzet, pas d’écrivain). Habilement, le travail des journalistes a été préparé en amont. On a fourni les statistiques sociologiques des artistes sélectionnés : des femmes et des jeunes en majorité, qui n’ont pas l’argent en poche suffisant pour financer leurs projets de création et leurs projets d’écriture. Cependant, en plus de faire face à la béance manquante de la statistique ethnique, on ne sait pas du tout dans la subvention la part qui est allouée à la rémunération proprement dite de ces artistes et écrivains de la bohème qui, sans doute, comme tout le monde, ont été durement impactés par la pandémie. Dans le texte de l’appel à projet, il est dit que nous vivons « dans une période d’entre-deux qui flirte avec la catastrophe » et, donc, pour sortir de la catastrophe, inventons, créons, écrivons, dansons, chantons…
Pas question ici de jeter non plus l’opprobre sur le principe de la commande publique. On le sait, il faut de l’argent pour faire de l’art et aussi pour faire de la littérature. Et, de l’argent, il y en a toujours eu dans les poches des marchands et des princes et aussi dans les caisses de l’État. Allons chercher l’argent là où il se trouve. Et si l’art et la littérature créés par cet argent rassemblé par nos impôts peuvent aider à reconstruire le monde (!) c’est-à-dire à être d’une utilité publique quelconque, par exemple aider tous ceux qui n’ont pas accès à l’art et à la littérature, réjouissons-nous. Aucun problème pour que les artistes et les écrivains répondent à un appel d’offre et soient financés par l’État, d’autant plus que tous ces jeunes gens ne ressemblent en rien à l’artiste Buren qui a répondu à une commande d’État pour construire une verrière tricolore bleu-blanc-rouge au sein de l’Élysée. Cette œuvre a été saluée par le président comme « une œuvre résolument patriotique, profondément éphémère et éminemment libre », mais, pour nous, cette œuvre, c’est simplement de l’art réalisé à seule destination du pouvoir en place. Peu de citoyennes ou citoyens en profiteront, de la verrière. Cependant, avec les #mondesnouveaux, nous n’entrons pas dans cette zone de gêne et de malaise flagrants, du moins pas à première vue.
Car, oui, quelques bémols font malheureusement dissoner tout ce discours d’acceptabilité de la dépendance des arts et des lettres vis-à-vis du pouvoir, ces principes que nous venons d’énumérer pour que personne ne se méprenne sur la cible de ce papier.

Cette étiquette tout d’abord : les mondesnouveaux. Subtil dévoiement du désir pour un monde nouveau qui s’est exprimé avec la pandémie. Des mondes nouveaux, ce n’est pas UN monde nouveau. Le texte de l’appel d’offre le dit clairement. On ne veut pas conquérir un monde nouveau, écrit le comité, on veut rêver des mondes nouveaux. La phrase exacte : « Des mondes nouveaux et surtout pas un Nouveau Monde. Des mondes à penser, à créer, à construire, à accueillir, mais pas à conquérir. Des mondes nouveaux, riches de promesses… » Oui, le pluriel, ça mange moins de pain, surtout c’est moins politique ! Qu’en pense la compagnie Zone critique, lauréate, qui veut travailler sur « la crise de nos manières d’habiter » sur l’île de Porquerolles en Provence-Côte d’Azur, île sur laquelle la municipalité refuse toujours d’installer un camping pour préserver ses eucalyptus ?
Que dit Macron à la tribune de ces dépolitiqués #mondesnouveaux ? On apprend qu’il a plaisanté « sur le monde d’après qui ressemble furieusement au monde d’avant » mais il n’a pas précisé combien il construisait cet immobilisme. Malheureusement, si on ne veut pas un « Nouveau monde », ou un « monde nouveau » ou encore « un monde d’après » à la Macron, on ne veut néanmoins pas lâcher la portée de l’événement pandémique en tant que Rupture au singulier et avec capitale : révolution écologique, fin du capitalisme mondialisé et financier, attention portée aux plus vulnérables, autrement dit un ensemble d’attentes qui n’est en rien compatible avec les résultats affichés de la Macronie en cours… [soupir] C’est pas grave. Tout le monde sait comment sont rédigés les appels d’offre. Tout le monde connaît la tambouille rhétorique des discours de propagande. Tout le monde sait aussi comment il est possible de les subvertir, alors, s’il faut resserrer le viseur, on laissera tomber la critique de la propagande d’État pour que surtout rien ne change en s’autorisant seulement à rêvasser à des possibles qui ne dérangent pas. Les artistes et les écrivains ont le droit de répondre au « tremblements du temps » : pas plus. C’est normal, c’est l’État présidentiel qui paye, or, c’est l’État présidentiel qui est démocratiquement le garant symbolique, financier ultime de l’ancien monde, celui qui fait que rien ne bouge. Le temps tremble, l’État ne bouge pas.
Au passage, aucune adresse ou intérêt particulier en direction une population spécifique et vulnérable (les Roms, les paysans, les pêcheurs, les immigrés, les migrants, les femmes aux foyers, les femmes battues, les enfants…) : ça ne sera pas franchement non plus de l’enquête de terrain à visée sociale et documentaire à la façon de Walker Evans et Dorothea Lange, ou James Agee, non, cela tournera autour du patrimoine national et/ou naturel français. Ils étaient 20 photographes en 1935, sous Roosevelt, à avoir été missionnés par le Département de l’agriculture des États-Unis pour documenter la crise mais n’est pas Roosevelt qui veut… Cet appel d’offre à visée patrimoniale, cela s’appelle de la récupération de l’air du temps en mode transformation académico-républicaine : on reprend les slogans, on les émousse et on en fait du petit lait. Voilà comment on récupère avec aisance l’écologie, le vivant, les paysages, la nature, la mer, les forêts, le ciel, les fleuves, le littoral, les animaux, les poissons, voilà comment on siphonne la nature, voilà comment on transforme les non-humains en porte-paroles républicains et même élyséens. Il paraît que c’est toujours comme ça, qu’il y a toujours une part de siphonage technique dans l’intérêt et le rapport construit à la nature, oui, mais pour servir qui ?

Rappelons que les pesticides pleuvent toujours en France : plutôt qu’« explorer nos nécropoles intérieures, intimes » pour les « retranscrire avec justesse et précision » dans la « nécropole royale » de la Basilique Saint-Denis, comme le propose Hélène Frappat, j’aurais proposé d’explorer les nécropoles agricoles à partir des cas galopants de leucémie infantiles dans les zones sous pesticides, – zones malheureusement non patrimonialisées – ce qui aurait conduit à écrire à plusieurs mains un manifeste littéraire qui demande leur limitation drastique mais est-ce possible de faire de la littérature à propos d’une question pareille ? Peut-être. Tout est possible avec un peu de courage. Mais alors sans subvention d’un État qui refuse de reconnaître le lien entre ces leucémies d’enfants et l’usage des pesticides. Avons-nous sinon une chance pour que ce soit le projet caché de Jakuta Alikavazovic et Jean-Baptiste Del Amo ? L’un et l’autre souhaitent organiser « plusieurs publications et une masterclass » à l’occasion d’un projet littéraire intitulé « Pour une écriture du climat ». Au moins, la Basilique de Saint-Denis ne se dresse pas à Porquerolles, Azur-côte provence, mais en Seine-Saint-Denis, le département qui a connu le plus grand nombre de morts pendant la pandémie.

Est-ce que cela veut dire pour autant que les artistes et les écrivains signent les yeux fermés pour ce faux et hypocrite nouvel ordre symbolique et faussement écologique du monde français ?
Bien sûr que non.
Second bémol, de taille celui-là : à ce que je vois, le ministère de la Culture n’est pas très présent dans l’histoire. Son logo est partout mais miss Bachelot apparaît peu. L’homme aux commandes, c’est l’Élysée, le maître d’œuvre, Macron. Le roi républicain fait son Versailles écologico-électoral. Seconde récupération bien plus grande : le timing de l’appel d’offre consonne avec la campagne électorale fortement. Comme pour les Gilets jaunes, cela autorise de nouveau Macron à se pavaner en orateur devant un public acquis, un public constitué de ces fameux lauréates et lauréats justement. Tous, les petits #mondesnouveaux ont été invités à se pavaner à l’Élysée pour applaudir le président. Être sur la photo, oui, mais figurer sur une photo au centre duquel trône celui qui est responsable de la réforme de l’assurance chômage, est-ce bien raisonnable ? Cela ne dérange pas Emanuele Coccia (EHESS), qui s’est réjoui de se retrouver « en compagnie de nombreux amis » à l’Élysée ce soir-là. Pour illustrer sa jouissance élyséenne, le lauréat a publié une photo du président sur son compte Instagram, rien moins ! Et voilà le courtisan !

Du rooseveltisme dévoyé, ce projet #mondesnouveaux. Une belle et bonne orchestration médiatique de la présidence en cours de campagne. Et, qu’ils le veuillent ou non, les écrivains et les artistes sont instrumentalisés par l’Élysée, et ça, ça fait mal aux pieds, c’est triste pour toute cette jeunesse artiste qui n’en demandait pas tant en déposant son projet. Belle opération, Mister Président. Ce qui se passe : Emmanuel Macron enrôle la littérature et les arts au service de lui-même.
Mesdames et Messieurs les artistes et écrivains, écrivaines, pourriez-vous vous rebeller un peu, s’il vous plait ?
Et pas seulement en affirmant que vous n’êtes pas allé.e.s à l’Élysée mais en criant votre étonnement devant un tel cynisme politique ! Sauf que – dommage – si vous l’ouvrez, tintin l’argent qui doit suivre une fois la faisabilité de votre projet étudié ? Ce qui se passe : ce n’est plus de l’institutionnalisation de l’art en marche, c’est de la sur-institutionnalisation cynique de tous les arts. On parlait autrefois d’hyperprésidence. On peut aujourd’hui parler d’hyper-institutionnalisation de l’art. Un ami me disait en souriant : « On célèbre les noces de l’Art contemporain et de l’Élysée ». Je rajoute : avec, pour tenir la traîne du président, les petites mains de la littérature contemporaine elle-même.
Dernière chose.

Peut-on se présenter comme un poète, comme un artiste dissident, ou se vivre comme un écrivain qui veut faire entendre « chant, rap, râle, cris, prose, son, bruits [qui] se mêleraient en une langue neuve, laissant ainsi entrevoir de nouveaux mondes sonores » – comme le propose Marin Fouqué – et en même temps accepter de participer à la machine à laver électoralisante d’une très faible écologie d’État ? Plus généralement, est-ce qu’il est possible même de révolutionner la langue en se faisant récupérer par l’État présidentiel de Macron ? Je n’ai pas de réponse définitive à apporter à ce propos. Pour répondre, il faudrait en effet sur le long terme croiser une réflexion sur la marchandisation publique de la littérature – dont ce projet porte la marque – avec un questionnement élaboré à propos de l’ombre portée sur l’œuvre depuis son origine financière et sa source d’inspiration officielle. Non, je n’ai pas de réponse définitive sur ces dernières questions que je pose mais je suis néanmoins certaine d’une chose : ce projet #mondesnouveaux doit être replacé dans son contexte. Le président avait déjà fait taire les intermittents du spectacle en prolongeant leurs droits jusqu’en août 2021. Est-ce qu’il achèterait aujourd’hui par hasard les écrivains et les artistes ? Ou, plus simplement, ne serait-il pas en train d’acheter l’opinion publique sur le dos des lauréates et des lauréats ? Habilement, la planche à billets macronienne fonctionne toujours en sectorisant médiatiquement ceux qui en bénéficient alors que le cadre global politique choisi demeure envers et contre tout celui d’une marche à grands pas en faveur d’une baisse massive des aides sociales, marche libérale et carnassière qui prend pour cibles, dans le désordre, les handicapés, les retraités, les chômeurs, les étudiants, toute la jeunesse. J’aimerais savoir ce que pensent les lauréates et les lauréats de cette remise en contexte toute simple. J’aimerais savoir si cet angle d’approche existe pour eux quand, à la télé, sur leur téléphone, ils entendent le battage médiatique élyséen qui les vampirise souverainement et avec une impudence scandaleuse.
Flaubert était ami avec la Princesse Mathilde Bonaparte, qui le recevait dans son salon littéraire en compagnie d’autres écrivains très bien. Cependant Flaubert ne comprenait pas que Sainte-Beuve – qui mangeait à sa faim pourtant – passe autant de temps de sa vie à grenouiller sous les ors des Tuileries de Napoléon III. Oui, mais, déjà, à l’époque, Flaubert figurait parmi tous ses petits camarades le père fondateur de l’autonomie du champ littéraire – l’Art pour l’Art –, qui est aussi un manifeste pour l’immoralité de l’art, un manifeste contre l’art courtisan et aussi un manifeste contre l’art inféodé à ce qui n’est pas lui, à ce qui le soumet, à ce qui le corrompt.
Il est judicieux aujourd’hui à propos des #mondesnouveaux de rappeler que l’argent a toujours une odeur. Et même si cette odeur n’empêche pas toujours de faire du bon travail, parfois, oui, il faut le reconnaitre, c’est une odeur qui pue. D’autant plus si on est un artiste ou un écrivain qui n’est plus si jeune que ça, en fait, contrairement à la communication orchestrée, ou qui n’est pas désargenté du tout, ce qui est encore pire ; or, c’est le cas aussi d’une part non négligeable des lauréats et lauréates qui ont été élu.e.s : mauvais cadeau, cadeau empoisonné, qui leur a été fait ! Il me semble avoir reconnu dans la liste des projets sélectionnés au moins deux gros vendeurs de livres, qui ne crèvent pas la faim, comme Alain Damasio, ou Patrick Chamoiseau. Il me semble avoir reconnu aussi le nom de certains petits membres de l’establishment littéraire même, entre autres, Mathieu Larnaudie, qui propose d’écrire avec l’argent récolté un roman intitulé « Trash Vortex » un roman qui doit porter sur « les grandes plaques de déchets qui stagnent au milieu des océans. » Dans le cadre, cette nouvelle inspiration laisse rêveuse…ça dérive, ça dérive… oh que ça dérive… Allez, moussaillon, réveille-toi ! Le sort ne tombe pas toujours sur le plus jeune !
Alors vous me direz : Racine a aussi mangé au râtelier de Versailles avant d’être répudié ou de se répudier lui-même, il a aussi passé beaucoup de temps à écrire l’histoire hagiographique du Roi Soleil (texte qui a disparu) et je crois que Racine n’a pas été un mauvais tragédien. Mais, il y aussi, à côté de Racine, tous ces écrivains qui n’ont jamais accepté un kopeck qui sentait l’oignon, ces écrivains dont je voudrais rappeler ici le souvenir en mentionnant le nom d’un seul d’entre eux, parce que celui-là a eu très faim, très longtemps, et pourtant, il n’a jamais signé malgré lui : Jules Vallès.