Avoir le goût des formes brèves, des livres peu épais – on dit parfois “plaquettes”, sans que l’on sache si c’est en lien avec le beurre ou avec le sang. Aimer les pages envahies de blanc, pas nécessairement de poésie – mais c’est en ce domaine qu’on en trouve le plus. Avoir le goût d’accumuler ces petits ouvrages, parfois délicatement fabriqués à la main jusqu’à former de sacrées piles, devenues “monstres” (n’oublions pas ce titre trouvé par Jean-Pierre Faye en 1975 pour le n°23 de Change : Monstre poésie). Adorer aussi les “pavés” débordant de matière que l’on a du mal à refermer avant de les avoir finis. Rêver que toute bibliothèque contienne des livres de formats et d’épaisseurs différents : certains ne pesant que quelques grammes, d’autres, au contraire, intransportables – dont on demande quelle machine a bien pu les imprimer. Le marché de la poésie s’est enfin tenu en plein air sous un vent d’automne parfois ravageur – mais aussi sous un soleil froid. Quelques nouveautés (ou non), dues à des autrices et des auteurs que le bâtisseur de constellations n’a jamais rencontrés, ont retenu son attention (une autre suivra avant la fin de l’automne). High time to Start !
1.
Pour commencer, un livre qui se détache par son volume, son ambition, sa nécessité, sa réussite : Format Américain, l’intégrale (1993-2006), publié aux Éditions de l’Attente sous la direction de Juliette Valéry. 1120 pages, pas moins – à la mémoire d’Emmanuel Hocquard. Non seulement le rassemblement d’une somme difficilement accessible, mais complétée par quelques inédits. Dans son introduction, Juliette Valéry écrit : “J’ai lu récemment que les impressions issues des photocopieurs laser sont vouées à l’effacement en quelques décennies. La poudre noire qui tient lieu d’encre, qu’un processus de cuisson fait adhérer au papier, va s’en dissocier, redevenant poussière en quelque sorte, et en secouant les Format Américain on obtiendra des cahiers blancs.” Aussi fascinant que terrifiant ! Heureusement, de nouvelles machines ont pris le relais et ce pavé de 5,2cm d’épaisseur, impeccablement réalisé – souple, solide et pas trop lourd –, tient toutes ses promesses (le tenant agréablement en main, je remarque le bruit très particulier que fait le papier quand on en déroule rapidement les cahiers). On ne va pas raconter toute l’histoire de cette série particulièrement discrète, mais mémorable pour qui s’intéresse à la poésie américaine contemporaine – Juliette Valéry ajoute : “Il faut aussi laisser les livres parler tout seuls”, je suis bien d’accord avec elle. Mais rappelons que cette belle histoire est le fruit de nombre de séminaires de traduction collective de poésie américaine qui eurent lieu au “Centre de poésie & traduction” de la Fondation Royaumont. Petit rappel des faits : “1992. Peu après la parution de 49+1 Nouveaux poètes américains, Emmanuel Hocquard me fait part de son idée de lancer une collection, de bulletins peut-être, afin de publier des traductions de séries de poèmes ou textes brefs, des petites formes de fabrique rapide, auto-produits, faciles à diffuser par la poste. Une sorte d’anthologie ouverte, in progress, qui s’augmente au fur et à mesure (des découvertes de textes, des propositions des traducteurs…), laissant place à l’imprévu, par une mise en œuvre plus fluide et légère que l’imprimerie traditionnelle” écrit Juliette Valery qui “accepte de prendre en main la collection” pour laquelle Emmanuel Hocquard a déjà trouvé un nom : Format Américain (en référence au papier machine standard US). Écoutons-la encore quelques instants : “Entre deux portes de la grande salle déserte, haut dans les étages à Royaumont, trône la machine. Jusque tard dans la nuit, imprimer, verso après recto. Régler le contraste, tenter de caler au plus près le registre, l’alignement du miroir, de contrer l’approximation du copieur de bureau ; surveiller chaque sortie, guetter la surchauffe, les “bourrages papier.” “Comme tout imprimeur ou garagiste, finir par connaître la machine au son.”
Quelque chose d’à la fois commun dans sa fabrication et de relativement prestigieux par son contenu et sa mise en page. Très sélectif et en même temps ouvert : les grands noms de la poésie américaine de l’après-guerre y sont, de John Ashbery à Charles Bernstein, de Jack Spicer à Suzan Howe, de George Oppen à Cole Swensen, de Robert Creeley à Keith et Rosmarie Waldrop – et beaucoup d’autres, dont quelques inconnu(e)s que l’on a d’autant plus plaisir à découvrir. On ne donnera pas la liste des traducteurs qui ont travaillé apparemment en bonne entente, mais on précisera que l’édition n’est pas bilingue : on n’y trouvera que le texte français donné en tant que re-création et, si nous ne pouvons juger de sa fidélité à l’original, il nous est possible d’apprécier comment ça sonne (ou non) dans notre langue ; par exemple, ce poème de Robert Creeley traduit de l’américain par Jean-Paul Auxeméry :
“ATTENTE
Comptais-tu les jours
d’à présent jusque alors
et jusqu’où
pour trouver quoi,
qui n’était pas connu
depuis toujours ?”
Emmanuel Hocquard : “À mes yeux, la contribution des traductions de poésie américaine d’aujourd’hui à la littérature française d’aujourd’hui consiste à : 1) fabriquer de la distance dans un espace-temps en voie de resserrement incessant ; 2) dire la distance ; 3) réintroduire des « taches blanches » dans un contexte général de coloriage.”
Il faudrait aussi parler du travail plastique de Juliette Valéry en ce qui concerne les couvertures de cette collection, toutes reproduites, et dont l’autrice établit après son introduction une brève chronique de leur conception. On ne lirait pas avec autant de plaisir cet ouvrage si le travail de réalisation graphique n’était aussi sobre et pertinent.

Quittons-nous avec la première page d’un poème de George Oppen, traduit par Pierre Alferi (toute première publication de cette collection “Format Américain” (ou, si on préfère, Format américain / Un bureau sur l’Atlantique) en 1993 :
“Une ville d’entreprises
Sous-verre
De rêve
Et d’images –
Et la joie pure
Du fait minéral
Pourtant impénétrable
Comme le monde, s’il est matière,
Impénétrable.”
2.
Le plaisir qu’apporte la lecture d’un livre – quel que soit son format ou son épaisseur – n’est pas proportionnel à la quantité de commentaires qu’elle suscite. Rien de mesurable, au fond. On sait qu’il y a eu décharge de plaisir et on voudrait juste faire passer l’idée que ce qui l’a provoquée vaut la peine d’être partagé, en tant qu’expérience et sans la contraindre. S’il y a potentiellement contamination de “critique” à futur lecteur ou lectrice, le processus doit rester mystérieux – le premier cherchant à convaincre le ou la second(e) sans lui fournir la moindre explication (de texte). Aussi doit-on, plutôt que d’en rajouter, opérer des montages, faire des coupes, à partir de ce qu’on a mémorisé, ou annoté. Et si on veut se lancer dans l’exégèse de tel ou tel poème, ne pas avoir peur de fournir dix fois plus de signes que n’en a l’ouvrage examiné. Une bibliothèque entière pour un seul sonnet ? Pourquoi pas. On peut aussi prendre le temps de dire pourquoi on ne dira rien ; c’est au fond assez plaisant mais, à un moment, il faut arrêter, prendre distance, s’effacer et simplement recopier quelques vers ; par exemple ceux-ci…
“Automne vivant et adoré
malgré mouches gavées de nuit derrière la
vitre entrent contre la lampe, le nouveau froid,
pinçons, étoile lune-contre, étoile lune-avec,
gobent une veste de jardinier, et, lui, vole, au, sommet,
nage là-haut tresse une robe à tout entourée, lianes arbre air”
… empruntés au livre d’Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson, publié début octobre 2021 par les éditions Lurlure dirigées par Emmanuel Caroux. “L’oreille voit et l’œil entend” (on ne dira pas le contraire). “La recherche visuelle et sonore, l’inventivité de l’écriture donnent naissance à une polyphonie de voix émiettées en séries de lancers, à un éclatement de la parole, parfois jusqu’à sa mise en poudre.” On n’aurait pas trouvé nous-même ces mots pour l’exprimer, mais ils nous conviennent. Comment paraphraser ce qui n’est pas paraphrasable ? Autant se jeter la tête contre les murs. Plutôt recopier quelques vers supplémentaires (les tous premiers, par exemple) :
“la parole se cassa parmi les pierres
avait roulé, Plusieurs éclats brillants
d’autres terreux et des lamelles
ramassant des pierres où elle gisait
morte à moitié cherchant des éclats
nouveaux d’autres côtés terreux
et dit Chanson va ! roule et se
Cassant se réveilla”
Et voici la chanson est le poème de l’histoire de Joug et Joui qui sont “le jour et la nuit, la lune et le soleil, l’eau et la soif, Éros et Thanatos, mais aussi bien le Méchant et le Gentil des contes, le malheur et la chance, douleur et plaisir, elle et lui, tantôt lui, tantôt elle, tout le monde, personne.” C’est ce qu’on lit, en caractères blancs sur fond rouge, sur la 4e de couverture. Et c’est précisément et qui donne envie d’ouvrir ce nouveau livre d’Hélène Sanguinetti dont on n’a pas oublié ceux publiés chez “Poésie/Flammarion”. Une petite centaine de pages (bien davantage qu’une plaquette) en apparence sages, mais montrant une certaine invention typographique, peu spectaculaire, mais agissante – l’œil étant un peu plus sollicité que d’ordinaire. Il arrive parfois que, parcourant une page, ou une séquence, une musique naisse intérieurement à partir des mots que l’on découvre, et que cette rencontre entre musique et paroles finisse par composer une chanson qui ne sera jamais la même d’une lectrice, ou d’un lecteur, à l’autre (et pas davantage celle que l’autrice aurait pu avoir en tête au moment d’écrire). Ce que nous possédons probablement en commun : le goût d’un certain silence et bien davantage encore, le besoin de respirer, ou de manifester telle ou telle humeur…
“Voici la Chanson qui fait pleurer / de joie Tu pleures oh pourquoi pleure ? n’ai pu / prendre tous les chemins humains à la fois / oh là là un seul humain et ta main
Il n’y a pas lieu de se lamenter
Il n’y a pas lieu de se lamenter
Il y a une libellule
Il y a une libellule
Elle grésille
Elle grésille”
Deuxième livre paru chez Lurlure : Je t’aime comme de Milène Tournier. Cette fois la 4e de couverture est signée par l’autrice. J’en reprends ces fragments : “J’ai souhaité, avec ce double leitmotiv aimer et comme – je t’aime comme – épouser le « tout ordinaire » des lieux et des villes, en les regardant avec les yeux de l’amour transi […] Du topos de la déclaration d’amour, j’ai voulu surtout conserver l’acte, étrange et sublime, de la déclaration”. Si on recopie la Table en fin de volume, on obtient une suite assez étonnante, dont voici l’ouverture : “Je t’aime comme… un abattoir / …une agence d’intérim / …une agence de transfert d’argent / …une agence de voyage / … un ascenseur / …un atelier de retouche / …une auto-école / …une autoroute” ; et la toute fin : “…une salle de sport / …un salon de coiffure / …un salon de tatouage / …un sex-shop / …un skatepark / …un stade / …une tour de bureau la nuit / …les travaux dans la petite rue / …un trottoir / …un zoo”. On le voit, l’ordre alphabétique est respecté. Et, à chaque proposition, un certain nombre de variations (au total plus ou moins 1600), sur une petite page comme sur plusieurs (deux ou trois). Exemple :
“JE T’AIME COMME UN MARCHÉ NOIR
Je t’aime à la sauvette.
Je t’aime comme une réplique de Chesterfield, et donner son 06 à même le mur, pour que le passant sache où nourrir son addiction. […]
Je t’aime, le marché noir n’affiche pas ses prix comme panonceaux piqués dans les courges mais les claironne en chuchotant : « Rolex, Rolex, 20 euros la Rolex ! » Je t’aime comme les quinze montres s’entrechoquent au poignet. […]
Je t’aime comme un marché trouble.
Je t’aime authentique, pas la contrefaçon de luxe au faux cuir et faux poinçon. […]
Je t’aime comme un jackpot de misère, de quoi survivre seulement une vie avec toi.
Je t’aime comme le ciel bleu au-dessus du marché noir.
Je t’aime comme, parmi les étoiles, certaines, c’est sûr, sont tombées du camion. […]
Je t’aime comme nos rêves ne seront jamais mauvaises copies de faussaires.”
Il faut tenir la durée, avoir du souffle, ce que possède assurément Milène Tournier. Combien se sont épuisés, et ont épuisés leurs lecteurs, à enchaîner les variations plus ou moins minimales sur une simple proposition… Là, ce n’est pas le cas, on en redemanderait presque. Par moments, j’entends comme une remise en jeu du “beau comme” de Lautréamont. Vieille histoire, mais toujours vaillante : rien de morbide à la reprendre, même si “Je t’aime comme les morts couchés à nos pieds.” L’autrice nous révèle aussi (toujours en 4e de couverture) qu’elle a “aimé tard dans [sa] vie.” “Je veux dire, c’est tardivement (et récemment) que je me suis mise à aimer. Sans doute y avait-il de l’amour en attente de déferlantes qu’il a fallu nécessairement dériver pour que, sans accabler un seul destinataire, il se répande sur la ville toute […], parce que les villes sont inépuisables – si l’amour pas toujours.” Comment pourrait-on ne pas aimer ce livre qu’il nous faut à notre tour épuiser, non seulement en en relançant la lecture, partielle ou non, mais aussi en y ajoutant nos propres propositions – par jeu et par plaisir. Pour ne pas en finir.
3.
Maintenant deux livres publiés au Cadran ligné, la maison d’édition de Laurent Albarracin. Le premier est – nous souffle ce dernier – très “savitzkayen” (on se souvient que Le Cadran ligné a publié Ode au paillasson d’Eugène Savitzkaya). Il s’agit de L’Oiseux suivi de Excrément précieux de Victor Rassov. Deux poèmes donc. L’Oiseux s’étendant sur 54 pages composées chacune d’une strophe de six vers ; Excrément précieux sur 28 pages, [id.] mais cette fois de neuf vers. On peut donc en faire la lecture d’un seul trait, ce que j’apprécie, avant d’y revenir pour s’attarder sur certains détails. Relevons quasi au hasard (le premier mot ayant probablement influencé le “coup de ciseaux”) une strophe :
“L’automne aux
tempes
et pour gouge une ellipse,
l’Oiseux cisèle un grain de sable
mouvant.”
Animal qui, “s’il possède certaines qualités du moineau, est incomparablement plus fourbe”, l’Oiseux “fait dans la hantise.” “Lui couper l’air sous l’aile, abattre l’arbre qui cache la forêt au fond de laquelle il se terre : telles sont les visées des poèmes réunis dans L’Oiseux. Une traque, donc, avec ce que cela comporte de rêverie et d’errance, de longs aguets sous les taillis, le nez dans la matière.” Autrement dit, il ne faut pas remiser ses – cinq ou six – sens au placard : ne pas lire seulement en ouvrant grand les yeux… “Faune grêle / à peu près ce qui s’affaisse / en direction du ciel / les boues séparées / tracent les possibilités du magma sur la route / en redemanderait-on / qu’on se verrait servi / chaque lampée / possèdera son buveur.”
Sentir et toucher, ouïr et goûter, se projeter à deux pas de l’asphalte, dans cette jungle étrangement éclairée où nous sommes comme chez nous, tout en étant transportés dans un ailleurs. Lire, c’est opérer une forme de déplacement dans le temps et dans l’espace. Et se souvenir, c’est, reprenant la partition, rejouer le voyage. Un dernier fragment :
“L’Oiseux ne chie
qu’au pied des icebergs
et c’est
peut-être
sa seule
coquetterie.”
Tournures de l’Utopie est l’un des deux autres livres publiés par Le Cadran ligné en cette “rentrée 2021”. Il est signé Boris Wolowiec qui a publié huit ouvrages depuis 2014, chez ce même éditeur, mais aussi chez Lurlure, au Corridor bleu, etc. Il s’agit du premier que je lis, ne possédant aucune information de quelque sorte que ce soit, sur son auteur ; de l’ensemble des livres ici chroniqués, c’est le seul qui n’apporte aucune indication sur la fameuse 4e de couverture (ou sur les petits papiers accompagnant leur envoi). Ne rien savoir ne nous met pas en mauvaise situation : lit-on de la même façon si on connait un peu l’auteur – ou non ? Ou si l’on a déjà une certaine familiarité avec son travail ? Je ne sais. Je préfère penser que la lecture est toujours à reprendre, qu’on n’en aura jamais fini, et que nos notes, nos gribouillis dans les marges, ne sont qu’instantanés fragiles que l’on recopie, découpe et remonte, avec plus ou moins de fidélité, comme on fait des frottages sur des fossiles ramassés au sol pour en prendre l’empreinte.
Tournures de l’Utopie ne fait qu’à peine plus de cent pages, soit une quinzaine de plus que le précédent, mais est beaucoup plus dense : peu de blanc ; nulle découpe en strophes, et encore moins en vers ; de brefs paragraphes séparés par un espace légèrement marqué. Je le lis parfois comme s’il s’agissait d’un journal (de bord, plutôt qu’intime) et parfois comme s’il s’agissait, une fois encore, de variations sur des thèmes non précisément nommés. Parfois certains noms m’arrêtent (ils me disent quelque chose). Ce peut être drôle, inattendu : “Hier j’ai parlé avec Rita Gombrowicz. Quand Rita Gombrowicz était jeune, elle ressemblait à Nicole Calfan. Quand Witold Gombrowicz était jeune, il ressemblait à Humphrey Bogart. Nicole Calfan a partagé l’existence de Jean Yanne. Il y a ainsi un lien bizarre entre Witold Gombrowicz et Jean Yanne”. Mais cela peut donner aussi : “Dehors il y a du vent. Dehors il pleut. Apparaître seul apaise. Apparaître seul aide le vent. Apparaître seul aide le vent à souffler. Apparaître seul aide la pluie à tomber. Apparaître seul aide le vent à vouloir la pluie. Apparaître seul aide le vent à vouloir toucher la pluie. Apparaître seul aide le vent à vouloir embrasser la pluie.” À un moment, l’auteur rend hommage à Christophe Tarkos : “Je remercie Christophe Tarkos. J’ai besoin de Christophe Tarkos. J’ai besoin de lire Christophe Tarkos pour écrire autre chose que ce que Christophe Tarkos a écrit.” Etc.
Il peut être aussi bien question de kangourou que de chanson. Boris Wolowiec connaît la chanson française, il peut en faire une liste impressionnante, jusqu’à citer de nom de Vincent Delerm, que le dessinateur Luz déteste tant, avant celui de Peter Szendy (auteur d’un essai intitulé Tubes). Il connaît aussi le cinéma de Melville, ou de Dumont. Mais l’essentiel – comme la vraie vie – est ailleurs : dans ce qu’il nous sera impossible de résumer et dont on ne pourra prélever que d’infimes fragments, matière à collage éphémère : “Les phrases chorégraphient l’espace. Les phrases chorégraphient l’amour. Les phrases chorégraphient l’espace de l’amour. Les phrases chorégraphient la coïncidence du temps et de l’espace. Les phrases chorégraphient la coïncidence de temps et d’espace de l’amour.” […] “Je marche avec la tête à l’intérieur de la Pologne précisément parce que je n’y ai jamais mis les pieds. Je marche avec les mains à l’intérieur de la Pologne précisément parce que je n’y ai jamais mis les pieds.” Etc. La matière est riche, à vous de jouer.
4.
L’hiver dernier m’était parvenu un “volume collectif” intitulé Avant midi, dirigé par Gillet Jallet et Xavier Maurel, publié aux éditions Monologue. Il s’ouvrait par un texte de Nietzsche, Le Voyageur (traduit par G. Jallet). Au temps de ma vie lycéenne, cette page de Nietzsche m’était parvenue sous forme de 45 tours offert à la sortie du bahut, le texte étant lu par Gilles Deleuze et mis en musique par Richard Pinhas (Heldon). Selon leurs animateurs, “Avant midi n’est ni un livre, ni une revue ; nous l’avons conçu à la frontière des deux, plutôt comme un montage ou la « construction d’une image » qui, prenant appui sur la proposition du texte Le Voyageur de Nietzsche, s’invente en se dispersant, chaque poème pris en son unicité, mais aussi dans une relation étroite, pas à pas, des poèmes entre eux.” Étonnante reprise (pour moi) de ce qu’avait proposé Jean-Pierre Faye pour Change (id. : ni livre, ni revue) dont le premier numéro, il y a maintenant un peu plus d’un demi-siècle, s’intitulait Le montage. J’extrais de ce premier Avant midi quelques vers de Laure Gauthier :
“Je construis un courant d’air, une musique pour faire
claquer les portes
le goût du sucre ne cachera pas l’amertume
il n’y a pas de pioche toujours gagnante
l’humilité de l’amer”
Aujourd’hui paraît une nouvelle publication des éditions Monologue, Sinouhay, l’Autoportrait de Gilles Jallet, soit 80 pages, format 11,8 x 19, d’une grande densité – je veux dire : qui se lit avec plaisir, de manière plutôt fluide, mais qui interroge (et renvoie à) tant de choses qu’on ne l’abandonne pas après première lecture ; le livre nous tient compagnie un bon moment, et c’est ainsi que nous vient le désir d’en parler, même rapidement : même légèrement. Bien qu’ayant possédé et lu dans l’enfance quelques Contes et légendes de l’Égypte ancienne ; bien que connaissant (ne l’ayant cependant que feuilleté et jamais possédé) la collection dirigée par Denis Roche chez Tchou dont le volume Histoires et légendes de l’Égypte mystérieuse a apparemment beaucoup compté dans l’adolescence de Gilles Jallet, j’aurais été bien en peine de répondre à la question : qui est Sinouhay ? Maintenant, j’ai la réponse… que je n’ai pas l’intention de dévoiler dans ce “papier”, car il faudrait pour cela recopier la totalité de ce volume resserré : éloquent sans pour autant se montrer bavard. Précisons néanmoins que Sinouhay était “un haut dignitaire de la cour [1991 à 1928 avant J.-C., au temps des Pharaons Amenemhat 1er et Sénostris 1er] et de surcroît un chef militaire important”. Son récit est “la première autobiographie de l’histoire littéraire, au sens où la vie individuelle (l’histoire personnelle du narrateur qui se trouve en être aussi l’auteur et le principal acteur) et l’écriture sur soi l’emportent sur le récit des événements.”
S’ouvrant par une citation de Stèles de Victor Segalen, puis, à l’intérieur d’une note concernant l’établissement du texte, par un bref égrenage de noms d’auteurs dont Jallet se sent proche ou redevable : Yves di Manno en premier lieu (via Kambuja, son travail sur les inscriptions khmères du Cambodge), mais aussi Ezra Pound, William Carlos Williams et les objectivistes, Jack Spicer et Jerome Rothenberg (etc. – à ces noms j’ajouterai volontiers celui de Paul Louis Rossi, le poète de Cose Naturali et de Faïences), Sinouhay, l’Autoportrait s’annonce, avant lecture, plus qu’attirant. Partant d’un texte datant d’il y a quatre millénaires environ, l’auteur nous précise qu’“il ne s’agit pas d’une nouvelle traduction, ni même d’une traduction de traductions, mais bien d’une réinscription ou, plus exactement, d’une « repoétique » (au sens d’une refondation poétique) à partir d’un matériau poétique préexistant.” Donc : redonner vie. Difficile d’en choisir un fragment, et surtout de le recopier de manière fidèle sur internet (qui a tendance à ne pas respecter certaines mises en page). Alors, une seule chose à faire : en photographier une double page et la placer sous ces quelques lignes en tant qu’“illustration”, au sens de Michel Butor :

5.
Seconde salve de deux ouvrages pour la collection “Supersoniques” à la Philharmonie de Paris. Pour mémoire, cette collection a le projet de “mettre en récit et en image des personnalités qui, par le pouvoir des sons, ont donné forme à une œuvre, un monde, une théorie, une utopie… bousculant les frontières entre les disciplines et transformant la société. Elle vise à formuler ce qu’est pour nous, aujourd’hui, la musique créée hier.” Chaque livre est composé de huit cahiers de huit pages, format 16 x 20cm. Le texte est imprimé en assez gros caractères, et les dessins, en couleurs comme en noir et blanc, sont imprimés en contrepoint. Nous avions déjà apprécié ici-même les volumes de la première salve, à savoir Moondog, la fortune du mendiant de Guy Darol & Laurent Bourlaud et Glenn Gould, fiction d’Élie During & Alain Bublex. Aujourd’hui, les volumes 3 et 4 s’intitulent Sappho de Stéphane Bouquet et Rosaire Appel et Alexander Graham Bell de Juliette Volcler et Matti Hagelberg (sur la couverture, on ne dit pas “de” untel ou unetelle, mais “raconté par”, ce qui n’est pas indifférent).
Comme cette constellation d’automne est consacrée à la poésie, commençons par Sappho, figure à la fois célèbre et, en vérité, quasi inconnue de l’antiquité grecque. “Elle serait née entre 630 et 612 avant notre ère à Mytilène ou près de Mytilène” nous précise Stéphane Bouquet qui introduit son récit par cet incipit : “Sur Sappho je sais que je ne sais quasi rien – pourrait dire un sage Socrate actuel” (ce sera un des leitmotive de son texte). C’est ce qui en rend la lecture passionnante : nous ne sommes pas plongés dans une illusoire reconstitution de ce qui fut et sur lequel les chercheurs n’ont relevé que peu de traces, mais sur les résonances de ce que Sappho aura accompli – réalisé concrètement – de son vivant. “Dans toute cette incertitude, écrit Stéphane Bouquet, une chose cependant est sûre : Sappho aimait un rythme plus qu’un autre – puisqu’elle est la première à utiliser la strophe qu’on appelle aujourd’hui en son honneur saphique.” Certains lui attribuent aussi l’invention du mode mixolidien. Mais peu importe, Bouquet nous raconte que “pour les Grecs, de toute façon, il était moins important d’attribuer une invention à son inventeur réel que d’honorer une invention d’un inventeur qui fut digne d’elle.”
“Poésie était un art du présent, écrit encore Stéphane Bouquet […]. Un poème de Sappho n’est pas un texte mais une situation. […] Le poème dit « je » mais ce « je » n’est pas la première personne du singulier. C’est un bizarre je collectif. C’est le je du chœur qui dit je plutôt que nous pour signifier qu’il parle d’une seule voix.” Et la sensualité caractérise cette poésie : “L’éolienne Sappho chantait souvent les caresses de l’amour […] ce genre de chahut émotionnel que Louise Labbé, bien plus tard chante à son tour : « J’ai chaud extrême en endurant froidure » […] Sappho semble aimer le monde à la folie, le monde dans sa substance de monde et, de ce fait, accorder une attention soutenue à la richesse des sensations et à la multitude adorable des détails et à la vie désirante-désirable des corps. Sa poésie est d’une richesse concrète telle que son monde sans cesse bruit de sons et éclate de couleurs et tremble d’odeurs et se chamarre de matières.” On le voit, ce récit est magnifiquement écrit – bonne idée que d’avoir confié Sappho à un poète contemporain, et non des moindres. Et n’oublions pas de relever au passage quelque fragment de Sappho (le 71) :
“un chant doux
voix de miel
chante
mouillée de rose”

Quelques mots sur les pages dessinées par Rosaire Appel. Il s’agit de “partitions graphiques” (que l’on pourra considérer, selon sa propre capacité d’ouverture, aussi bien “jouables” qu’“injouables”) plus proches du travail de peintres musiciens comme l’Anglais Tom Phillips que de compositeurs pratiquant aussi les arts plastiques comme l’Italien Sylvano Bussotti (qui nous a quittés le 19 septembre dernier) ou l’Américain John Cage. Elles collent paradoxalement (donc parfaitement) avec ce récit, car elles remettent en jeu graphiquement un système de notation – certes déformé, froissé, caviardé, repensé, et surtout libéré de nombre de conventions – qui était encore loin d’être en gestation dans les rêves les plus fous des chanteurs / joueurs de barbitos de l’antiquité.
Alexander Graham Bell de Juliette Volcler et Matti Hagelberg bénéficie d’une solide documentation. Si son histoire est loin d’être aussi énigmatique que celle de Sappho, elle demeure étonnante et au fond mal connue, ce qui fait que qui se précipitera sur ce livre y fera de vraies découvertes. Bell, c’est bien entendu le “père du téléphone” mais, comme il est écrit vert sur gris clair sur le rabat, il se pourrait que “l’Histoire ait tout retenu à l’envers. Voilà qu’un assistant talentueux, des inventeurs oubliés, des historiennes pugnaces, des Sourdes et des Sourds viennent soudain perturber le récit.” Et effectivement, Juliette Volcler, chercheuse indépendante travaillant l’écoute critique, met en évidence toutes ces perturbations, de manière docte, non sans humour parfois, ce qui fait nous sommes renseignés sur cet homme qui a “conquis, comme dans les contes de fées, la fortune et la gloire”, sur son épouse “Mabel Bell, née Hubbard, se retrouvant par capillarité l’héroïne d’au moins sept biographies”, ainsi que bien d’autres personnages parfois savoureux, comme son assistant Thomas Watson devenu “le premier concertiste à distance” ainsi que “le premier auditeur de paroles électriquement transmises.” On relève avec stupéfaction qu’au cours des expériences de Bell, une authentique oreille humaine aurait été utilisée. Résultat : “le téléphone à oreille était, selon Watson, celui qui marchait le moins bien”. “Il n’en demeure pas moins, conclut la philosophe Avital Ronell dans The Telephone Book, que l’ancêtre du téléphone que vous utilisez au quotidien contient les restes d’une véritable oreille humaine.” Notons enfin que les Laboratoires Bell ont nommé “en son hommage l’unité de mesure du niveau sonore, le décibel, littéralement le dixième de bel, abrégé en dB Le B majuscule, petit piédestal portatif, venait entériner la parfaite incongruité de l’unité de base, le bel, que personne n’employait jamais – son dixième l’avait immédiatement supplanté.”

Le choix de Matti Hagelberg, dessinateur finlandais bien connu, notamment pour ses livres publiés à L’Association (Le Sultan de Vénus, Holmenkollen ou Kekkonen – entre autres), pour illustrer ce récit, est judicieux, tant il apporte de touches d’humour supplémentaire en tirant, à sa manière (de son trait inimitable), quelques portraits aussi sculpturaux, hiératiques, qu’énigmatiques.
Format Américain, l’intégrale (1993-2006), sous la direction de Juliette Valéry, Éditions de L’Attente, octobre 2021, 1120 p., 39 €
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson, Éditions Lurlure, octobre 2021, 112 p., 17 €
Milène Tournier, Je t’aime comme, Éditions Lurlure, août 2021, 192 p., 21 €
Victor Rassov, L’Oiseux suivi de Excrément précieux, Le Cadran ligné, septembre 2021, 96 p., 15 €
Boris Wolowiec, Tournures de l’Utopie, Le Cadran ligné, septembre 2021, 112 p, 15 €
Gilles Jallet, Sinouhay, l’Autoportrait, Monologue, 80 p., 12 €
Collectif, Avant midi, Monologue, mars 2021, 112 p., 13 €
Stéphane Bouquet et Rosaire Appel, Sappho, Éditions de la Philharmonie de Paris, octobre 2021, 64 p., 13 € — Lire ici l’entretien de Johan Faerber avec Stéphane Bouquet
Juliette Volcler et Matti Hagelberg, Alexander Graham Bell, Éditions de la Philharmonie de Paris, octobre 2021, 64 p., 13 €