En tête du Monde des livres du 8 octobre dernier, Fabrice Gabriel y allait d’un fort bel éloge du roman récemment publié par Patrick Modiano en rabattant le récent Chevreuse sur La Recherche du temps perdu.
Pour Fabrice Gabriel, plusieurs faits de composition et d’écriture chez Modiano vont dans le sens proustien – à l’exclusion du mouvement et de la longueur des phrases cependant. Ainsi le critique retiendra chez les deux romanciers trois périodes de vie qui s’emmêlent (enfance, adolescence, âge adulte), ou encore de menus objets disséminés çà et là au fil de la narration tels qu’un briquet parfumé, des pilules roses qu’absorbe un personnage, une montre-bracelet à cadrans multiples ou bien encore un volume Pléiade. Et l’on relèvera tout autant le récit de courts voyages entre Paris et la vallée de Chevreuse. Mais on pointera surtout que le héros de l’histoire nommé Jean Bosmans est un écrivain en train de terminer la rédaction d’un roman, précisément le roman que nous sommes en train de lire et que Fabrice Gabriel désigne comme étant « une vie recomposée ». La similitude avec La Recherche du temps perdu est donc incontestable, encore qu’elle puisse échapper à des lecteurs familiers de Proust et ayant même fréquenté son écriture de près, y compris ce « phrasé » déjà mentionné.
Si, à notre tour, nous voulions prolonger ici la lecture du nouveau Modiano et enrichir le relevé de ses similitudes proustiennes, nous citerions par exemple quelques amorces d’épisodes amoureux. Guère plus que des amorces toutefois : ainsi de la Camille Lucas dont Bosmans paraît s’éprendre ou bien encore de la jeune Kim qui s’éclipse rapidement. Mais compte plus que tout, une scène avec certaine Martine Hayward même si elle ne se réduit dans la narration qu’à quelques lignes. Nous citons : « Elle s’était rapprochée de lui et elle posa la tête sur son épaule. Elle lui chuchota à l’oreille : “Si vous saviez toute la tristesse de ma vie…”. Puis elle l’entraîna sur le divan, un divan large et bas comme ceux du salon de l’appartement d’Auteuil. » (Chevreuse, p. 109). Suivra un blanc.
S’il est cependant un aspect du roman sur lequel Fabrice Gabriel ne s’arrête pas, c’est son versant énigmatique, même s’il mentionne la récurrence du thème des fantômes. Et de fait tout le roman est embué de rêve chez un héros enclin à veiller la nuit. Or, c’est à partir de là que se dessine une parenté avec la littérature policière qui frappera d’autant plus qu’elle traverse le récit de part en part. Et, certes, Fabrice Gabriel n’avait pas motif à s’engager dans cette direction qui n’est proustienne en rien. Et cependant on voit à de multiples reprises dans Chevreuse se mettre à sourdre un climat inquiétant, voire menaçant, et ceci dès le début du roman avec la double visite d’un appartement à Auteuil. C’est d’abord Camille Lucas et Martine Hayward qui entraînent dans cet immeuble Jean Bosmans durant la nuit alors qu’il est fréquenté par un monde interlope ; cependant, lorsque dans la journée qui suit, Bosmans retourne au même étage de l’appartement, il ne s’y trouve plus personne hormis une jeune Kim veillant sur le sommeil d’un enfant. Qui est donc cette Kim qui attend la venue d’un docteur Rouveix venant vacciner l’enfant et que croise peu après notre héros ? Or, un autre médecin apparaîtra en fin de roman sous le nom du docteur Robbes. Rouveix et Robbes, deux noms proches, ne seraient-ils qu’un seul et même docteur après déformation du patronyme ? Et si, après tout, Robbes n’était rien de plus qu’une allusion à Robbe-Grillet, autre écrivain possible qui aurait pu inspirer Modiano ?
On pense ici aux Gommes (1953) avec son enquêteur (Wallas) et son médecin mêlés à l’enquête (Juard). Et l’on se rappelle que du même auteur il y aura aussi La Maison de rendez-vous (1965), dont le titre a pu alimenter la première scène de l’appartement d’Auteuil au début de Chevreuse.
Mais arrêtons là : les coïncidences — certes voulues — nous égarent. Et retenons surtout du présent roman dans le registre policier qu’une chasse au trésor y est menée depuis une maison de la rue du docteur-Kurzenne par trois individus qualifiés d’imbéciles par Martine Hayward au moment où les soupçons du trio masculin se portent sur Jean Bosmans. Seule certitude, avec cette rue, nous sommes bien dans un village de la vallée de Chevreuse.
Patrick Modiano, Chevreuse, Gallimard, octobre 2021, 176 p., 18 € — Lire un extrait