En lien avec le 31e Salon de la Revue qui se tient le 16 et 17 octobre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, innervent en profondeur le paysage. Aujourd’hui, entretien avec la riche revue Graminées qui, avec force, promeut les nouvelles.
Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?
Nous nous sommes rencontrées en cursus édition il y a une vingtaine d’années et nous sommes devenues amies. Au cours d’une discussion a émergé l’envie de créer une revue à deux. Il s’agissait de publier ce que nous aimions en honorant des valeurs essentielles pour nous (payer les contributeurs, imprimer en France). Les nouvelles étrangères et le choix d’une revue illustrée reflètent nos affinités respectives.
Graminées publient à 90 % des traductions, les nouvelles préexistent à la revue. Souvent, elles ont été publiées en recueils dans leur langue d’origine. Il est donc difficile d’incarner l’imaginaire littéraire dont vous parlez. En revanche, il est certain que pour les nouvellistes en France, la revue est pratiquement le seul espace d’expression. Les auteurs étrangers publient également en revue et sur des sites dédiés, mais dans la plupart des cultures, la nouvelle est considérée comme l’égale du roman. En France, ce n’est pas le cas. Les éditeurs en publient peu. Par conséquent, pour être nouvelliste, il faut d’abord et surtout publier en revue.
Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
Graminées est aussi une association qui a pour but de promouvoir le genre de la nouvelle, en rendant visible les textes d’auteurs étrangers peu connus en France, en mettant en avant le travail des traducteurs (en particulier de langues rares), en soutenant le travail d’artistes et d’illustrateurs. Il s’agit donc de défendre un genre et une littérature moins présents dans le paysage éditorial français. Nous choisissons des auteurs qui ont une certaine renommée dans leur pays et à l’international, la plupart n’ont pourtant jamais été publiés chez nous. Parfois, ils n’écrivent que des nouvelles et cela explique leur absence dans le paysage français. Ou bien seuls leurs romans ont été traduits. Nous débusquons aussi de jeunes auteurs. Ces découvertes sont rendues possible par la contribution des traducteurs qui nous font des propositions. Ils connaissent parfaitement la littérature contemporaine, parfois ils vivent à l’étranger, ils baignent dans le contexte de la création. Ce sont les meilleurs guides pour nous orienter sur ces territoires à défricher. Et puis ils sont passionnés, curieux, et ont l’envie de faire connaître des textes forts.
Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?
La revue est divisée selon les cinq continents, à raison de deux nouvelles par continent. Par conséquent, ce découpage dicte la composition des numéros. Les nouvelles sélectionnées pour Graminées ne figurent pas forcément dans des recueils parus récemment. Néanmoins, les dix textes de chaque numéro s’articulent autour d’un thème. Et il est vrai que le dernier, Évasion(s) et le prochain, Promesse(s) résonnent fortement avec le contexte actuel, en cela on pourrait dire qu’il y a un lien avec l’actualité. Par ailleurs, les auteurs choisis sont tous vivants, ils reflètent donc aussi une culture contemporaine, et peut-être une actualité littéraire. Mais nous ne la suivons pas à proprement parler, nous proposons une image de la nouvelle étrangère actuelle. Pour ce qui est des contingences du marché, en effet, le moins que l’on puisse dire c’est que nous en sommes détachées. De toutes les façons possibles : le genre choisi, les auteurs peu connus ici, et aussi la manière de fabriquer la revue. Avec seulement deux numéros, il est difficile de choisir. Nous avions envie de publier de la littérature sans fard. Avec de la chair. Des textes qui vous trottent dans la tête et dans le corps. Qui fassent vibrer une fibre inconnue. De surprendre. D’être décalées. Le thème du premier numéro nous a permis cela.
À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
À chaque numéro, les dix nouvelles tournent autour d’un thème, elles en éclairent des facettes. La pluralité des voix permet de multiplier les angles : une même idée vue par dix auteurs différents, originaires de dix régions du monde différentes. Par ailleurs, à cette matière vient s’ajouter la sélection. Ainsi chaque traducteur en proposant un texte plutôt qu’un autre nous donne aussi un peu de sa vision du thème. Sur la couverture, nous écrivons Couple(s), Évasion(s), et bientôt Promesse(s) avec un s. Chaque thème peut être envisagé de plusieurs manières et quand nous écrivons aux auteurs ou traducteurs nous insistons sur le fait qu’ils peuvent choisir l’interprétation qui leur convient le mieux : une évasion onirique, réelle, etc. Et il en est de même des illustrations : les artistes ont carte blanche, ils connaissent le continent et le thème. Parfois, certains souhaitent lire les nouvelles, d’autres pas. Ils sont libres.
Puis, outre la sélection définitive de la matière, nous choisissons l’ordre des nouvelles, et cela aussi pose encore une autre strate. Ces couches d’interprétation sont toutes présentes dans le numéro, elles s’enrichissent mutuellement. Alors, toutes ces intimités, ces singularités qui s’entremêlent donnent forcément à voir un paysage remanié. Il me semble que ce modeste tableau composé à plusieurs est le contraire d’un raccourci ou d’une pensée toute faite. Il y a une mise en relation, des accords, des dissonances, et au final, j’espère, peut-être même des clés pour appréhender tout ce qui nous entoure dans sa diversité. Dans ce monde rapide, communicant, matériel. La revue intègre le temps de l’écriture, le déploiement de la pensée et la subtilité de l’immatériel.
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
La revue est une création, il nous semble que par nature elle est politique. Le contexte économique est difficile. Certes. De toute façon, nous avons conçu Graminées sans tenir compte du concept de rentabilité, voire du principe de réalité, puisque nous la vendons à prix coûtant. Nous avons décidé de rémunérer tous les contributeurs et d’imprimer en France. Mais c’était cela où ne pas la créer, alors… Oui, c’est clairement un acte de résistance.
Le site de la revue Graminées. Graminées est en train de finaliser le numéro 3. Pour l’imprimer elle lance un crowdfunding à partir du 16 octobre sur KissKiss BankBank :