Quentin Leclerc : l’étrangeté du monde (Rivage au rapport)

Quentin Leclerc (DR)

On retrouve dans Rivage au rapport ce qui est central dans les romans de Quentin Leclerc : la construction d’un monde étrange dont l’étrangeté ne se résout jamais en une explication ou perspective rassurantes. Le monde est étrange et demeure tel.

De fait, le monde de ce livre est très étrange – étrangeté du monde que l’on pourrait rapprocher de ce que Freud nommait « l’inquiétante étrangeté » : le même, que l’on reconnaît sans le reconnaître, une différence qui n’est pas tout à fait inconnue car elle produit une impression vague de reconnaissance mais qui demeure, justement, vague, innommable. C’est le caractère innommable, indéfinissable, non catégorisable, non pensable clairement qui génère l’inquiétude, moins la peur peut-être que l’interrogation et l’enquête, un certain sentiment de malaise…

Une impression semblable accompagne la lecture de Rivage au rapport : quelque chose se passe, quelque chose est en train de se passer, des événements ont lieu dont on pressent qu’ils obéissent à une logique, à une intention, bien que l’on ne parvienne pas à déterminer laquelle. Il semble qu’il y ait de l’ordre, du sens, une raison – ce qui serait semblable à la façon dont la psyché commune appréhende le monde – mais on ne voit pas quel est cet ordre, quel est ce sens, quelle est cette raison, on ne les reconnait pas, on ne les identifie pas. Et ce sentiment produit par la lecture du livre n’est pas tout à fait différent de celui qui, de manière variable, traverse aussi certains des personnages – ou entités, ou énonciateurs – du livre.

Ce n’est pas par hasard que Rivage au rapport prend la forme d’un roman policier, mettant en scène des enquêteurs et, de manière plus large, des personnages qui sont confrontés à des énigmes qu’ils cherchent à résoudre. Le roman présente un monde d’énigmes et un monde d’enquêteurs, enquêter étant le mode d’existence dans ce monde comme cela définit le rapport au monde que ce monde énigmatique implique.

Le monde de Rivage au rapport ressemble à notre « monde », il est peuplé de ce qui, de fait, existe déjà dans celui-ci, et d’une façon somme toute banale : une ville, des maisons, des meurtres, des voitures, des écrans, des jeunes qui font du skate… Pourtant, comme par exemple dans Blue Velvet de David Lynch, cette surface banale et quotidienne, tellement reconnaissable qu’elle n’est plus un objet d’attention ou d’étonnement, se fissure, laisse monter autre chose d’inhabituel, d’énigmatique, d’inquiétant – légèrement inquiétant, au début, puis d’une façon graduellement plus intense. A travers l’habituel et le reconnaissable, apparaît l’énigme, une logique est envahie par une autre sans que l’on puisse dire vraiment laquelle. Cette expérience traverse le récit qui compose ce roman autant qu’elle s’installe à la lecture de celui-ci.

Dans Rivage au rapport, il s’agit bien de « notre » monde mais notre monde tel qu’il serait devenu autre, ou tel qu’il était déjà autre sans que nous ne nous en soyons rendu compte. C’est sans doute une ambiguïté présente dans les autres romans de Quentin Leclerc : moins des livres qui inventent un autre monde que des livres qui actualisent d’autres de ce monde, d’autres possibles, d’autres virtualités, d’autres versions de ce monde, de sorte que celui-ci n’est plus tout à fait ce qu’il nous semblait être sans que l’on reconnaisse clairement ce qu’il est alors devenu. Il est devenu autre – moins un autre qu’autre par rapport à lui-même, comme une image légèrement déformée dans un miroir.

Le lecteur – le tout récent habitant de ce monde –, pris dans cette inquiétante étrangeté, en proie à l’énigmatique, ne peut que devenir enquêteur, se rapporter à ce monde comme à l’objet d’une enquête : lire, c’est enquêter, être happé par l’énigme, le monde en tant qu’énigme(s), signes signifiants mais muets. Et l’idée de l’auteur semble tranchée : si le rapport au monde relève de l’enquête, si le lecteur se trouve face au texte comme face à un objet d’enquête, celle-ci ne trouve jamais sa résolution ni dans le monde ni dans le livre.

Rivage au rapport est un ensemble de questions sans réponse qui effacerait les questions, qui les réduirait au statut de préalable d’une connaissance – ou reconnaissance – claire, distincte, rassurante.  Pour entrer dans le monde des livres de Quentin Leclerc, il ne s’agit pas d’être géomètre mais d’être un enquêteur voué à une enquête perpétuelle, errant dans la nuit de l’énigme.

Quentin Leclerc ne produit pas l’étrangeté du monde en mobilisant un arsenal de science-fiction, un feu d’artifice d’effets spéciaux plus ou moins clinquants. Le « délire » est plus concentré, plus fin, il procède par décalages légers (et qui n’apparaissent pas comme tels dans le monde où ils ont lieu puisqu’ils le définissent). Si le monde de Rivage au rapport est étrange et énigmatique, il l’est d’abord par glissements à partir de notre monde, comme si les séries qui composent celui-ci – qui le composent, en tout cas, selon des points de vue déterminés qui nous le font apparaitre comme évident, habituel, compréhensible, explicable, etc. – incluaient progressivement des micro-perturbations, des termes nouveaux, pourtant connus, et qui, avec le temps, font dévier la série d’elle-même, en produisent les lignes chaotiques, la distance d’avec elle-même, comme une variation chaotique. Ce que l’on connaissait et reconnaissait est toujours là, face à nous, sauf que nous ne le reconnaissons plus.

Ce sont les connexions de « notre » monde qui sont légèrement disjointes pour être ressoudées de manière inhabituelle, avec d’autres éléments de ce même monde, mais cette opération de désagencement-réagencement suffit à nous faire basculer dans une dimension inconnue (et, en un sens, impossible) de notre monde : un chien mais qui parle, qui possède une sorte de don de voyance ; une fusée mais construite dans une ferme ; une série de meurtres mais dont la série forme peu à peu un ensemble cohérent – quelle cohérence ? – qui paraît lié à une « réalité » plus obscure, souterraine, de plus en plus étrange et déconnectée de ce que nous pouvons déjà connaître en termes de meurtres…

Dans Rivage au rapport, Quentin Leclerc sélectionne certains des éléments dominants, en tout cas prégnants, de « notre » époque et de « notre » monde, des récits, des types de discours, des technologies, des esthétiques qui font partie de ce qui existe aujourd’hui et, dans une certaine mesure, définissent aujourd’hui, informent une grande part de ce qui est dit, pensé, vécu, subjectivé aujourd’hui : jeu vidéo, espace virtuel, récits complotistes, imaginaire technologique, argent, sentiment d’une catastrophe présente ou imminente, etc. Toutes ces réalités, tous ces éléments existent déjà mais sont contemporains d’autres éléments d’autres réalités qui les troublent, les contestent, les minorent. Le geste de Quentin Leclerc consiste, dans Rivage au rapport, à faire de ces réalités les seules réalités du monde, sa logique profonde, ses seuls éléments définitoires. Il s’agit moins d’inventer que de sélectionner, prélever, isoler, assembler. Ce serait un peu comme une expérience de laboratoire : si nous isolons tel ou tel élément, que se passe-t-il ?, et plus précisément : que nous révèle du monde ce travail d’isolement, de sélection et, en même temps, quel monde se met à exister par ce geste ?

De fait, dans Rivage au rapport, le monde et le récit sont construits et pensés selon la logique des jeux vidéo, selon les possibilités d’un espace virtuel et numérique ; la logique du monde et du récit est calquée sur les figures du récit complotiste (ici, un complot pédophile et un complot de pouvoir, apocalyptique, mené par un groupe puissant et secret) ; le récit et ce qui arrive à tel personnage suivent les grandes lignes de l’histoire qui se déroule également dans un dessin animé très fantaisiste ; les lieux et leurs rapports héritent des possibles spatiaux et de l’imaginaire spatial que l’on retrouve dans tel ou tel jeu vidéo ; les noms de certains personnages correspondent aux pseudos que l’on utiliser sur des forums de discussion ; etc. Et c’est de manière générale que les personnages, leurs pensées, les lieux et leurs relations (la géographie, les distances, etc.), les moments saillants du récit, la logique narrative, reprennent, mêlent et concentrent ce qui peut provenir du jeu vidéo, des forums internet, du récit complotiste, de l’idéologie ou idéal techno-économique de « nos » sociétés, des discours liés aux « nouvelles spiritualités », du monde que les faits-divers médiatiques permettent de percevoir, etc.

C’est cet autre du monde, autre constitué d’éléments de ce monde, qui produit son étrangeté : étrangeté de notre monde à partir de ce que pourtant il est déjà, étrangeté des possibles qui sont pourtant, déjà, réalisés, qui sont aussi la réalité. Chez Quentin Leclerc, la « littérature de l’imaginaire » n’est pas une littérature qui échappe à ce monde, elle est moins imagination du monde que parcours de la réalité, de cette fiction plurielle que l’on appelle réalité, du monde tel qu’indissociablement il est et pourrait être. L’imaginaire, ici, est la réalité.

Ces procédés généraux font du monde un réel surprenant, énigmatique, bizarre, non réductible à nos habitudes, à nos attentes. Par exemple, on ne comprend pas immédiatement la raison d’être de ces meurtres d’adolescents ; on est surpris de la facilité avec laquelle est admise l’existence d’un chien télépathe, voyant, et qui parle ; on s’interroge sur le détachement, voire l’indifférence, des enquêteurs à l’égard des cadavres ou sur la psychologie de ces parents qui admettent d’assassiner ou de laisser assassiner leurs propres enfants comme si cela était la chose la plus normale ; on reste perplexe lorsque des personnages s’étonnent qu’un message soit rédigé en anglais alors qu’ils sont supposés vivre dans un pays anglophone…

Le texte est d’autant plus truffé d’énigmes qu’il est constitué de points de vue différents, parfois divergents, à commencer par ceux qui caractérisent Rivage et son adjoint Copperfield, associés et pourtant dissociés, deux séries différentes qui se croisent en certains points mais demeurent irréductibles l’une à l’autre. C’est bien l’ensemble du récit qui est fragmenté en différents points de vue qui rendent impossible une saisie cohérente et claire de ce qui se passe, du monde dans lequel le livre a lieu, ou plutôt de ce monde qu’est le livre. Et le parti-pris de Quentin Leclerc est de ne rien élucider, de ne pas instaurer de point de vue surplombant qui viendrait in fine ordonner l’éparpillement, restaurer le sens commun : si, à la fin du livre, il y a bien une sorte de résolution, celle-ci n’est pas une explication, le rabattement de ce que nous avons lu et expérimenté sur les catégories du monde commun. L’énigme demeure, le monde de l’énigme continue d’être encore et toujours un double étrange et immanent de notre monde.

Peut-être y a-t-il dans ce roman une dimension critique de notre monde, de ce qu’il contient, de ce qu’il peut devenir. Il y aurait surtout une dimension esthétique, créatrice. Il s’agit, par le texte, par la littérature, de créer ou susciter un monde qui est notre monde mais différent, divergent de lui-même à partir de lui-même, créer des mondes étant ici l’objet de la littérature, mais les créer en pluralisant notre monde, non en l’ignorant, en se lamentant, en fermant les yeux.

Quentin Leclerc fait le choix d’une création immanente : créer un monde qui est en même temps le livre, celui-ci et le monde qu’il expose, qu’en quelque sorte il décrit, étant une seule et même « chose », sans écart, sans transcendance, sans porte de sortie ou sortie de secours, sans reprise selon les catégories et logiques déjà connues et utiles dans le monde tel que nous le connaissons. N’est-ce pas aussi la logique du jeu vidéo, de la réalité virtuelle permises par nos techniques, c’est-à-dire des nouvelles possibilités actuelles du rapport au monde ? Et surtout, n’est-ce pas l’occasion d’une ontologie créatrice, multipliée, sérielle, où le monde sans cesse se crée et se recrée, glisse hors de lui-même, devient une fiction impliquant d’autres fictions possibles, réelles, à faire émerger ou à inventer à l’infini ? L’ontologie comme littérature, écriture, art, poésie ?

Quentin Leclerc, Rivage au rapport, éditions de l’Ogre, septembre 2021, 408 p., 21 €

A noter que ce mardi 7 septembre, à 19h, à la librairie L’impromptu (48 Rue Sedaine, 75011 Paris), les éditions de l’Ogre réuniront Quentin Leclerc et Jeremie Brugidou, deux des auteurs de leur rentrée littéraire, pour une présentation de leurs livres respectifs ainsi que du catalogue général des éditions de l’Ogre.