L’auteur qu’est ici Arthur Lochmann peut aisément se définir en paradoxe vivant : très tôt, il a pratiqué les ascensions en montagne mais dans le même mouvement il s’est avisé de ce qu’il était sujet au vertige. Et c’est cette contradiction qu’il entend analyser dans le présent ouvrage qu’il situe sur deux plans, à savoir la narration d’une escalade dans les sommets jumelée à une réflexion toute philosophique depuis des penseurs qui prirent en charge la question du vertige, une question toute physique mais accédant facilement à la pensée théorique. Encore heureux que, de son travail, l’auteur n’ait pas songé à nous donner une version « menuisière », puisque cet alpiniste émérite s’est également initié durant son existence au travail du charpentier. Ainsi, dans les trois cas, Arthur Lochmann a choisi de “vivre en hauteur”, selon une similitude générale qui ne manque pas d’humour.
C’est pourtant vers le sérieux que penche le couple ici en action, car Arthur en héros de l’ascension s’est adjoint une compagne, amie de jadis et aujourd’hui mère de famille. Alpiniste expérimentée et rassurante, cette Juliette n’est ainsi jointe à son coéquipier par fidélité sportive mais aussi par goût d’une volupté qui n’est pas d’ordre amoureux mais appartient au registre du vertige et des risques excitants qu’il fait courir. C’est, par exemple, au moment du parcours où Arthur est saisi par la sensation du vide alors qu’il atteint le sommet du glacier. Il y perd ce qui faisait sa concentration et pourrait aussi bien chuter ou s’évanouir d’un moment à un autre. Car «La voilà, la sueur froide et chaude, le goût du vertige violent qui me traverse soudain l’échine. Un bref instant j’ai regardé en bas, la digue de la concentration a sauté, et l’image du vide m’a submergé. » (p. 126-127). Mais c’est juste alors que lui parvient la voix étouffée de Juliette, qui comme en retour lui murmure : « Arthur, j’ai peur.» (p. 127). Et c’est alors que tout s’inverse et que Lochmann, utilisant la cordée, attire à lui la main de son amie. Ainsi de l’exact instant où, cherchant en vain l’absolu dans les choses, il retrouve la réelle banalité de celles-ci et y puise la garantie de sa sauvegarde.

Ce moment du désarroi d’un Arthur guetté par le vertige est une sorte de pic (si l’on ose dire) emblématique du récit. Il fait partie de la troisième phase du roman, venant après « la montée » et « le bivouac » et donc avant « la descente » finale. Ces quatre phases sont pour l’alpiniste de base qu’est Lochmann chargées de sens autant que de défi. On peut penser ici à cet autre grand montagnard par ailleurs romancier qu’est l’Italien Erri de Luca. Mais on pensera aussi bien et dans un autre contexte à cette phrase de Milan Kundera dans L’Insoutenable légèreté de l’être disant « Avoir le vertige, c’est être ivre de sa propre faiblesse. On a conscience de sa faiblesse et on ne veut pas lui résister, mais s’y abandonner.» (voir Toucher le vertige, p. 131 ).
Nous avons fait allusion à certaine volupté du vertige mais, dans ce qui participe de l’ascension, il est aussi une frugalité de caractère héroïque. On voit ainsi nos deux alpinistes du moment qui, comme d’autres avant eux, limitent fortement le confort partagé touchant le repas ou le sommeil. La privation a plusieurs avantages. Tant pour le transport que pour la digestion, suffisent quelques fruits secs, de quoi faire un thé ou faire bouillir des pâtes. Il en va de même de la tente et de la couchette. On réduit au strict minimum ce que l’on utilise et l’on abandonne sur place ce qui peut l’être en vue du prochain passage.
Mais venons-en aux philosophes qu’interroge Lochmann dans son excellent essai et qu’il tient pour ses semblables dans la méditation sur le vertige. Pour l’essentiel, ils sont trois, tous des géants : à savoir Descartes, Kant et Sartre qui ont réfléchi à cette question. Pour faire bref on retiendra avec les deux premiers qu’ils mettent en avant la vision en faculté majeure protectrice et pouvant se dédoubler en appréhension et en compréhension de synthèse. Mais il faudra attendre le XXe siècle et l’existentialisme pour qu’avec Jean-Paul Sartre on voit un sujet héros qui gagné par une « nausée » qu’inspiree une violente sensation de perte ou de vide. Ainsi de Roquentin à même le roman intitulé La Nausée lorsqu’il se perd dans la contemplation d’une racine de marronnier. « Ce n’est plus tel ou tel objet qu’il (= Roquentin) sent maintenant exister, écrit Sartre, c’est l’existence même qui a fini par lui sauter à la figure, l’existence nue du monde. » (p. 78) Notre alpiniste fera à peu près la même expérience durant une leçon de solfège qu’il reçoit d’une vieille dame. Tout comme Roquentin, viendra un moment où lui-même se sentira rempli par la présence absurde des objets (un stylo, du papier) et ce jusqu’à l’écœurement. Il se verra alors flotter dans un vide inquiétant interrompu par le seul recours à une eau glacée.
C’est avec Sartre encore que nous conclurons ce riche entrecroisement d’ un beau récit d’ascension et d’une méditation sur ce que sont les différentes espèces de vertiges nées de sensations facilement dérisoires. Mais retenons surtout de Lochmann lui-même cette formule qui, depuis Sartre ou, mieux encore depuis Husserl, est extensible à toutes nos fragilités : « Si l’on se reconnaît fragile, écrit-il, et que l’on reste seul avec cette fragilité, on se condamne aux vertiges. Aussi, avant d’être un humanisme, l’existentialisme est surtout un vertigisme. » (p. 152) Voilà qui nous recommande de ne pas nous jeter dans le vide effrontément et de prévoir les garde-fous utiles.
Arthur Lochmann, Toucher le vertige, Flammarion, « Savoir », août 2021, 208 p., 18 € — Lire un extrait