Qui sait que l’un des auteurs des célèbres Suspendues, ces poèmes que l’on disait être accrochés à la Mecque dans les temps préislamiques, était en fait afrodescendant ? Qui sait que l’arabité pouvait aussi se prévaloir de Cham dans la poésie arabe classique ? C’est cette histoire de la part africaine de la grande poésie arabe que décrit cette anthologie présentée, traduite et annotée par Xavier Luffin. C’est donc une histoire méconnue de la poésie arabe qui est proposée ici : restituer la part africaine de la poésie arabe.
De Bagdad au Maghreb, de la période pré-islamique jusqu’à la période classique : le pari est ambitieux, assurément. Et pourtant, les auteurs présentés ne sont pas des inconnus : certains sont même des classiques de la littérature arabe, étudiés, appris par cœur, récités dans les écoles : ‘Antara ibn Shaddad, l’un des auteurs des Mu‘allaqat, Al Shanfara, l’auteur du Lamiyyat al-‘Arab. Il ne s’agit donc pas de présenter des auteurs marginaux : il s’agit de recontextualiser une part de l’histoire du monde arabe avec la focale de l’écriture de la race. Car les auteurs revendiquent être noirs dans leurs écrits : noirs comme le corbeau, noirs comme la nuit, noirs comme le scarabée. Mais la couleur de leur peau a été passée sous silence, comme si le canon de la littérature arabe tendait à uniformiser une blanchité de bon aloi. Cette entreprise de traduction, d’annotation et de vulgarisation vise donc à relire cette histoire littéraire, en donnant les outils, historiques et philologiques, pour la comprendre.
Cette anthologie est un concentré d’intelligence et de pédagogie. Elle fournit des clés de lecture précieuses pour comprendre ces textes, en présentant leur contexte, les allusions métaphoriques liées aux couleurs (les symboliques noir/blanc notamment), les statuts des lettrés, les connotations en arabe des termes-clés… Elle donne envie d’en savoir plus et d’ouvrir d’autres livres, ce qui est certainement la meilleure preuve d’une anthologie réussie.
Écritures de la race et revendication identitaire
Xavier Luffin est un traducteur de l’arabe reconnu. Il a notamment traduit Abdelaziz Baraka Sakin (Le Messie du Darfour ; Les Jango, chez Zulma). Ici, Xavier Luffin donne à lire la complexité du monde arabe, en rappelant les relations économiques, diplomatiques, culturelles entre la péninsule arabique et les côtes africaines. Il n’élude pas le fort essentialisme et préjugé de couleur qu’ont à affronter les poètes noirs, et ce dès la période préislamique. La couleur noire était en effet très régulièrement associée à l’esclavage, à la laideur, voire à l’immoralité. Les poètes ont intégré ce préjugé de couleur et ont élaboré des stratégies rhétoriques pour y répondre, soit en clament leur « blancheur » intérieure – ce qui revient à intégrer le couple hiérarchique et dichotomique blanc / noir – soit en fournissant de nouvelles connotations positives à la couleur noire. La poésie devient ainsi souvent centrée autour de la couleur de la peau, objet de revendication des poètes. La prouesse au combat ou bien la prouesse littéraire deviennent également de nouvelles ascendances, plus nobles que les lignages de sang.
Cette association entre les deux n’est nulle part plus concentrée que dans ces quelques vers, somptueux, de Nusayb Ibn Rabah (mort entre 726 et 731) :
La noirceur n’est guère pour moi un défaut
Tant que je conserve cette langue et ce cœur ferme
Certains mettent en avant leur glorieuse origine,
Quant à moi, ce sont mes poèmes qui me servent d’ancêtres,
Dites-moi qui a le plus de mérite, un Noir qui s’exprime
Avec éloquence, ou un Blanc qui se tient coi ?
Les plus glorieux m’envient pour cette raison,
Mais personne ne me dénigre en me regardant de haut. (p. 104)
La langue arabe devient outil d’émancipation : une « arme miraculeuse », aurait dit Aimé Césaire.
Certains ont même théorisé cette lutte symbolique pour revaloriser la couleur noire. Des anthologies condensent les motifs de fierté noire : par exemple, al-Jahiz (c. 776-867) publie al-Sudan wa-fadlu-hum ‘ala al-bidan (« Les Noirs et leur supériorité par rapport aux Blancs »).
Parfois, ces poètes reviennent victorieux d’une rencontre terrifique, où la femme rencontrée devient quasiment une Méduse initiatrice. Sa mise en récit permet au poète de développer tout son talent, dans l’écriture de l’horreur où le talent guerrier est remplacé par le talent littéraire. Ainsi de Ta’abbata Sharran, qui décrit sa rencontre avec l’ogresse : « Une horrible tête munie de deux yeux / – comme ceux d’un chat – et d’une langue fendue, / Des bras d’avorton, un crâne de chien, / revêtue d’une peau pareille à une outre ou à un tissu ». La prouesse devient littéraire.
Brigand et amoureux : combattre avec l’arme miraculeuse de l’arabe
Le poète idéal est amoureux. C’est une constante de la littérature arabe classique, tout comme de la poésie médiévale occidentale du reste. Antara (mort vers 615) en est l’exemple le plus célèbre. Né d’une femme noire, il a hérité de son teint, ainsi que ses frères. Il rachète sa liberté en défendant le camp de son père, des Abu ‘Abs, par une autre tribu. Sa bravoure lui vaut l’admiration de tous. Il poursuit des razzias, dont il fera le matériau de sa poésie. Son amour pour ‘Abla constitue l’autre grand thème de sa poésie lyrique. La Mu‘allaqa (l’une des poésies préislamiques classiques) aurait été déclamée pour réagir contre un détracteur qui lui reprochait sa condition servile. Plus tard, la geste de Antara deviendra un classique de la littérature arabe et sa figure deviendra l’incarnation par excellence du poète arabe.
Mon amour pour ‘Abla, autrefois compagnon, est devenu mon ennemi mortel
La douleur est insupportable, sa lame est trop bien acérée,
Je ne trouve plus le sommeil, ‘Abla fille de Malik,
Qui pourrait dormir sur une couche devenue un matelas de braises ?
Je gémirai jusqu’à ce que les oiseaux apprennent ma tristesse
Et que la colombe me console de ses chants,
Je baise le sol sur lequel tu t’es autrefois étendue,
Peut-être que l’humidité de la terre apaisera ce feu qui me dévore… (p. 44)
Le poète est parfois amoureux d’une femme noire. Et c’est ainsi toute l’histoire littéraire que l’on réévalue à nouveaux frais, tant les hommes et les femmes noirs ont été invisibilisés. Qui savait que Layla était noire ? Majnun, l’amoureux intemporel de la belle Layla, célèbre la noirceur du teint de son aimée, et c’est l’une des raisons de son ostracisation : son entourage ne comprenait pas pourquoi il s’était épris d’une beauté si ordinaire, puisqu’elle était noire. L’amant le plus connu de la poésie arabe classique cherche alors à revaloriser la beauté du noir, à l’aide de comparaisons mélioratives qui resteront comme des clichés amoureux par excellence. Le musc en est l’un des exemples :
On raconte que Layla est en Irak, très malade,
Si seulement je pouvais être le docteur qui la soignera,
On raconte que Layla est une Abyssinienne à la peau noire,
Mais si le musc n’était pas noir, lui aussi, bien moindre serait son prix (p. 139)
Enfin, Suhaym (mort en 657-658) témoigne des conditions de vie des poètes noirs, soumis à des stéréotypes de couleur. Il termine sa déploration par une ressaisie de soi qui s’affiche avec fierté.
Elle me désigna de son peigne et dit à son compagnon :
Est-ce là l’esclave des Banu Hashas, celui qui passe le temps à faire des rimes ?
Elle ne voyait qu’un bât fruste, un manteau noir élimé,
Un Noir à peine vêtu comme en possèdent les hommes libres,
Ces femmes charmaient les autres hommes et me laissaient à mon infortune,
Me manifestant ouvertement tout leur mépris
Si j’avais eu le teint rose, ces femmes m’auraient aimé,
Mais Dieu m’a affublé de cette noirceur honteuse,
Pour autant, je ne me sens pas inférieur parce que ma mère
N’était qu’une esclave trayant les chamelles. (p. 91)
Écriture africaines de soi : le point de vue de subalternes en lutte pour leur reconnaissance
En fin de compte, ce sont bien des « écritures africaines de soi », comme le définit Achille Mbembe (« A propos des écritures africaines de soi », Politique africaine, p. 16‑43), qui émergent dans ce recueil : des écritures d’hommes et de femmes qui se définissent dans l’entre-deux, qui revendiquent une fierté noire. Ils luttent contre les préjugés dont ils subissent les effets au quotidien pour revendiquer, eux-aussi, un statut de lettré et de domination par la culture ; en ce sens, ils sont des subalternes qui écrivent pour ne plus l’être. Ainsi d’Al-Shanfara qui justifie sa double appartenance par des métaphores animalières : « Je suis le fils d’une louve et d’une hyène, je suis rapide et je n’ai peur de rien » (p. 56)
Certaines trajectoires forcent le respect : ainsi de Nusayb al-Ashgar (mort en 191 ou 805). D’origine servile, il a été affranchi, il est devenu un important propriétaire en Irak. Il fut l’un des poètes préférés du calife Harun al-Rashid – le célèbre calife des Mille et une nuits – dont il fut l’un des gouverneurs en Syrie. Ainsi de sa fille, Al-Hajna’ bint Nusayb (viiie siècle), qui fut poétesse également – car il y eut également des femmes noires lettrées et reconnues pour leur talent. Ainsi de Dananir bint Ka‘bawiyya al-Zanji (viiie siècle), poétesse également, qui ridiculisa publiquement son mari qui s’était moqué de la noirceur de sa peau.
Si certaines défenses littéraires de ces poètes ne sont pas dénuées d’essentialisme – essentialisme certainement « stratégique », aurait dit Gayatri Spivak –, la grande richesse de cette poésie est indéniable. Ce qui frappe surtout à la lecture de cette anthologie réunie par Xavier Luffin, c’est à quel point l’histoire littéraire s’est construite sur une grande invisibilisation des hommes et des femmes noires qui l’ont constituée.
C’est également la magnifique richesse métaphorique qui ressort des poèmes rassemblés pour dire la fierté noire. « Tu es un grain de beauté posé sur la peau du Temps », écrit le Syrien Baha’ al-din al-Sa‘ati à son amante noire. Splendeur de concision et de puissance évocatoire.
Xavier Luffin, Poètes noirs d’Arabie. Une anthologie (VIe-XIIe siècle), éditions de l’Université de Bruxelles, Metaphrasis, avril 2021, 150 p., 21 €