Les Mains dans les poches : John le Carré (Retour de service)

La voix est monocorde, l’écriture, sèche, brute, efficace. Les premières lignes de Retour de service l’attestent : l’espionnage n’est pas sensationnaliste mais intimiste et fait de faux-semblants. Le 25e et ultime roman de John le Carré disparu en décembre 2020 vient de sortir en poche, chez Points.

Le double jeu est au centre de Retour de service, loin de son titre original (Agent Running in the Field) : qu’il s’agisse du terrain que Nat a dû quitter au profit d’un « refuge » aux allures de placard pour vieux espions ou de la surface sur laquelle lui et Ed enchaînent les matchs de badminton. Le dernier roman de John le Carré sent la fin de partie et le vestiaire des hommes. Filant la métaphore sportive, John le Carré sonde (jusqu’à l’autopsie) un métier fait de hiérarchie pesante et de traditions très masculines.

Avec un personnage principal presque quinquagénaire et à la carrière déjà finissante, l’auteur de La Taupe, de L’Espion qui venait du froid ou de L’Héritage des espions brosse en creux le portrait d’un Royaume désuni face au Brexit annoncé. Dire, comme Nelly Kaprièlian dans Les Inrocks que Retour de service est un roman politique et une « bombe » est inutilement emphatique et réducteur. Certes, la charge anti-Trump est jouissive, elle est menée à travers le personnage d’Ed Shannon, fonctionnaire insignifiant dont la colère est chaque jour un peu plus nourrie par l’époque, mais la mécanique le Carré est plus subtile et les niveaux de lecture multiples. L’essentiel n’est pas là.

Personnage central et narrateur de Retour de service, Nat est un pur espion qui doit redevenir sédentaire malgré lui et prendre la direction du « Refuge », « une station annexe moribonde sous l’égide du Central Londres qui sert de dépotoir pour les transfuges sans valeur qu’on a réinsérés et les informateurs de cinquième zone qui partent en vrille ». Pour un maître du terrain, recruté avant sa sortie de l’université, autant dire qu’il s’agit d’un enterrement en règle. Et pour le lecteur, l’assurance a priori d’un récit à des kilomètres du feu de l’action ? D’autant que le héros lui-même confesse n’avoir « aucun souvenir d’avoir envisagé une autre carrière ni même souhaité consacrer [sa] vie à autre chose que, peut-être, le badminton ou la varappe dans les Cairngorms. » 

Que les lecteurs se rassurent, John le Carré n’a rien perdu de sa virtuosité et de sa rigueur pour construire une trame retorse et documentée. S’il n’est pas question d’échange entre agents sur un pont à l’aube, les démons ont la vie dure et John le Carré semble prendre plaisir à rappeler que les ennemis d’hier ne sont pas forcément les amis d’aujourd’hui. En vieux briscard, Nat va tout mettre en œuvre pour faire ce qu’il fait le mieux : espionner, échanger des informations, pour conserver l’avantage, servir et protéger la Couronne, quand bien même le cœur n’y serait plus. Mais quand Nat comprend qu’il est à la fois l’instrument et le moteur de sa chute, ce sont les personnages féminins (son épouse Prudence, sa fille Steff, sa collaboratrice Florence) qui prennent le pouvoir. Le militantisme de la première, le rejet de l’establishment de la seconde et l’anticonformisme de la troisième sont autant de raisons de voir dans Retour de service un thriller loin des canons du genre.

Dans un monde où les guerres ne sont plus froides et où les complots s’exposent sur le premier site Internet ou réseau social venus, l’espionnage « à l’ancienne » n’a plus cours et l’utilité d’un Nat est largement remise en question. Retour de service met à mal l’image de l’espion spectaculaire avec belles voitures et femmes soumises popularisée par Ian Fleming : le roman de le Carré est un récit empreint de modernisme et de féminisme qui renvoie les caciques du renseignement à leur morgue virile. Et offre peut-être à l’auteur la possibilité de livrer un sous-texte en forme de requiem.

John le Carré, Retour de service, traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, Points, 2021, 336 p., 7,95€ — Lire un extrait