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« Je est un autre. […] J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène ». Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871
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Pour tout vous dire, je ne sais pas trop ce qui m’a pris.
Il y a quelques jours Jacques Osinski m’envoie un sms, me disant : si tu veux voir le spectacle vient à la générale car avec les jauges réduites c’est difficile d’avoir des invitations.
J’en suis ravi et dans un élan d’enthousiasme, je lui propose d’écrire quelque chose sur Diacritik, il est content, moi aussi. Mais, le jour de la générale me tombe dessus une réunion zoom (ma bête noire) avec la psychologue de mon élève autiste asperger. Je n’ai donc pas vu la générale mais la dernière du Théâtre de l’Athénée.
Le spectacle sera repris au Théâtre de Caen en Février 2022.
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Bien sûr je connais un peu l’œuvre, surtout les chansons françaises que Weill écrivit à l’époque, mais je ne suis pas critique de théâtre, j’en ai fait, comme assistant à la mise en scène surtout, et avec Jacques en particulier, il y a bien longtemps, dans « une autre vie » ! Mais bon, chose dite doit être chose faite alors je me lance.
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Nous sommes le 24 mars 1933. Ce jour-là, Adolf Hitler obtient les pleins pouvoirs au Reichstag, Kurt Weill quitte Berlin et s’installe à Paris. Pendant le printemps, il y compose Les Sept Péchés capitaux sur un récit expressionniste de Bertolt Brecht. La création se fait le 7 juin 1933 au Théâtre des Champs-Élysées. Le « songspiel » raconte l’histoire d’Anna, personnage dédoublé d’une même jeune fille confrontée au système capitaliste de l’Amérique des années 30. Au cours d’un périple initiatique en sept étapes Anna et sa sœur, qui en fait n’est que son « autre moi », commettent les sept péchés capitaux, péchés que Brecht transforme en péchés de petits bourgeois. Paresse, orgueil, colère, gourmandise, luxure, avarice et envie se succèdent comme une lente descente vers l’enfer.
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Jacques Osinski a construit sa mise en scène au cordeau. Un cordeau invisible qui, quelque part, est l’identité de son travail depuis des années.
Exit les ambiances des cabarets. Tout s’axe sur Anna, Anna et son double qui dès le deuxième tableau chante : l’orgueil c’est pour les gens riches !
Point d’orgueil donc dans cette mise en scène qui finalement par sa radicalité est plus brechtienne qu’il n’y paraît. Elle suit avec intelligence le chemin du personnage, ce qu’elle traverse, ce qu’elle doit subir jusqu’à l’hypothétique maison en Louisiane qui finalement n’est que le rêve, la folie de Youkali. Tout à été resserré pour le meilleur.
Seul bémol à mes yeux, la scénographie. Pourquoi cette structure métallique à néons, surplombée d’un écran sur lequel sont projetées des vidéos bien trop illustratives, en particulier sur la gourmandise ? Cela perturbe plus qu’autre chose selon moi la réception émotionnelle directe de ce qui se passe sur le plateau. J’aurais aimé, dans mon fauteuil de simple spectateur, que la mise en scène assume le plateau nu, la cage de scène entière du théâtre, un rêve, une folie, il n’y a pas de Youkali…
La chanteuse Nathalie Pérez interprète magnifiquement cette chanson, sa voix est limpide, pure, totalement juste dans l’interprétation. Elle donne à entendre les chansons de Kurt Weill comme rarement. La danseuse Noémie Ettlin, double d’Anna, l’accompagne aussi à la perfection tout en tension et relâchement du corps. Une des plus belles images du spectacle est d’ailleurs celle ou dos à dos au centre de la scène la chanteuse et la danseuse deviennent Anna, une et une seule.
Maîtrise parfaite également de L’Orchestre de chambre Pelléas dirigé par Benjamin Lévy. Comme j’étais placé au balcon, le plus souvent c’est eux que je regardais pendant les vidéos. C’était tellement plus beau !
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Ce spectacle m’a fait un bien fou. Un bien fou de retrouver les velours bordeaux d’une salle de théâtre, non comme un privilège mais comme une chose essentielle dans ma vie dont je ne soupçonnais pas à quel point elle m’avait manqué. La joie aussi de revoir les amis, des personnes avec qui j’ai travaillé sur de nombreux spectacles, comme ça, vite fait, à l’arrache d’une terrasse, parce que les pots de dernières, ou les dîners qui s’ensuivaient parfois, avec le couvre-feu et les mesures en vigueur, ce n’est pas encore pour maintenant.
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La covid 19 nous a privée de nos libertés essentielles, on nous annonce un retour à « la normale » pour juillet… mais les traces que la pandémie laissera dans notre société sont encore indéfinissables. Plus rien ne sera jamais comme avant. Et il n’y aura sans doute jamais de retour à la normale « comme avant ». Le réel a bougé, il s’est transformé j’espère qu’il ne nous conduira pas au pire. Alors, il nous faut vivre, respirer à nouveau et ne jamais oublié de suivre l’étoile Youkali.
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Mais la vie nous entraîne
Lassante, quotidienne
Et la pauvre âme humaine
Cherchant partout l’oubli
A pour quitter la terre
Su trouver le mystère
Où nos rêves se terrent
En quelque Youkali
Youkali, c’est le pays de nos désirs
Youkali, c’est le bonheur, c’est le plaisir
Youkali, c’est la terre où l’on quitte tous les soucis
Mais c’est un rêve, une folie
Il n’y a pas de Youkal
Mais c’est un rêve, une folie
II n’y a pas de Youkali.
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Les sept péchés capitaux, texte Bertolt Brecht, musique Kurt Weill, direction musicale Benjamin Levy, mise en scène Jacques Osinski, avec l’Orchestre de chambre Pelléas