À la recherche de Marius de Zayas

Marius de Zayas photographié par son fils Rodrigo, 1953 © Archives Marius de Zayas

Ce 27 avril, alors que c’était le dernier jour avant décrochage et qu’il ne fallait surtout pas la manquer, je suis allé visiter l’exposition Le Salon de l’araignée à la galerie du 13 rue Taylor, Paris. Michel Lagarde, le galeriste, en a profité pour me montrer un impressionnant coffret de deux livres édité par L’Atelier Baie et consacré à Marius de Zayas (1880–1961), soixante ans après sa disparition. De cet artiste, je l’avoue, je ne savais pas grand-chose, n’ayant qu’à peine mémorisé son nom, rencontré çà et là dans certaines biographies et ouvrages fouillés consacrés aux plus fameux d’entre les dadaïstes, tels Marcel Duchamp ou Francis Picabia ; ou encore dans le très copieux catalogue de l’exposition Dada présentée au Centre Pompidou et à la National Gallery of Art de Washington en 2006 qui présentait deux pages à son sujet, avec quatre illustrations : un essai typographique de de Zayas dans la revue 291, son portrait par Picabia, et deux lettres : une de Marcel Janco et Tristan Tzara à Marius de Zayas ; une autre de de Zayas à Tzara.

Francis Picabia, caricature de Marius de Zayas © Archives Marius de Zayas

Il y a les vedettes de l’art – les incontournables, dont le nom est ressassé à l’infini, jusqu’à l’écœurement parfois –, et il y a les discrets, souvent plus actifs que certains agités, mais moins préoccupés par leur propre gloire, travaillant au présent avec talent et humilité. “Marius de Zayas est – en grande partie par sa propre volonté – un artiste peu et mal connu” écrit son fils Rodrigo de Zayas en ouverture de l’essai qu’il lui a consacré dans le premier volume de ce coffret. Car, s’il y a bien le “passeur de l’art moderne de Paris à New York”, associé au “travail de galeriste, d’éditeur et de défricheur d’art nouveau, du photographe Alfred Stieglitz” (la fameuse Galerie 291 sur la Cinquième avenue, à laquelle est associée la revue 291), celui qui a organisé la première exposition des œuvres de Pablo Picasso à New York et a fait découvrir « l’art nègre » au public américain, le directeur éphémère de la Modern Gallery (ouverte en 1915, toujours sur la Cinquième avenue, au n°500), il y a aussi l’artiste, le dessinateur autodidacte, caricaturiste parmi les meilleurs de son époque, et aussi peintre. “Son effervescence intellectuelle et sa culture font de lui un homme de La Renaissance” nous dit-on, et il faut bien reconnaître l’exactitude de cette affirmation. Il était donc temps d’avoir à portée, non seulement un récit biographique détaillé, mais aussi des reproductions de ses œuvres. Nous sommes aujourd’hui plus que comblés avec la réalisation de cet ouvrage en deux volumes, d’une qualité inouïe, au point de rendre son prix de 97 euros presque dérisoire vu les moyens mis en œuvre. Un travail de fabrication à la hauteur de celui que son fils nous présente comme étant “par nature, un libertaire”, marqué par “le Dada originel, anarchisant et nihiliste du point de vue politique.” Édition “militante” d’une certaine manière, mais sans autre but que de donner à découvrir, à comprendre et à aimer un travail, de nos jours trop peu visible. Je défie quiconque de sensible à l’art du dessin de ne pas être estomaqué par ces cinq cents œuvres (environ) reproduites sur un format plutôt généreux (24 x 30,5 cm) qui permet au regard de vagabonder avant de se fixer sur tel ou tel détail.

Marius de Zayas, Femme © Archives Marius de Zayas

Marcus de Zayas est né le 13 mars 1880 à Veracruz “d’un père ressortissant mexicain, et d’une mère citoyenne du Pérou”. La famille est originaire de Cuba, côté paternel (d’Espagne auparavant : Aragon, puis Andalousie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle), du Pérou mais aussi de Normandie, côté maternel. Rodrigo, le fils biographe (né en 1935) – “érudit, polyglotte, humaniste, historien, bibliophile (à Séville où il habite, il a une impressionnante bibliothèque avec des documents rares, ouverte à différents chercheurs), homme de lettres musicologue, musicien” –, écrit que “Marius de Zayas supportera toute sa vie durant, avec un stoïcisme digne d’un légionnaire romain, la latinisation de son prénom qui, en bon espagnol aurait dû être « Mario ».” Apparemment, la vocation de ce dernier à devenir caricaturiste a été précoce – ses premiers essais ayant été publiés alors qu’il avait à peine plus de vingt ans dans Clever, revue de langue anglaise dirigée par son frère aîné à San Francisco.

Impossible de raconter ici toute l’histoire – longue et passionnante, liée à l’Histoire plus ou moins chaotique des époques et des lieux où elle se situe (car de Zayas, non sédentaire, traverse volontiers l’océan ; il fut, comme déjà évoqué, un passeur entre Paris et l’Amérique ; ainsi qu’un amoureux de l’Espagne), alors que dictatures, guerres, révolutions se succèdent –, il convient donc de lire attentivement le texte d’une soixantaine de pages de Rodrigo de Zayas, éclairant et parfaitement resserré, évitant les travers habituels des sagas familiales, se concentrant sur l’essentiel, à savoir l’inscription du travail de son père sur les tablettes de l’Histoire de l’art, tout en établissant un portrait touchant et, me semble-t-il, objectif.

Coffret, Volume 1, p. 22-23 © Archives Marius de Zayas / Atelier Baie

Il est intéressant de relever que ce texte s’ouvre, non sur la naissance du “sujet” étudié, mais de manière non-chronologique, au moment où Marius de Zayas s’apprête à faire sa première exposition à la galerie 291. Cette galerie (d’abord “connue sous le nom de Little Galleries of the Photo-Secession”) avait ouvert ses portes le 24 novembre 1905 à l’initiative d’Alfred Stieglitz, artiste photographe qui avait compris que “pour introduire la photographie artistique d’avant-garde dans un monde, celui des arts plastiques, qui considérait généralement la photographie comme une simple technique mécanique de reproduction objective de la forme, il fallait bien mêler l’avant-garde photographique aux manifestations de l’avant-garde artistique en général.” Rodin et Matisse sont exposés en 1908. Les choses bougent enfin dans un New York encore “traditionnaliste et réactionnaire.” C’est en janvier 1909 que Stieglitz inaugure dans sa galerie la première exposition de Marius de Zayas, “caricaturiste” – autrement dit praticien d’un art dit “mineur.” “Double risque” – et résultat finalement payant, car l’aventure de 291 ne faisant que commencer, de Zayas s’imposera rapidement comme un rouage essentiel à sa bonne marche, notamment “grâce à sa connaissance de la langue française et à un réseau d’amitiés et de relations parmi les marchandes d’art et les milieux de l’avant-garde artistique parisienne.” Les choses vont alors très vite : rencontre avec Picabia en 1910, puis avec Picasso qui sera exposé à la galerie 291 au printemps 1911. “Entre Picasso et Zayas, le courant passait sans difficulté. Une même origine andalouse et la langue maternelle partagée faisait le reste. Zayas était déjà pleinement convaincu que Picasso était « l’article authentique » et qu’une exposition de ses œuvres à la galerie 291 était nécessaire, voire essentielle.” La suite, on la connaît – bel exemple d’accélération : Dada arrive, certains dadaïstes ou futurs dadaïstes comme Marcel Duchamp s’installent à New-York, tandis que certains new-yorkais, dont Marius de Zayas, se rendent à Paris en quête de découvertes. Bien des années plus tard (entre 1940 et 1947), ce dernier rédigea en Isère un important essai auquel son fils donnera ce titre : Quand, comment et pourquoi l’art moderne est allé de Paris à New York. Second volume de ce coffret, il s’agit d’une revisitation par la mémoire, l’archive, les coupures de presse – superbement documentée sur le plan iconographique –, des diverses expositions qui eurent lieu aux galeries Photo-Secession et Modern Gallery entre 1908 et 1918, en passant par l’Armory Show (sans oublier deux chapitres consacrés à la revue 291 et à un portrait d’Alfred Stieglitz).

Marius de Zayas, À trois minutes de Time Square © Archives Marius de Zayas

Mais revenons un instant sur le travail de notre dessinateur dont il faudrait tenter de caractériser le trait, ce qui est, comme toujours, d’une grande difficulté. “Il y a maintenant un nouveau caricaturiste, Marius de Zayas, et sa caricature qui emprunte des moyens tout nouveaux, est d’accord avec l’art des peintres les plus audacieux” a écrit Guillaume Apollinaire. Et, en effet, ce trait est franc, précis, tout sauf “un moyen terme”, visant avec acuité et justesse “l’expression intrinsèque tel [qu’il] la perçoit des individus” qu’il caricature. Ajoutons à cela un grand sens de la composition que l’on relève aussi dans ses essais typographiques de l’époque Dada. Rigueur et liberté sont les maîtres mots, comme intelligence de la forme imbriquée à celle de la pensée : les dessins parlent tout en sachant demeurer – comme il l’était lui-même, paraît-il, quand il le fallait – “taiseux”. Même s’il ne s’agit nullement de le déconnecter de son environnement immédiat, social, politique, le dessin de de Zayas doit être considéré par (et pour) lui-même, selon sa singularité protéiforme où s’entremêlent divers influences (l’art de la caricature ayant atteint certains sommets au début du XXe siècle), sans faire barrage à l’affirmation d’une personnalité claire et nette où le désir de simplicité s’accorde à une certaine sophistication (l’élégance du trait, dénuée de tout compromis mondain). Le dessin montrant (par exemple) “quelques libellules se restaurant au bord du fleuve Hudson (À trois minutes de Time Square)” est d’une grâce peu commune. C’est un des premiers que j’ai découvert, ouvrant le livre au hasard, et je me souviens être resté un certain temps à le scruter en tous sens, tout en appréciant sa composition en surface, avant de pourvoir commencer à tourner les pages de cet ouvrage qui en contient quatre cents quatre-vingts.

Marius de Zayas, Cubisation militante de la Leçon d’Anatomie de Rembrandt © Archives Marius de Zayas

Il y a aussi les travaux plus ouvertement avant-gardistes, abstraits, cubistes, etc. En témoigne cette étonnante Cubisation militante de la Leçon d’anatomie de Rembrandt, avec apparitions de Suffragettes, entre dessin de presse ancré sur les “dernières nouvelles du monde réel” et travail purement plastique en hommage au “dernier cri” de la modernité. Si j’ai pu parler de la qualité remarquable du trait du dessinateur, il ne faudrait pas oublier son travail sur la matière, en noir et blanc ou en couleur – cette dernière me parlant moins, mais il faut bien avouer qu’elle est partie prenante de l’ensemble et que cet ouvrage lui rend un bel hommage par des reproductions assez hallucinantes de précision des quelques tableaux des années 1920-1930, parfois cézanniens, privilégiant la touche, et parfois plus constructivistes. Noter enfin un goût pour le flamenco qui conduisit notre artiste à apprendre la guitare tout en faisant le portrait de grands interprètes comme Manolo de la Huelva ou Ramón Montoya.

Marius de Zayas, Caricature du guitariste flamenco Ramón Montoya © Archives Marius de Zayas

On le voit, le personnage est haut en couleurs, solidement enraciné dans son temps, tout en étant homme de l’écart, de la non-compromission : de l’éclat, comme de la réserve, à la fois sociable – dans une lettre à Picabia en 1918, Marcel Duchamp écrit : “Ici (New-York) tout est changé, il y a moins moyen de s’amuser. Arensberg n’a pas écrit depuis 391. Je n’ai pas vu Stieglitz. De Zayas quelquefois” – et en retrait. En 1915 (ou 1916), de Zayas écrivait : “De tous temps, l’art a été la synthèse des croyances et des peuples. En Amérique, cette synthèse s’avère impossible parce que toutes les croyances existent ici réunies. On vit dans un état de changement continu qui rend impossible la continuité et l’universalité d’une idée. Aux États-Unis, l’histoire est impossible et dénuée de sens. Ici, l’on vit dans le présent. […] Chaque individu reste isolé, luttant pour sa propre existence physique et intellectuelle. […] La mentalité américaine a la même complexité que celle du véritable artiste moderne. La même séquence éternelle d’émotions et de sensibilité à l’égard de ce qui l’entoure. Le même besoin continuel de s’exprimer dans le présent, pour le présent ; prenant sa joie dans l’action, indifférent à « l’arrivée ». Parce que c’est dans l’action que l’Amérique, tout comme l’artiste moderne, trouve son plaisir. La seule différence, c’est que l’Amérique n’a pas encore appris à s’amuser.” Il passe les dernières années de sa vie (1952-1961) dans le Connecticut, à Greenwich, dans une maison de campagne appelée Heronmere. Ses deux dernières caricatures, dessinées en 1954, “représentent d’abord la gardienne de l’enfer puis saint Pierre”.

Marius de Zayas avec son fils Rodrigo, 1949 © Archives Marius de Zayas

C’est en incitant qui m’a suivi à méditer une dernière citation, un peu plus tardive, de Marius de Zayas que j’aimerais conclure cette trop brève traversée de ce coffret de deux ouvrages dont la réussite est, on l’a compris, exceptionnelle. Entre 1920 et 1928, alors qu’il a moins de cinquante ans, sa carrière de commissaire d’exposition s’achève avec un essai d’exposition multi-nationale, rassemblant des œuvres d’artistes “des deux rives de l’océan Atlantique”, notamment français, anglais et américains. Suite à certaines critiques, notamment dans L’Impartial français (quel titre !) de la part de Léon Werth – un homme capable d’opposer “la sensibilité et l’intelligence d’un Bonnard” et “le stérile didactisme d’un Picasso” ; ou encore d’écrire : “voici donc des peintres anglais, allemands, suisses, américains, mexicains… C’est en vain qu’on chercherait dans leurs œuvres l’ombre même d’un caractère ethnique ; ils semblent tous parler un volapuck à base de Cézanne, de Matisse ou d’Utrillo (sic !)” –, il griffonne alors quelques notes en anglais qu’il épingle à la coupure de presse de l’article de Werth, Caractères ethniques : “Étant fondés sur l’imitation de productions humaines antérieures (écriture et ornementation), les arts plastiques sont, dans leur développement, des imitations d’eux-mêmes. / Les caractéristiques des arts des différents peuples sont dues moins à leur environnement qu’aux productions artistiques antérieures. Les styles persistent chez les peuples à cause de l’imitation continue et n’abandonnent cette auto-imitation qu’en imitant un autre art importé. L’art suit l’art et, dans une mesure infime, il suit aussi la nature. La forme et le style de l’art d’un peuple particulier sont déterminés par son état mental. Ce style persiste aussi longtemps que durera cet état mental. Le style change lorsque cet état mental entre en contact avec un autre état mental, soit par conséquence d’une conquête, soit par voie de relations culturelles pacifiques.”

 

Marius de Zayas par Rodrigo de Zayas & Quand, comment et pourquoi l’art moderne est allé de Paris à New York de Marius de Zayas, les deux ouvrages sous coffret, Éditions Atelier Baie, 480 p. et 272 p., 97 €