Gabriela Cabezón Cámara : Les aventures de China Iron

Les aventures de China Iron, de l’écrivaine argentine Gabriela Cabezón Cámara, est plusieurs livres à la fois : un conte, une utopie, un récit gauchesque, un roman d’éducation. Ce roman, finaliste de l’International Booker Prize 2020, est autant une critique politique qu’un récit écologiste, une aventure queer qu’un texte où la poésie entremêle les rythmes et forces naturels, l’Histoire, l’imaginaire, les corps. Il s’agit d’un livre où l’identité est subvertie, renversée, remplacée par d’autres relations au sein de ce qui est.

La question de l’identité se pose au sujet de ce livre lui-même, livre pluriel qui juxtapose et combine des genres divers en les déplaçant. Ainsi, le roman d’apprentissage, s’il implique un changement et une découverte de soi, un monde perçu et pensé à partir d’un « Je », se transforme ici en une perte de soi ou plutôt un embrassement du « Nous », un passage de l’individu séparé, différent, à une subjectivité inséparable d’une communauté, de relations larges et englobantes.

De même, le récit gauchesque, qui possède ses personnages, son cadre social, est ici repris mais traité de manière autant ironique que critique et inventive. Si la figure du gaucho est centrale, bien qu’ambivalente, dans le récit national argentin, dans la culture populaire ou, sous une certaine forme, dans la culture savante, avec Les aventures de China Iron Gabriela Cabezón Cámara écrit un roman qui met en scène cette figure mais qui est ici une femme : une « china », c’est-à-dire une « gaucha », habituellement définie comme la compagne du gaucho. Sauf que dans le livre, la « china » n’est plus la compagne du gaucho, au contraire, elle est débarrassée de celui-ci et s’émancipe de sa définition de « gaucha », de sa condition sociale, de sa subjectivité initiale : elle devient, à travers une série de rencontres, « agent » de sa propre existence, lesbienne (sans définition par rapport à une sexualité et identité qui impliquent le rapport à l’homme, au mari), impliquée dans des rapports singuliers avec la nature, avec son corps et celui des autres, avec l’Histoire, etc. Le roman de Gabriela Cabezón Cámara est le récit de cette émancipation qui passe par une déstabilisation et une subversion de la notion d’identité.

En Argentine, un des personnages célèbres de la littérature gauchesque est Martín Fierro, « héros » du poème fondateur de José Hernández, El Gaucho Martín Fierro. L’auteure reprend ce personnage emblématique de la culture argentine, du « récit national » argentin avec ses composantes identitaires, machistes, classistes, et en fait un homosexuel, et plus radicalement un être pluriel qui transgresse sa propre identité, les cadres rigides du genre, des normes sociales et des présupposés politiques qui construisent celle-ci : « Parmi eux, un qui se mouvait délicatement, en faisant danser ses longues tresses et une tunique en plumes aussi roses que les miennes (…). On aurait dit une china déguisée en flamant, on notait quelque chose de masculin dans l’ombre d’une barbe et rien de plus ». Ce que fait surtout l’auteure, c’est remplacer Martin Fierro par une femme, une gaucha, passage dans lequel Fierro (fer, en espagnol) devient Iron (fer, en anglais), ce passage s’accompagnant d’un ensemble d’autres transformations, de négations de ce qui est, d’affirmations de ce qui peut être. La china Iron est l’envers subversif du héros national argentin, envers par lequel advient et est affirmé de manière positive ce qui est refoulé ou nié par sa version masculine.

Gabriela Cabezón Cámara attaque donc un des éléments de l’identité promue par le nationalisme argentin, un des fondements d’un certain récit national-nationaliste argentin. Si elle introduit dans ce récit ce que celui-ci interdit ou nie (l’homosexualité, des identités transgenres, une critique sociale plus radicale et sur laquelle la critique sociale inhérente à la littérature gauchesque fait l’impasse, etc.), elle détruit dans le même geste ce que cette littérature charrie et institue : l’hétérosexualité obligatoire, une répartition genrée, sexiste et raciale-raciste des rôles sociaux, le machisme, un rapport à l’Histoire biaisée… En reprenant et subvertissant des figures nationales ou mythiques de l’Argentine actuelle (la figure du gaucho, celle du personnage de Martín Fierro ou celle, réelle, de l’écrivain et homme politique José Hernández – transformé en pseudo-dictateur cynique et plagiaire – les récits relatifs au progrès politique et technologique, un idéal militaire et fasciste des corps, la domination des Indiens, la prévalence du point de vue Blanc, etc.), Gabriela Cabezón Cámara écrit un livre ancré dans le récit de l’Histoire argentine comme dans l’actualité politique et sociale de son pays – un livre évidemment très critique. Mais les points sur lesquels porte cette critique ainsi que les dimensions développées par le roman en font un livre dont les enjeux sont plus généraux : les questions qu’il traite relatives au genre, à la race, à la sexualité, aux identités sociales, culturelles, psychiques, au rapport à la nature, à la Terre, au « roman national » etc., se posent également de manière aigue – bien que différemment – ailleurs, et par exemple en France.

Le traitement réservé à Martín Fierro ou à José Hernández est un aspect de la façon dont l’auteure aborde la question de l’identité. Dans le livre, c’est l’ensemble de ce qui est qui se trouve happé par des processus de transformation, d’écart avec soi, par un devenir généralisé qui affecte les êtres, les corps, les esprits, les relations. Si le fil narratif privilégie le mouvement libératoire qui affecte la « china », ce sont les identités en général qui sont affectées. Ainsi, par exemple, le désert devient le lieu d’une vie abondante, la matérialisation d’une surabondance vitale ; ou encore, autre exemple, un fort militaire au règles rigides et cruelles se transforme soudainement, comme dans un film porno, en théâtre d’une orgie gigantesque où toutes les normes, règles et hiérarchies sont abolies.

Dans ce roman, les personnages sont volontiers doubles, pluriels, caractérisés par une différence avec eux-mêmes : la douce et presque caricaturale anglaise se révèle être une dominatrice fisteuse et très hard ; un gaucho porte un prénom féminin : « Rosa » ; la narratrice adopte l’identité d’un garçon ; le chariot forcément réduit dans lequel se déplacent certains personnages apparaît comme une corne d’abondance semblant contenir une quantité infinie de choses, etc. Les êtres, les lieux, les choses ne sont pas ce qu’ils semblent être ou ce qu’ils sont supposés être, leur identité, leur définition sont niées, ils impliquent toujours ce qui les rend différents d’eux-mêmes, une pluralité interne qu’ils présentent ou actualisent.

Dans le même esprit, Gabriela Cabezón Cámara introduit de la différence dans la langue espagnole en y insérant de l’anglais mais aussi du guarani. L’auteure insère des éléments d’une langue indienne dans la langue officielle de l’Argentine, langue des colons, du pouvoir politique, celle dans laquelle s’énonce le récit national, celle qui est privilégiée, par laquelle circulent les significations qui s’imposent : la langue de la violence symbolique. Si la langue espagnole possède ce statut et ces privilèges, c’est aussi parce qu’elle est portée par un ensemble d’institutions et d’actes politiques qui participent à l’éviction d’autres langues (d’autres significations), au refoulement de l’existence d’autres populations ou peuples. De fait, l’identité nationale argentine (comme dans nombre de pays sud-américains) repose sur une négation ou dévalorisation des communautés indiennes comme elle repose, historiquement, sur la marginalisation et le massacre de celles-ci : expropriation, décimation due aux maladies « importées » ; tueries de masse (épuration ethnique), etc. Dans Les aventures de China Iron, le refoulé fait retour : le chemin suivi par la petite troupe à travers le désert est celui des Indiens ; la présence de ceux-ci se manifeste par la remontée hors de la terre d’ossements de ces populations assassinées ; la même troupe finit par rejoindre une communauté indienne – et donc, également, la langue guarani qui se manifeste et contamine le texte espagnol.

Lorsqu’elle greffe du guarani sur l’espagnol, Gabriela Cabezón Cámara fait remonter à la surface de la langue ce que cette langue exclut, ce que son pouvoir nie. Elle transforme également la place du lecteur qui, lisant l’espagnol (ou, dans la traduction, le français), rencontre des mots dont il ne comprend pas immédiatement la signification, mots d’une langue qui lui est étrangère et qui le demeure du fait que ces mots ne sont pas traduits. Le lecteur n’est plus celui qui sait, qui maîtrise, il devient ignorant, situé à une place où il est forcé d’entrer en relation avec un étranger qu’il ne peut assimiler et qui affirme d’autres façons de nommer et de penser le monde, d’autres significations, d’autres façons d’être en relation avec le monde. Une relativisation du pouvoir symbolique est ainsi effectuée – relativisation qui, dans le roman, est également à l’œuvre par d’autres moyens : par exemple lorsque l’auteure inclut et mélange dans une même phrase, un même paragraphe des points de vue différents et hétérogènes, pluralisant ainsi le monde, le décentrant autant logiquement, discursivement qu’ontologiquement (« J’ai essayé toutes les perspectives en ces jours de découvertes : j’ai marché à quatre pattes en regardant ce que regardait Estreya [le chien], l’herbe, les petites bestioles qui rampaient à la surface de la terre, les pis des vaches (…). J’ai posé ma tête sur la tête des bœufs et posé mes mains sur les côtés des yeux et j’ai vu ce qu’ils voyaient (…) »)

La problématisation – la corrosion – de l’identité qui est à l’œuvre à travers Les aventures de China Iron, s’accompagne d’une valorisation du devenir, de la différence/différance, comme de la relation. Ce livre développe une logique des relations dans laquelle certaines sont rompues, abandonnées, critiquées, au profit d’autres : la relation à soi et aux autres, la relation au corps, au genre, à la sexualité, la relation à la nature. Cette dernière est particulièrement mise en avant par l’auteure. Dans le roman, la nature est omniprésente, assimilée à la vie (et à ce qu’elle implique, à savoir la mort), aux forces et cycles vitaux des saisons, des matières, des êtres. A travers la critique qu’elle fait de l’auteur national José Hernández, l’auteure met en place une critique d’une certaine idéologie techniciste qui réduit la nature à une matière domesticable, maîtrisable, à asservir – idéologie mortifère accompagnant une politique tout aussi mortifère par laquelle il s’agit d’asservir la nature autant que les corps, les sexualités, les subjectivités. A l’inverse, l’écologie qui se dessine à travers le roman implique d’autres rapports à la nature mais aussi aux corps, aux sexualités, aux définitions de soi et des autres – une écologie élargie, générale, qui ne se limite pas aux préoccupations pour le milieu naturel.

L’écologie dont il est ici question apparaît comme une logique générale des relations. Pas d’identités mais des relations, pas d’identités hors des relations qui produisent celles-ci (identités qui changent en fonction des changements qui affectent les relations) – partout des relations, c’est-à-dire, d’abord, des groupes, des multiplicités, des communautés disparates entre des éléments apparemment hétérogènes : humains, non humains, nature, corps, subjectivités, puissances… Ce roman est aussi une aventure des relations. Les divers personnages se rencontrent – ou se retrouvent sous d’autres formes – et ces rencontres sont l’occasion de relations nouvelles avec soi, avec les autres, avec les choses, avec le monde : ce qu’ils deviennent, ils le deviennent à l’intérieur des relations – et par ces relations – nouvelles dont ils sont capables. C’est pour cette raison que ce qui arrive à la « china », ce sont des « aventures », l’aventure étant par définition un périple qui implique l’inconnu, l’imprévisible, le non planifié – l’inverse de l’identité qui détermine a priori les possibles et inclut en elle-même les voies qu’emprunte l’existence. Au contraire de la logique de l’identité, ce qui arrive au personnage qui donne son titre au livre, est un ensemble de hasards, de rencontres imprévues et qui sont réellement transformatrices, permettant l’advenue de voies inédites, imprévues, de changements inattendus.

Cette logique des relations culmine lorsque est rencontrée la communauté indienne – l’inverse de la communauté militaire également présente dans le roman – par laquelle peut exister une communauté générale avec la nature, avec les non humains, avec le monde – communauté hétérogène dans la mesure où elle n’est centrée sur aucune identité, où seules sont centrales les relations avec soi et les autres que chacune et chacun est capable de construire, d’accepter, de désirer, de vivre : relations immanentes, changeantes, plurielles, qui sont l’occasion d’une vie réelle (non d’une vie morte).

Même lorsqu’elle utilise des images et références renvoyant à la religion chrétienne (l’errance, le désert, l’eau purificatrice, personnages de la Bible, déluge, etc.), l’auteure les transforme en une affirmation des relations avec ce monde-ci, relations immanentes avec les forces de la nature, relations pour une communauté qui articule le désir, le corps, les éléments, la terre, l’imaginaire, la vie et la mort ici-bas.

Le projet de Gabriela Cabezón Cámara est donc complexe, pluriel, autant littéraire que politique : construire une littérature de la communauté en même temps que construire les conditions d’une politique de la communauté, les deux ne se dissociant pas, étant au contraire indissociables, s’entremêlant, convergeant vers l’affirmation d’une vie enfin réellement vivante et vivable.

Gabriela Cabezón Cámara, Les aventures de China Iron, traduit de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré, éditions de l’Ogre, avril 2021, 256 p., 20 € — Lire un extrait.