Revenant au pays natal: Dany Laferrière (Pays sans chapeau)

Revenant (part. prés., adj. et subst.) : 1. (personne, chose) qui revient. 2. Esprit d’un(e) défunt(e) censé revenir de l’autre monde pour se manifester aux vivants sous une apparence humaine.

« Elles font une petite danse autour de moi en battant des mains et en chantant : « Il est revenu ! » (p. 31). L’enfant prodigue est revenu : ainsi la mère et la tante accueillent-elles l’écrivain de retour au pays natal, célébrant tout à la fois l’enfant Jésus et le grand enfant de quarante-trois ans qu’elles ont sous les yeux, dans un discret syncrétisme du quotidien où les dieux vivent parmi les humains – et réciproquement.

Cahier d’un retour

1996, Port-au-Prince, Haïti. Vingt ans après avoir fui précipitamment la dictature des Duvalier, l’écrivain rentre enfin chez lui. Entre Montréal et Carrefour-Feuilles – où la mère et la tante Renée partagent une maison –, l’immense jeu des différences rappelle à l’écrivain comme le pays natal était doux, et comme il est désormais irrémédiablement perdu. Pays sans chapeau, paru originellement au Québec en 1996, ressort aujourd’hui chez Zulma en poche.

L’auteur de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985) ou de Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit (1993), éminent membre de l’Académie française, relate avec sa renardise brillante et habituelle les joies du retour au foyer, l’odeur du café, les prières en commun, la vieillesse de la mère, le goût des retrouvailles, la mélancolie, enfin, du temps qui a passé et des rues que l’on reconnaît en passant. Le « pays sans chapeau », nous informe Dany Laferrière à l’initiale de son ouvrage, c’est celui de l’au-delà en Haïti car, bien sûr, nul n’enterre ses morts pourvus d’un couvre-chef. Dans ce beau jeu de doubles, l’écrivain, avançant parfois masqué sous le nom de « Vieux-Os », retrouve les personnages de son enfance dont chacun se demande à part soi s’il est déjà mort ou encore vivant. Suivant cette piste de la trop fine poussière qui sépare les morts des vivants, l’écrivain explore tour à tour le « pays réel » et le « pays rêvé », les chapitres du monde des humains alternant avec ceux du monde des zombis.

Alors bien sûr, tout a changé en vingt ans à Haïti. L’écrivain n’a plus le rythme de la ville dans la peau, il reste béat à regarder les mangues tomber, il contemple sa tante et sa mère s’affairer avec davantage de pesanteur qu’auparavant, il se laisse railler par ses amis – Manu et Philippe – qui ne lui pardonnent pas d’être parti du jour au lendemain sans rien dire à personne. Les nuits de Port-au-Prince le saisissent : il écrira Haïti depuis Haïti. Ce projet établi dans les premières pages du récit, l’on se laisse embarquer dans une douce déambulation à travers un journal d’écriture au programme finalement bien rôdé, tant le genre du « retour au pays » est devenu un exercice de virtuosité stylistique où les grands ont excellé, au premier rang desquels Aimé Césaire avec son Cahier d’un retour au pays natal (1947), et dont les contemporains s’emparent avec malice, à l’instar d’Alain Mabanckou dans son très cynique et drolatique Lumières de Pointe-Noire (2013). Dany Laferrière renouvèle pourtant avec brio le genre, l’air de rien. Les proverbes en créole ouvrent les très courts chapitres du récit que l’écrivain nourrit de brèves notations fragmentaires, sur le pays perdu. Sans y prendre garde, le lecteur est pris, et plus vite qu’il ne croyait, dans l’atmosphère de Port-au-Prince, grâce à un subtil jeu de collage où l’intrigue s’est petit à petit déployée par bribes.

Enquête sur des revenants

Car une intrigue policière s’est glissée parmi les notations nostalgiques du cahier du retour : des zombis rôdent, et gare à celui qui les croirait sortis de contes pour enfants. « Il n’y a que des morts en Haïti, des morts ou des zombis » (p. 231) dit le père, accusant son fils de l’autre côté de la porte d’être un revenant. C’est bien cela le drame du retour : revenant, il vous faut prouver que vous n’êtes pas un zombi. Voire douter qu’il existe bel et bien une frontière entre les vivants et les morts. Ainsi s’inquiète la mère, tandis que l’écrivain s’endort, bercé par sa voix : « Ou bien nous sommes morts, ou bien nous sommes vivants. On ne peut pas être les deux à la fois. Moi, j’ai la certitude que nous sommes déjà morts et que personne ne nous l’a dit. Et ça, Vieux Os, ce serait la pire méchanceté envers nous… Nous tous, je veux dire les tueurs et les tués » (p. 101). Quelle mauvaise blague en effet, de n’avoir prévenu personne de sa mort, ou bien même plus troublant encore, de ne pas s’être rendu compte de sa propre mort.

L’écrivain enquête donc sur les traces des revenants et de ses souvenirs anciens. Au fil des rencontres, entre deux cafés, il entend s’égrainer les hypothèses : le Professeur Romain parle de révolte agraire réprimée dans le sang, Monsieur Pierre expose une théorie de corps rêvés qui se dissocieraient des corps réels, tandis que le Docteur Legrand Bijou défend l’idée d’une vaste mutation physiologique en cours – étudiée par la CIA, puisque les Américains ont la folle manie de vouloir tout expliquer. C’est ici que le malaise du retour se fait douloureusement sentir : ce qui, certainement, a le plus changé pendant sa période en exil, c’est cette multiplication des soldats américains, dont la domination est d’autant plus discrète qu’elle semble à tous tout à fait normale, en plein cœur de la ville, dans les commerces et les cafés.

Les dieux de la mythologie vaudou aident l’enquêteur improvisé et il apparaît vite que les terribles et fascinants Erzulie Dantor, Ogou Badagri, Baron Samedi ont chargé l’écrivain – précisément – d’une mission de « propagande » : écrire leur univers pour que le monde entier « reconnaisse leur puissance » (p. 155). Dans un délire mégalomaniaque réjouissant, l’écrivain se présente au lecteur tout ce qu’il y a de plus naturellement comme un nouveau prophète, accomplissant un travail littéraire de commande pour le panthéon des dieux. Aidé d’un improbable passeur dénommé malicieusement Lucrèce, où l’antique matérialiste devient guide sur le sentier des dieux, l’écrivain a pour mission de dire la parole céleste, en enquêtant au pays des morts, ou des morts-vivants.

Zombis, ombres, demi-dieux, rêveurs, illuminés, prophètes, poètes : les frontières sont poreuses et l’écrivain n’en est pas à la moindre de ses déconvenues lorsqu’il aboutit au pays sans chapeau. Au bout du chemin sans fin, en effet, il n’y a que des « dieux de classe moyenne » en lieu et place de l’assomption espérée : « Ce n’est décidément pas l’enfer de Dante. … Au lieu de ça, j’ai à me mettre sous la dent les ricanements d’une déesse adolescente, et les lamentations d’un père, supposément le terrible Ogou Ferraille, qui m’a plutôt l’air d’un pauvre ouvrier pris jusqu’au cou dans des frustrations matrimoniales » (p. 242) se plaint-il au lecteur compatissant.

Autoportrait en zombi

© W. Bigaud, Paradis primitif

Ce qui est interrogé en définitive dans cet étrange roman qui avance nonchalamment, c’est la place de l’écriture et sa capacité à dire conjointement le pays réel et le pays rêvé : les dieux semblent des dieux de pacotille, mais c’est parce qu’ils vivent en réalité parmi nous, et il n’y a pas d’autre transcendance à fantasmer. L’écrivain a pour tâche de dire cet ineffable du quotidien, dans l’odeur du café autant que dans les passions humaines, ce que le docte professeur J. B. Romain tâche de lui expliquer, à moins que ce ne soit le dieu Damballah qui se soit déguisé en humain pour le lui dire : « Quand le poète dit que l’homme se souvient des cieux, ce n’est pas une parole en l’air, il veut dire que si nous construisons des maisons ici, c’est parce qu’il y a des maisons là-bas d’où il vient, que si nous offrons des fleurs aux gens que nous aimons, ce n’est pas par hasard, c’est parce que c’est ainsi qu’on fait là-bas, que si nous écrivons, si nous faisons l’amour, si nous sommes jaloux, ou si nous encombrons notre maison de bibelots, c’est toujours parce c’est comme ça qu’on vit là-bas. Donc, cher ami, (le ton du pasteur baptiste), Shakespeare imite les dieux parce qu’il se souvient mieux que les autres hommes de la vie qu’on mène là-bas… » (p. 250)

La zombification du monde semble donc achevée : Jésus n’était-il pas le premier des ressuscités ? L’armée des zombis est partout : Lazare au premier chef, le passeur Lucrèce au trouble statut, les ancêtres, les souvenirs, les écrivains sur le retour. L’on finirait par voir des revenants à tous les coins de rues. L’écrivain est alors celui capable de faire parler les morts – par prosopopée – peut-être parce qu’il a lui-même expérimenté le passage du retour.

Pour dire ce « pays sans chapeau », la solution littéraire serait celle d’être un « écrivain primitif » (p. 13) comme Dany Laferrière s’amuse à le proclamer en ouverture de son ouvrage. Noter tout ce qu’il voit, immédiatement, puisque c’est là que surgit l’intensité de l’expérience de l’ici autant que de l’au-delà : « Une mangue tombe. J’écris : mangue. Les enfants jouent au ballon dans la rue parmi les voitures. J’écris : enfants, ballon, voitures. On dirait un peintre primitif. Voilà, c’est ça, j’ai trouvé. Je suis un écrivain primitif. » (p. 13). Citant les peintres primitifs qui ont émerveillé son adolescence, Micius Stéphane, Hector Hyppolite, Wilson Bigaud, Salnave Philippe-Auguste, Louverture Poisson, il reconstitue un monde de l’entre-deux, où le créole chemine avec le français, où les morts ressemblent aux vivants et où les vivants conversent avec le souvenir des disparus. La force du retour se mesure à la joie de retrouver sa langue : « Je plonge, tête la première, dans cette mer de sons familiers. Un air connu qu’on fredonne aisément, même si ça fait longtemps qu’on n’a pas entendu la chanson. (…) Les gestes, les sons, les rythmes, tout ça fait partie de ma chair. Le silence aussi. Je suis chez moi, c’est-à-dire dans ma langue » (p. 83).

Peut-être plus encore que revenant, l’écrivain se fait cannibale. Princes, chats étoilés, chiens jaunes, chemins sans fin constituent la matière de son monde où il dévore les mots des vivants tout autant que des morts. « Il y a des mots que je n’ai pas employés depuis vingt ans, je sens qu’ils manquent à ma bouche. J’ai envie de les rouler dans ma bouche, de les mastiquer avec mes dents et de les avaler… j’ai faim de ces mots, Philippe » (p. 196). Certains consomment des histoires de « cadavres au déjeuner » (p. 106), d’autres font leurs chansons en « mange[ant] de la chair humaine » (p. 210). Tout comme Legba, à la croisée des chemins, l’écrivain a tiré sa révérence sans que l’on y ait pris garde, en un clin d’œil : « Tèt koupe pa met chapo (Tant qu’on n’a pas la tête tranchée, on peut garder espoir de porter un chapeau) » (p. 233). L’homme est bien rusé, et l’on s’y est laissé prendre.

Dany Laferrière, Pays sans chapeau, Zulma, « Poche », août 2018, 288 p., 9 € 95 — Lire un extrait