Lectures transversales 10 : Drago Jančar (Aurore boréale)

© Julien de Kerviler

« Des doutes ? Mais qu’est-ce que ça veut dire avoir des doutes ? Pourquoi ne dit-il pas que je suis suspect ? Et suspect, c’est sûr que je suis suspect. Même à mes yeux, je suis suspect, pas seulement aux siens. Un instant je me dis qu’au fond, je ne savais pas ce que je faisais ici ni pourquoi toute cette partie du monde penchait d’un côté vers lequel j’allais moi aussi glisser. Je me dis que le monde avait vacillé sous mes pieds, qu’il avait bougé quand j’étais sorti, quand j’étais descendu du train pour trouver quelque chose ici. Je n’avais rien trouvé. J’avais trouvé une partie du monde où tout était passablement fou. Et pourquoi dois-je maintenant expliquer à cet homme ce que je fais ici ? Il ne croit pas que j’attende Jaroslav. Il ne croit pas que je sois spécialiste en équipements de laboratoire. Ses idées et ses calculs vont leur chemin. Comme les miens. Dois-je lui dire que je suis venu ici à cause de cette boule dans l’église ? Dois-je le lui dire ?

Je me levai et marchai vers la porte. Alors que je saisissais la poignée, sa voix me retint.

— Encore une chose, dit-il dans mon dos. Je m’arrêtai.

— Si vous êtes revenu… dit-il. Je me retournai et essayai de le trouver dans le rai de lumière…

— Si vous êtes revenu, ce qui est possible, alors, allez vous déclarer et on n’en parle plus.

— Si je suis revenu, lui demandai-je et je sentis qu’une sorte d’étrange courant électrique me parcourait, que voulez-vous dire ?

Appuyé, enfoncé dans son siège, il me regardait comme s’il en savait plus que moi, plus que moi sur moi.

— Voilà, c’est simple. Beaucoup reviennent. Ça n’a rien d’inhabituel. Les gens ne trouvent pas leur compte à l’étranger ou bien, qui sait, quelque chose les rebute. Ça ne m’intéresse pas de savoir si votre famille était allemande et ça ne m’intéresse pas non plus de savoir pourquoi elle est partie. Beaucoup de Slovènes ici portent des noms allemands et bien des Allemands ont des noms slovènes.

— Je ne suis pas revenu, dis-je, je suis même ici tout à fait par hasard. J’attends… Il est fou, me dis-je, il ne comprend rien, ce policier est fou. »

Drago Jančar, Aurore boréale (1984), traduit du slovène par Andrée Lück-Gaye, Libretto, 2018, pp. 91-92.

© Julien de Kerviler