Marguerite Duras : « Puis un jour ce corps infirme remue dans le ventre de Dieu »

Duras, Théâtre © Simona Crippa

Le matin du 3 mars 1996, à 8h15, Marguerite Duras s’éteignait dans son lit, 5 rue Saint-Benoît à Paris. Le souffle de cette démiurge qui a su entendre le Chaos du monde et pénétrer la force d’Éros s’arrête. Mais assise sur les cimes de l’Olympe, elle continue de nous parler avec sa voix d’oracle, celle que l’on entend scander, dans le silence de la nuit, l’apparition du soleil au zénith du Navire Night.

Croyait-elle en Dieu ? L’accident diplomatique faillit éclater parmi les proches car Yann Andréa a pris des dispositions pour un service religieux à l’Église Saint-Germain-des-Prés. Un accord est trouvé pour clore un conflit, ce sera plutôt un « service des morts » qui sera célébré dans une église bondée, la place des Deux Magots accueille une foule d’admirateurs que l’église ne peut contenir. Bach et Carlos d’Alessio accompagnent les lectures de l’Ecclésiaste et de La Pluie d’été.

Sur la dalle de ciment du cimetière Montparnasse où elle est ensevelie, il n’y a que deux initiales gravées : M.D. Nues, souveraines. Marguerite, la Divine plume poétique qui est désormais un enfant de la nuit, sevrée du nectar et de l’ambroisie, assure enfin solidement la place de sa littérature.

(Photographie de la tombe de Marguerite Duras © DK

Croyait-elle en Dieu ? continue-t-on de me demander. En ce jour d’anniversaire de sa mort, je peux tenter d’apporter quelques éléments de réponse. Oui, Dieu existe dans son espace littéraire mais il prend la place du vertige, parce que le Ciel n’est autre qu’un lieu d’égarement pour cette auteure qui fait de l’inconnaissable la raison de ses textes. « J’ai toujours parlé de Dieu. Le mot est dans presque tous mes livres », dit-elle à Alain Veinstein.

Dieu serait un « mot » donc qui dit l’effondrement de la parole. C’est le tout et le rien, ce sont des larmes et de la douleur, un trou qui dit la passion. C’est la béance poétique primitive et fondamentale. Dans sa Divine Comédie, Dante construit la trajectoire d’une ascèse qui dépasse les limites de l’humain, le transumanar ; Duras, elle, montre sans cesse la tension au cœur du sentiment d’infinitude que ressentent ses personnages pouvant devenir divins.

Ernesto est l’enfant merveilleux de La Pluie d’été qui accède à toute sorte de savoir sans aller à l’école et qui sait faire l’exégèse du livre mystérieux, le Qôhélet, trouvé sous un tas de gravats. Lol V. Stein est en proie au ravissement et absentée à la parole après avoir vu son fiancé partir avec une autre femme un soir de bal. Elle devient comme une créature nouvelle, « Puis un jour ce corps infirme remue dans le ventre de Dieu », l’enfant d’un Dieu nouveau capable d’engendrer. Duras en fait une sorte d’Athéna renversée, née non pas de l’esprit de Zeus mais des entrailles d’un dieu chtonien.

Dans Les Parleuses, Xavière Gauthier s’interroge sur le rôle du personnage-titre du roman Le Marin de Gibraltar : « on ne sait pas si c’est mythique ou réel », Duras de répondre qu’il s’agit d’un « homme inatteignable », un « homme-Dieu ». Symbole de l’amour et du désir, le marin renvoie à Éros bien sûr, mais les nombreuses métamorphoses qu’il subit, font de lui un Totem car il prendra également la forme d’un koudou qui sera sacrifié à l’autel du rite. Représentant d’un âge où les hommes et les animaux n’étaient pas distincts, le marin est un archétype, une image primordiale qui surgit d’un fond archaïque, mythologique et religieux.

Lié à la force incantatoire de sa parole qui fait de Duras une mythologue, ce Dieu qui habite ses personnages n’est toujours pas la voie étoilée dantesque, mais une entité sauvage capable de « parousie dévastatrice », telle que l’analyse Dionys Mascolo. La parousie c’est la tragédie du Christ revenu sur terre à la fin des temps, et il n’est pas rédempteur pour Duras, mais blâmable. C’est pourquoi, le Vice-Consul « tire autant contre Dieu que contre la société » ; dans Les Yeux bleus cheveux noirs, l’auteur nous dit que « Dieu [est] celui qui fait les camps de concentration, les guerres » ; Ernesto accède à la divinité mais il craint Dieu car il représente une « force écrasante » « irréfragable », parce qu’il détruit toute chose « au cours de la nuit ». Dans L’Été 80 c’est lui qui déclenche les catastrophes, comme le cyclone Allen ou la bombe d’Hiroshima.

Les Roches noires, 1996 (photographie d’un exemplaire papier de Libération)

Dieu est métamorphoses, incantations, colère, chaos, et à cet équilibre instable s’ajoute également la transgression car quand les corps deviennent lyriques et sublimes dans l’approche de l’extase – Bataille n’est pas loin – ils touchent forcément au divin. La déconstruction de la norme, l’inconnu du désir, les spasmes de la passion, offrent à lire chez Duras une dimension religieuse de l’expérience sexuelle : que ce soit dans l’inceste appelé par Agatha dont l’ « l’indécence » du corps possède « la magnificence de Dieu » ; dans la relation scandaleuse entre l’enfant de quinze ans qui court « approfondir chaque soir la connaissance de Dieu » avec l’amant chinois, ou encore dans l’union impossible des corps que cherche la femme de La Maladie de la mort « fait[s] dans une seule coulée, en une seule fois, comme par Dieu lui-même ». L’expérience sexuelle sacre et consacre le rôle de l’écriture qui pour l’écrivaine est la seule totalité possible. Dieu n’est autre qu’un mot.

Encre et alcool aident Duras à devenir elle-même démiurge. Pour que le monde soit, il faut que le mystère initial ait lieu, il faut déchirer les profondeurs, aller chercher le premier cri au cœur de la béance : « J’écris. Ça a à voir avec Dieu. », « C’est dieu l’alcool. Le monde est vide, et voilà, tout à coup il y a Dieu ». Encre et alcool aident Duras à intégrer le cosmos. Écrire signifie mourir à la vie et renaître ailleurs car le livre « rejoint l’innocence indéchiffrable de sa venue au monde ». Boire le calice jusqu’à la lie, signifie faire face à la douleur de l’existence et essayer de combler le manque insondable d’une raison pour vivre : « L’alcool a été fait pour supporter le vide de l’univers ».

Dieu est dans son œuvre un mot-mana dans le sens où l’anthropologie l’entend. Il ouvre la place à l’inconnu et fait de l’énigme de son existence, le lieu d’une réflexion langagière. Lévi-Strauss fait par exemple du mot « truc » un terme assimilable à la notion de « mana », précisément parce qu’il recoupe l’idée d’indistinct et de flottant que la notion réunit. Ce qui aura un écho irrémédiablement poétique pour Duras qui comme Dieu ou comme Hésiode, nous parle théogonie dans le texte L’Amour : « Pendant un instant elle sera aveuglée. Puis elle recommencera à me voir. A distinguer le sable de la mer, puis la mer de la lumière, puis son corps de mon corps. Après elle séparera le froid de la nuit […] Après seulement, elle entendra le bruit vous savez… ? de Dieu ?… ce truc… ? ».

Dès lors, cheminant au milieu de la nuit, la voix de Duras devient une parole mantique, qui perçue en contrepoint de la foudre divine, finit par être associée à Zeus, à Éros, à Hadès, à Aphrodite, à toutes ces infinies métamorphoses qui peuplent la poésie. La dame du film Le Camion à qui Duras prête sa voix, fait entendre sa parole orphique sur un thème enjoué de Diabelli, pour mettre en discussion toute sorte de croyance, toute possible existence d’un Paradis : « On ne croit plus rien. On croit. Joie : plus rien ».

Il nous importe peu de savoir si Duras croyait en Dieu ou pas. Elle ne vivait que pour la magie des mots à laquelle elle n’a jamais cessé de succomber. « Vanité des vanités. Tout est vanité et poursuite de vent. Ces deux phrases donnent toute la littérature de la terre » : ce sont les quelques mots ultimes livrés à Yann Andréa et recueillis dans C’est tout, dernier livre publié avant la mort de l’écrivaine.

Heureuse Duras que les Muses ont aimée d’amour et à qui ont été remis les secrets de tous les oracles.