C’est vrai que cette nouvelle année ne commence pas fort. On travaille et on dort mal, on fait les courses, on range les souvenirs de voyage les projets de voyage, on trie les bibliothèques. Le téléphone sonne de moins en moins, les conversations tournent en rond et dès que c’est le week-end, il pleut. On attend on attend on attend et on vieillit.
Combien de temps encore dans le monde comme ça endormi ? Tout seul et jamais dehors, on apprend à faire du pain, du yoga, on apprend à planter des trucs à jouer aux échecs et on vieillit quand même. Parce que le temps passe quand même, que le travail rend moche et que l’hiver rend gris. Parce qu’on n’arrête pas de changer, qu’on est coincé là et parce qu’on n’a pas d’idées. Quel âge on aura sur nos photos de mariage ? Et quel âge encore pour se promener sous les palmiers des îles, pour se casser le genou au ski, pour minauder au restaurant, ou pour se faire jeter des clubs, par les gros videurs, dans le matin ? Les semaines passent sur nous comme un camion sur une poule : moitié hasard moitié violence.
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À l’autre bout du monde, sur une plage blanche et brûlante, il se passe quelque chose. Derrière sa clôture en bois et coquillages, un homme tond sa pelouse. Ensuite, il rajoute du sable ici et là pour égaliser le terrain. Il fléchit les genoux pour se mettre à hauteur, il regarde l’herbe bien taillée il regarde l’horizon. Ensuite il s’assoit sur un fauteuil de la terrasse. Il regarde les arbres qui poussent et les fleurs qui poussent. Ça va faire pas mal d’années qu’il a déménagé loin de tout le monde et de son travail. Il connait bien l’île depuis le temps, il aime la météo et la cuisine d’ici, les gens aussi, même s’il en connait peu.
Il regarde la mer qui bouge pas.
Le soleil court toutes les rides de son visage. Il est tout seul, et on ne sait pas trop à quoi il pense. On dit qu’il est toujours de bonne humeur, qu’il devrait passer à la télé. Dès que quelqu’un arrive il lui raconte une blague, ou lui rappelle un truc qui les avait fait rire ensemble la dernière fois qu’ils se sont croisés. Il n’oublie pas les visages et il n’oublie pas les noms. Lui on l’appelle le français ou le touriste, et on passe souvent devant sa maison. On aime sa compagnie, son rire et son jardin.

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Pendant ce temps, ici. Les voitures s’empilent sur la route à partir de 17:30 et c’est tout bouché jusqu’à 20:00. Ça klaxonne beaucoup, ça grille les feux rouges, ça perd patience. On écoute la radio qui raconte les mauvaises nouvelles et les catastrophes, entre deux chansons d’une autre époque et les publicités pour de nouvelles voitures. Le soleil part vite et laisse derrière lui des heures froides et bien solitaires. À la télé, les séries défilent sur toutes les chaînes, et dans les maisons tout prend la poussière. On s’en fout du temps qui manque et du temps qui reste. On voudrait être ailleurs. Décider de quelque chose.
Un homme est assis à la table de sa cuisine. Par la fenêtre, il regarde le ciel tout noir et les traces de mains sur les vitres. Il a froid et il pense à son père parti il y a des années loin de sa famille et loin de tout. Il ne se rappelle même plus pourquoi ils s’étaient disputés fort, un jour de fête peut-être Noël ou peut-être Pâques. Il se demande s’il doit aller le voir et s’il a le droit de prendre l’avion. S’il en a envie, s’il en aurait envie sans tout ça. Si sa femme voudrait venir et si les enfants ne sont pas trop petits pour voyager. Il boit un verre de vin d’une bouteille qu’il a ouverte juste pour lui et pour réfléchir. Il compile dans sa tête ce qu’il sait de lui et de son père, il pense à comment ils ont forcément vieilli maintenant. Il essaye d’imaginer ce qu’il aura envie de faire quand il en aura le droit. Ses lèvres sont bleues et ses mains sont rouges.
Il regarde la nuit qui bouge pas.