Enrique Vila-Matas : les duettistes Schneider en romancier rapide et en roi de la citation (Cette brume insensée)

Enrique Vila-Matas n’a pas souvent été présent, nous semble-t-il, dans les colonnes de Diacritik. Il est cependant devenu une vedette de la littérature de pointe, à laquelle il contribue avec des fictions mi-romans mi-essais qui ont toujours un côté fantasque et novateur.  Et c’est bien le cas avec le volume qui vient de paraître chez Actes Sud en traduction française. Parlons donc de cette Brume insensée qui est, dès le titre, une citation, celle-ci empruntée à Raymond Queneau comme signalé en épigraphe.

Vila-Matas est catalan, vit et écrit à Barcelone et c’est depuis une Cadaquès toute proche qu’il mène une narration fantasque sous le nom de Simon Schneider et par un beau jour d’octobre tout mélancolique. Ses parents sont décédés et Simon vit dans leur maison en ruine, maison chaplinesque perchée en haut de la falaise du réputé Cap de Creus. C’est dire le caractère peu ou prou autobiographique de l’étrange récit que voici.

Tout l’enjeu du roman est que Simon a un frère cadet qui, depuis vingt ans, a quitté Barcelone et vit à Manhattan, lancé qu’il serait dans une carrière d’écrivain. Il conduit néanmoins celle-ci dans une manière de clandestinité tout comme l’ont fait ou le font plus d’un écrivain américain avant lui, dont Salinger ou Pynchon. Ce Rainer, connu en littérature sous le nom de Rainer Bros ou encore de Grand Bros, est donc traqué par la critique mais sans succès. Son frère Simon communique avec lui par la seule voie électronique et le fait pour une raison précise et absurde : Simon a pour profession, si c’en est une, d’être collectionneur de citations littéraires qu’il propose aux auteurs. La folie est que son frère new-yorkais est son seul client, qui de surcroît le rétribue fort mal et le méprise. Tout cela s’enrobe d’un parfait mystère, car quels sont ces romans à succès que Grand Bros qualifie de « rapides » ? D’eux, on ne saura rien ou presque.

L’explication qui va se faire jour est que Grand Bros aurait deux collaborateurs, soit sa compagne Dorothy et son frère lui-même. Simon ne se contente pas d’alimenter le frangin en citations mais assortit ces dernières de mails comprimés contenant des conseils de fabrication littéraire que déchiffrerait Dorothy via une sorte de machine Enigma comme celle qu’inventèrent les Allemands. « Si cette personne existait, pense alors Simon à propos d’une Dorothy bien équipée, il serait pour moi évident que ce “quelqu’un avec Enigma” et moi aurions travaillé coude à coude sans le savoir, construisant les structures innovatrices des romans rapides de Grand Bros qui n’était peut-être pas un aussi grand auteur que ses adeptes le croyaient, mais un grand auteur quand même, ne fût-ce que parce qu’il comptait sur deux exceptionnels conseillers cachés au service de son écriture. » (p. 57) Voilà donc Grand Bros plus ou moins transformé en faussaire. Et voilà discrètement louangé le fabricant de citations, ce brave Simon.

C’est donc ce dernier qui joue gagnant mais son amour-propre n’en tire aucune gloire. Il poursuit sa vie mélancolique dans les rues de Cadaquès ou encore au bar le Maritim. Il rencontre tantôt l’un tantôt l’autre dans ses déambulations, entre dans la quincaillerie du déplaisant Ferragut, s’inquiète aussi de la disparition de la charmante Siboney qu’il aime. C’est dans cette foulée qu’il va se rendre à Barcelone dans la voiture du peintre Vergés, échappant de peu à un accident, puis qu’il rendra visite à sa tante Victoria, qui fut jadis l’assistante à Lyon d’Étienne Souriau, professeur d’esthétique.

Tout cela est fortement anecdotique et tristement brumeux. Mais ce ne sont là que des prétextes. Prétextes à citer, ce dont ne se prive pas Simon en narrateur qu’il est et qui puise largement dans ses abondantes archives citationnelles. Et l’on aura ainsi tout au long une narration s’émaillant de noms d’écrivains et de titres ou phrases empruntés à leurs œuvres. On notera d’ailleurs que la première référence ainsi donnée est dédiée à Anthony Burgess, auteur de L’Orange mécanique, et que la toute dernière aura trait à Jorge Luis Borges qui fut justement un expert en citations. À noter en passant la similitude des deux patronymes ainsi convoqués. Mais à noter surtout que la bonne centaine d’écrivains ou de peintres dont les noms sont éparpillés dans le roman sont en grande majorité des auteurs  dans lesquels Simon/Vila Matas se reconnaît et que, dans un essai naguère intitulé Chet Baker pense à son art, il qualifie benoîtement de « prétentieux » par opposition aux narrateurs « idiots » du type Simenon.

Aussi le texte de Cette brume insensée apparaît-il comme une sorte de grimoire formé de citations attentivement recueillies et qui nous renvoient à Borges, à Perec, à Pynchon et à bien d’autres encore. Ce qui, moyennant une assimilation des citations à des incipits, nous renvoie tout aussi bien à Louis Aragon et à son ouvrage de 1969 Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipits. Soit une profession de foi dans laquelle l’auteur du Fou d’Elsa se prévalait d’avoir toujours écrit ses œuvres en s’inspirant de la littérature des autres et parfois en la plagiant. Tout cela veut que, dans le roman que nous lisons, l’écrivain véritable soit Simon Schneider et non son frère, et ce plutôt deux fois qu’une : il procure certes citations et structures narratives à ce dernier mais surtout il finit surtout par être l’auteur sous pseudonyme du roman que nous lisons. Ce qui peut également faire penser au dispositif déployé par Proust  dans À la Recherche du temps perdu.

Mais n’omettons pas de dire que, dans la seconde moitié du volume, Grand Bros débarque à Barcelone et y rejoint son frère dans le jardin de l’hôtel Alma. Coup de théâtre, à ce qu’on voit. Est-il venu réclamer sa part du patrimoine familial, pourtant inexistante ? En fait, l’entrevue des frères, durant laquelle Rainer boit beaucoup et se montre agressif, entraîne le cadet à proposer à son aîné d’écrire une non-fiction le mettant en scène et couvrant les trois jours qu’ils passent ensemble. Mais Simon ne veut entendre parler de ce projet. Et là se clôt la rencontre. « Pour écrire, ajoute le récit, il (= Grand Bros) avait eu besoin d’une âme bienveillante comme la mienne, ce qui résumait tout. Donc adieu. Il m’embrasse sur le front. Je compris qu’il prenait congé de la littérature. » (p. 242). Simon s’en va de son côté. Au fond, c’est lui qui a gagné : du duo, il est devenu le seul véritable écrivain. À moins que la belle Dorothy, qu’il croit rencontrer à un coin de rue, puis qui disparaît, n’envisage de partager ce rôle avec lui.

Enrique Vila-Matas, Cette brume insensée, traduit de l’espagnol par André Gabastou, éditions Actes Sud, septembre 2020, 254 p., 21 € 80 — Lire un extrait