Deux publications du printemps dernier, issues des éditions dirigées par Patrick Lowie (P.A.T., à Bruxelles, et Onze, à Casablanca), questionnent le couple marocain, à la fois dans son universalité et dans ses spécificités culturelles.
« Oui, tu m’aimes, je le sais. Mais quel rétrécissement d’horizon me proposes-tu là ! » Ghizlaine Chraibi, Un jour La nuit.
Lors de la Foire du Livre de Bruxelles, en mars 2020, je rencontrai après plusieurs échanges virtuels, Jean Zaganiaris. Nous avions un éditeur commun, Patrick Lowie, et Jean avait lu ma première collaboration avec Patrick, Vie et Mort du Duquesnoy, et m’en avait dit des choses très justes. Une amitié à distance était née que notre rencontre allait concrétiser.
Jean venait à Bruxelles pour signer son nouveau livre, une revisite de Madame Bovary, intitulé Adam Bofary, que publiait Patrick sous l’égide des éditions Onze, une nouvelle maison dont il est éditeur responsable au Maroc, à Casablanca exactement — et l’on peut rendre hommage au très beau travail graphique de Hassan Charach sur les livres des deux structures. La question s’était posée de la viabilité de son édition belge, P.A.T., chez qui je me trouvais, et de cette nouvelle entité : viendraient-elles en concurrence ? Non, assurait Patrick : elles se complèteraient au contraire. Et ses deux casquettes permettraient des échanges entre les auteurs, et parfois même une double parution, en Belgique et au Maroc, suivant les titres qu’il envisageait de publier. Le projet était ambitieux (Patrick est belge) et les auteurs qui le suivaient, désireux de voir le projet vivre, et de nouvelles voix se faire entendre dans le paysage littéraire marocain. Ce que cherchait à réaliser Patrick, c’était de faire émerger ces mêmes voix, fortes, iconoclastes parfois au vu de la culture marocaine. Il y avait une volonté de toutes parts de bousculer des codes établis (même s’il n’existe pas de censure à proprement parler au Maroc mais, comme c’est le cas en Europe, une autocensure, soit des éditeurs, soit des auteurs eux-mêmes ; si la littérature y est libre, certains livres publiés en France peuvent par contre y être censurés et ne pas pouvoir entrer sur le territoire, le plus souvent des livres politiques qui remettent en cause la monarchie) et d’offrir aux lecteurs, à la fois la lecture de textes progressistes, avant-gardistes, mais aussi la possibilité d’en discuter, lors de rencontres dans des établissements qui favorisaient le dialogue (librairies, médiathèques, par exemple) — l’une des scènes d’Adam Bofary met d’ailleurs justement en scène l’un de ces moments de rencontre.
Quelques semaines plus tard, alors que le confinement avait été déclaré en France suite à l’épidémie de coronavirus, j’adressais à Jean les mots suivants : « J’ai lu Madame Bovary il y a un siècle — à proprement parler un demi, un peu moins (j’ai cinquante-trois ans). Je me souvenais de l’ennui, étrangement moins de l’adultère, je voyais le personnage plus rêveuse et boudeuse que passant à l’action, sans doute que des choses m’avaient échappé à l’époque, ou qu’elles avaient été censurées par le professeur de Français qui nous la prescrivait ; je me souvenais du suicide, de la fin (pas dans les détails).
Si j’aime l’idée du parallèle, de l’ennui contemporain, lié à Internet, aux réseaux sociaux, je trouve très étonnant que cette lecture survienne au moment précis où Internet et les réseaux sociaux sont nos seuls points d’accroche avec le monde réel, avec l’autre ; plus tôt, quelqu’un avait demandé sur Facebook : « Quelle est la première chose que vous ferez après le confinement ? » J’avais failli répondre deux choses : changer de banque (j’ai eu un clash avec la mienne ce matin) ; et : quitter Facebook — cela me semble salutaire : parce qu’après l’épidémie, ce temps passé en ligne va devenir insupportable ; chaque moment sur Facebook rappellera ce temps que nous y passons et personne n’en voudra plus.
Aussi, je comprends le geste d’Adam vers la fin du livre, lorsqu’il jette le portable, « responsable » de tous ces maux ; j’ai suivi ton personnage de ses errances bourgeoises (dans le sens où il peut s’offrir ce qu’il veut : déjeuner, cafés, voyages, hôtels) à sa dépression chronique, son burn-out post licenciement abusif ; j’ai moins aimé les monologues de Shahrazade (l’épouse) parce que je les trouve redondants, qu’ils nous ramènent à chaque fois en arrière dans l’histoire déjà vécue, de manière moins intéressante, Adam (le narrateur, plutôt) donnant une version très suffisante des événements (notamment le beau passage sur les retrouvailles autour de l’opération du SDF boiteux) : l’éclairage de l’épouse ne donne rien de ce que l’on ne savait déjà — au final, le personnage de Shahrazade m’a ennuyé, dans ses velléités, davantage qu’Adam dans les siennes : lui a une raison, son licenciement, sa dépression, elle n’a que son orgueil, et ce n’est pas légitime.
Je n’ai pas aimé, le coup de théâtre : il ne m’apparaît pas crédible ; parce que le narrateur est trop près d’Adam, qu’il le suit de trop près, jusque dans ses sentiments pour Shahrazade, on ne peut pas imaginer les scènes de sexe sans que l’homme soit en extase devant l’épouse, que cela lui échappe, et qu’au sortir de ces moments, il ne rêve que du retour dans ces bras-là ; non, Adam baise Leïla et Rania, puis râle contre Shahrazade dans la scène suivante : pour moi ça ne colle pas (et pour me rafraichir la mémoire : y avait-il pareil tentative de reconquête dans Madame Bovary ? Je ne m’en souviens plus — ce n’est pas important que ce soit copie conforme du livre original, c’est davantage pour le savoir).
La fin du livre ne met finalement Adam face à l’adultère que face au sexe de Chakib qu’il refuse de sucer : la scène est en tristesse nostalgique, en ratage en miroir, de l’un et de l’autre des deux hommes ; en cela aussi, la construction du désir d’Adam à travers les perruques de sa femme ne me paraît pas crédible, dans ce moment qui est absolument sincère d’un côté, semble l’être de l’autre, et ne le serait pas finalement puisqu’il ment / se ment à lui-même.
Le dernier chapitre — le réveil, la tête d’Adam contre celle de l’enfant dans la rue — décolle enfin, je dirais : il devient poétique là où le livre entier aurait pu l’être, mais n’y parvient pas ; sûrement parce que Shahrazade plombe la narration ; l’amour d’Adam pour elle, dans son empoisonnement, aurait eu à mon sens plus de force si son adultère avait été réel.
Ce n’est que ma lecture, mon sentiment, et je te prie de ne me lire que dans cette optique-là ; si j’écris sur ton livre, ce sera comme je l’ai fait pour l’éditeur Éléments de Langage dans une promotion justement du travail de Patrick Lowie, entre P.A.T. et Onze (ton livre, ses ambitions et le livre de Ghizlaine Chraibi comme illustration de ce double engagement : je crois que le livre de Ghizlaine existe dans les deux éditions, et je me souviens que Adam Bofary existe chez Onze mais que Queer Maroc, par exemple, n’y est que diffusé). »
L’auteur m’avait répondu rapidement, après m’avoir remercié de ma lecture critique et de ma franchise que l’idée originelle, pour lui, était une réécriture créative de Madame Bovary, d’où le parti pris de suivre les jalons de l’histoire de Flaubert, le ton, tout en en métamorphosant les personnages, le contexte (comme le fait Joyce avec Ulysse — un roman qui le hantait). Il y avait un regard sur les réseaux sociaux qui, en effet, était à revoir aujourd’hui. Des choses, notamment sur la marchandisation de la santé, lui semblaient importantes à dire à notre époque et la scène avec le pied d’Hippolyte, reprise à Flaubert, le permettait selon lui. À la fin il ne voulait pas qu’Adam meure. Il avait toujours eu l’envie de sauver Madame Bovary : s’il avait été son amant, il lui aurait sauvé la vie… Mais n’ayant pas de maîtresse, me confiait-il, à l’instar d’Adam Bofary, il s’était juste contenté d’écrire ce livre.
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« C’est la veille de la fête du mouton. Pratique. Cette année, je compte bien le célébrer, le mouton. Des étals de couteaux de toutes les tailles, ciseaux, brochettes, toutes sortes d’objets métalliques pointus et coupants, grilles de barbecue, paquets de cinq kilos de charbon dans du papier Kraft, boîtes en plastique copie locale de la marque Tupperware, torchons de cuisine, serpillères, seaux, balais, cordes, pinces à linge et j’en passe. Je prends tout. Oui, j’annonce bruyamment devant les regards admiratifs de mes voisines que cette année, nous allons égorger le mouton ! Oui. Que c’est mon petit mari qui a insisté afin d’adopter nos coutumes. Et alors ? « C’est un bon geste de sa part après tout », rétorquent-elles en chœur. L’une d’elles l’indique même le fournisseur bon marché de congélateur dernier cri pour stocker la viande après la découpe de l’animal. Je note. Je prends. Je m’organise. Et puis je rentre. » Ghizlaine Chraibi, Un jour la nuit
Deux monologues successifs introduisent dans son livre, le couple selon Ghizlaine Chraibi : « le jour », c’est Elle qui prend la parole, tandis que le mari « joue au mort », lit-on sur la quatrième de couverture. Revendications féministes, analyse sociétale, déconstruction de la famille, critique de la place des femmes dans une continuité imposée par une culture, un pays, une masculinité dominante (« Des gisantes à l’affût de n’importe quel mâle, pourvu qu’il accepte de s’engager dans une relation à long terme », p. 31), jusqu’à la prise de conscience que la seule issue de la narratrice réside dans la mort de l’autre, plutôt : sa mise à mort. « Je te tue définitivement. Parce qu’il existe une mort non définitive : celle que tu me fais subir chaque jour, chaque heure. Je te tue. En boucle. » (p. 39) Boucle hystérique, assumée, d’une femme qui prend (ou croit prendre ?) son destin en mains, boucle d’un miroir que l’on se tend à soi-même dans le silence de l’autre, quand la communication est devenue impossible — si elle l’a été un jour. L’homme est inexistant (« Toi, désormais l’homme sans relief. Sans texture. », p. 25), joue-t-il au mort ou l’est-il, finalement, déjà ? La question se pose sous la plume acerbe, cruelle, sans pitié de l’auteure, qui autopsie graduellement la relation jusqu’au point de non-retour.
Lui s’éveille « la nuit » : c’est lorsqu’elle dort enfin qu’il lui parle. Qu’il lui renvoie la violence qu’elle distille sur ses journées allongées (« Moi verticale. Toi horizontal. Oui, c’est plus juste. La géométrique des corps est essentielle pour faire ressortir toute la trigonométrie de notre couple à deux inconnus. », p. 15), absent à la vie, à la sienne propre jusque dans les besoins vitaux. C’est la nuit qu’il lui apprend qu’il l’entend, même si elle est assourdissante. À son tour, l’homme analyse : son rôle primaire, essentiel, culturel aussi, et celui qu’elle attend qu’il joue face à elle. « Je conçois que mon attitude ait pu œuvrer à édifier un mur d’ambiguïtés et d’équivoques entre nous, mais faut-il toujours justifier ses actes, ses pensées ? Suis-je responsable de tes désirs, aussi creux soient-ils, du moment que nous habitons la même adresse ? Non. Je ne te dois rien. » (p. 54) Leurs paroles ne se rencontrent pas, et c’est probablement la plus grande force des premières pages du livre : dans ce rapport amour-haine, quasi sado-masochiste, du couple, on distingue un désir, un regret.
Elle : « Donc. Tu m’as plu, tu m’as surprise, tu m’as prise au dépourvu, tu m’as frustrée, tu m’as désarçonnée, tu m’as déçue jusqu’à ce que je n’entende plus ce que je voyais ; et maintenant tu es devenu obscène et tu me dégoûtes. Voilà. » (p. 46)
Lui : « Imagine, ne serait-ce qu’un instant, que nous ayons fait alliance face à l’ébranlement du monde. Imagine… » (p. 61)
Métaphore d’une construction et de sa déchéance, espoir d’une rémission : lorsque le père meurt, son père à elle (le modèle, l’archaïsme, la définition sociale, la forme figée, monolithique et mutique, dans laquelle le couple a été moulé, duquel il ne peut survivre qu’en y échappant), quelque chose naît. On ne dira pas si l’affranchissement portera ses fruits ou si, à l’image de cet échange (« LUI. On fait quoi maintenant ? ELLE. On termine de s’entretuer. »), « il faut [véritablement] toujours terminer ce que l’on a commencé. » On reviendra par contre sur ce que les deux livres, celui de Zaganiaris et celui-là, ont en commun : l’auteur d’Adam Bofary est européen, il est un narrateur en décalage avec la société dans l’engrenage de laquelle il met non seulement le doigt, mais aussi son amour, son désir ; chez Chraibi, l’homme est étranger. Cela est dit immédiatement : « Et puis il vient d’ailleurs. », en première page. À croire que le bouleversement attendu, espéré, ne peut survenir que de la confrontation de deux cultures, de deux désirs, de deux visions différentes. À croire que le couple ne peut exister que dans le challenge que ses différences induisent — jusque, chez Zaganiaris, devoir jouer un rôle pour se séduire l’un l’autre, et chez Chraibi, devoir mourir pour pouvoir vivre.
Sensiblement dramatiques, à la limite du désespoir mais sans jamais y basculer complètement, Adam Bofary et Un jour La nuit peignent tour à tour le portrait d’une société qui, confrontée à « l’autre », étouffe de ses contradictions. Patrick Lowie, en dispersant son terrain d’activité entre la Belgique et le Maroc, cherche, par des publications ambitieuses et des textes de haute qualité littéraire, à construire ce pont qui manque encore à l’humanité pour que les hommes (et les femmes) cessent de s’opposer les uns aux autres. « Il suffit de poser l’intention et l’Univers vous envoie les signes. », écrit encore Ghizlaine Chraibi. On a envie d’y croire.