X propositions pour L.G.

© Jean-Philippe Cazier

le noir l’absence illuminent tout, obscur la nuit totale les étoiles pleine lune brillante, jamais ouvert ni écrit ou prononcé cette vie pullule mauvaises herbes et insectes, rouges géraniums roses ou un simple bouquet de marguerites et œillets rouges, où se croisent beaucoup de lignes tracées depuis l’extérieur du livre, est peut-être aussi la mémoire, est peut-être une lettre adressée à toi, une page ? un livre ?

ça se passe dans les forêts de mangroves là où la nuit est la plus noire, ça se passe dans les pages du livre là où la nuit est la plus noire, ça se passe dans le lieu le plus noir du livre là où la nuit est la plus noire, là où n’existent que la pluie noire du livre la terre noire du livre, où le livre se décompose n’existe plus, on est déjà dans la nuit du livre la nuit du corps, c’est un monde tout autre, c’est la mort et c’est la vie, plus de frontière entre choses et phrases, corps ?, tout est langues est phrases à travers le corps, mots en morceaux décomposés, un accent étranger une langue fantôme, je sais que ça n’a aucun sens, un corps agrammatical, des mots morcelés chaque phrase du corps, le livre

des livres archipels, un archipel pas de langue, pas de langue les cris électriques d’oiseaux tant qu’ils sont encore en vie, cris comme des passages vers une autre langue articulée par on ne sait pas qui, personne ne montre le chemin il n’y a plus de chemin, la mer les mers des terres de sable des tirets entre rien et rien, entre l’océan et l’océan, des lacs noirs où vous pourriez vous noyer, personne ne parle le silence qui retentit de tous côtés, chapitres et textes parsemés de mots ne sont pas des mots, de sable qui est de l’eau

dire le livre comme on dit la pluie le vent, anonyme combinaison moléculaire de phrases en plusieurs langues à la fois, phrases inexactes disent autre chose ou rien, en désordre évidemment, pour détruire la langue, pour recueillir les migrants du monde entier, partout du vide et l’explosion atomique de la planète, vide entre les mots vide entre les choses, brouillon illisible mité de trous, puisque la pratique exacte de l’écriture du poème est marcher au hasard à travers les cahiers que tu écris, puisque la dislocation du monde est la véritable question, lorsque je sors dans la rue j’ai toujours un cutter dans une poche, j’ai toujours des grognements dans la gorge, un livre en langue étrangère à la main, livre de souffles inarticulés qui ne sont d’aucune langue

c’est un langage brisé en parcelles noires, que tu déchires comme l’aurait fait Pina Bausch, des livres sans mots tu écris dans ce livre, Pina Bausch écrit des mouvements qui n’ont pas de noms, tel le geste soudain du corps battant des ailes, livre sans visage ne dit rien

lorsque tu écris tu effaces les mots pour que l’espace soit plus large, page blanche de plus en plus un désert et l’exil de ceux qui le traversent, plutôt qu’écrire tu désires être un animal qui gratte la terre, creuser le sable parler l’histoire du sable, je demande à Cécile Mainardi ce qu’elle fait quand elle écrit, elle me répond qu’elle traverse des plaines américaines, c’est là que poussent les herbes on peut y marcher sans arriver nulle part, il y fait toujours nuit on peut y écouter la nuit, dire ce qui advient comme une pluie que tu veux ne pas voir finir, il s’agit toujours d’être au plus proche d’un jaguar, plongeant sa mâchoire dans l’eau froide d’un lac d’Amérique centrale, et être tout à fait ignorant de cette expérience, ou bien s’agirait-il d’un brouillard, entièrement blanc qui ne fait que croître ?

toujours bifurcations ruptures bourgeonnements, ce livre de Jacques Sivan ou ce livre que tu as écrit dans les années 90, phrases d’un catalogue de choses disparates, un livre hétérogène un patchwork que sans cesse tu découds, histoire politique histoire des peuples, morceaux de phrases peuples de migrants, l’écriture fragmentaire et tu écris toujours des fragments lorsque tu écris, plusieurs histoires plusieurs livres dans le même livre, lambeaux de phrases plusieurs phrases en même temps, mots dispersés soudés en blocs de cendre

bruits d’arbres et de vent, désarticulée la parole comme le bruit du vent, circule à travers le monde à travers les livres, la clameur de la mer les explosions des choses dans le monde

ce qui reste des vivants ce qui reste des morts, tu écris en blanc les mots nuage cendre fleurs, chaque page grand ouverte, ce sont des lettres que tu adresses à personne en particulier, un ensemble de questions, ce sont des livres de grammaire mais écrits plus vite, géométrie d’une musique sans ordre, il y a du feu de l’air de l’eau, plusieurs langues ensemble rapiécées

des mots sur l’écorce des arbres, l’empreinte de ses mains, cette écorce est aussi du sable, une étoffe que l’on peut déchirer, chaque mot une blessure, signes et marques taisent et appellent, tes paroles sont ce qu’il y a de plus éloigné de toi, enterrer chaque mot sous la cendre, il faut être un animal pour écrire, un bouleversement, oui, un profond désordre, cela, tout cela, c’est ce dont tu parles, à n’en plus finir, ou bien tu aboies d’une façon interrogative, une façon de respirer arbitrairement, ne pas mourir tout de suite

langue obscure répète son obscurité, une langue qui n’existe pas vers une langue qui n’existe pas, des notes de musique plutôt que des mots, des mouvements plutôt que des phrases, écrire ce qui n’est pas écrit, c’est comme l’exil d’un peuple invisible, recueil ou registre entièrement blanc, bouche sans visage ou visage d’un animal, bouche de personne ou la bouche d’un animal, il y a la couleur de la nuit, il y a des animaux qui n’ont pas de nom, il y a des mots et pas d’explication à cela, il y a la mer et pas d’explication à cela

Extraits d’un texte en cours