Perrine Le Querrec : Écrire en cannibale (Rouge Pute, Vers Valparaiso, La Bête et son corps de forêt)

© Perrine Le Querrec, 2019

Depuis 2003, Perrine Le Querrec publie à un rythme frénétique, multipliant les sujets, les formes, proposant des livres qui constituent à chaque fois des objets différents et audacieux. Les trois textes publiés début 2020 dessinent de manière saisissante les contours d’une poésie contemporaine parmi les plus remarquables.

Incarner

Si l’écriture de Perrine Le Querrec refuse le lyrisme, l’autofiction et la mise en scène personnelle, c’est parce que lautre la hante : c’est l’autre qu’elle prend en charge, que sa poésie cherche à dire, invoquer, honorer. Mais pas n’importe quels autres : ceux qui viennent habiter sa voix sont capables d’armer sa langue poétique, ce sont les marginaux, les artistes et les fous, les victimes de violences, les rêveurs brisés. Tous ceux à qui la société refuse la parole, ceux que le monde broie et mure dans le silence. L’autrice présente chacun de ses livres tantôt comme un « petit tombeau », tantôt comme une sorte de « petit hôpital psychiatrique » où mettre à l’abri ceux que l’on n’écoute pas d’ordinaire, les « hors la page », et il n’est pas anodin qu’elle revendique comme parrain en écriture la figure bouleversante de Jeannot, créateur du Plancher, dont elle a retracé le parcours en 2013.

Chaque nouveau sujet, est l’occasion d’un travail d’élaboration d’une langue dincarnation, inspirée par la longue décantation d’archives, de notes, d’observations. Et le point commun de tant de textes différents publiés chez de nombreux éditeurs (comme Coups de ciseaux, 2007 ; Jeanne l’Étang, 2013 ; Le prénom a été modifié, 2014, La Patagonie, 2015 ; L’Apparition, 2016 ; Bacon le cannibale, 2018…) est sans aucun doute la constante recherche d’une poésie capable de rendre justice aux plus humbles et aux plus fragiles, à ceux que le collectif préfère cacher. Il s’agit alors pour Perrine Le Querrec de prendre le réel à pleines mains, dans toute sa crudité et sa violence que seule la sublimation dans l’écriture rend supportable. Au fil des œuvres, elle ne cesse d’affirmer l’écriture comme moyen de survie, comme une mission aussi, une autre manière de faire justice soi-même lorsque la vie est inique. Mais il n’y a rien de romantique dans cette conception de son travail ; plutôt la réponse à une nécessité intérieure de réparation/catharsis, acte dont la réalité matérielle, dans le travail même de l’écriture, est âpre et rugueuse.

© Perrine Le Querrec, 2019

Rouge chair

Pour dire ceux-là, les fragiles et les hors-norme, les blessés, pour leur rendre la parole et la dignité, Perrine Le Querrec engage un travail remarquable de la langue, unique dans le paysage littéraire, un travail de digestion à la fois de l’autre et du monde, par la poésie. Prêter sa langue à l’autre, entrer en résonance avec d’autres vies que la sienne, suppose un étonnant travail d’enquête et d’empathie, d’incorporation des sujets, qui donne à ses livres la puissance d’un acte rituel cannibale, tel qu’elle le décrit dans la peinture de Bacon et comme le définissait Lévi-Strauss, qu’elle cite volontiers : « Nous sommes tous des cannibales. Après tout le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même c’est encore de le manger. »

Dans Rouge Pute, paru en 2018 chez Christophe Chomant et réédité cette année par la Contre Allée,  l’autrice rend compte de la parole de femmes victimes de violences conjugales, à partir d’entretiens. On retrouve dans ce texte la démarche caractéristique de l’autrice : dans les poèmes, qui retracent les étapes de la descente aux enfers, les épreuves puis la résilience, ce sont les histoires et les mots de ces femmes qui sont donnés à entendre, et pourtant c’est bien la voix de l’autrice qui les relie, les fait sonner, les incarne dans une pâte-langue à la vibration poétique.

Une forme de sororité dans l’espace du langage, qui était déjà présente dans Les Tondues (Z4 Éditions, 2017), où l’autrice venait aussi donner la parole à des femmes victimes de bourreaux. Car le silence des femmes est un sujet en soi dans le théâtre de la cruauté qu’est cette poésie de Perrine Le Querrec : « Le silence des femmes. Ce silence de la peur de la honte un silence séculaire la langue mordue la tête tondue…L’ennemi est désigné c’est l’ennemie, la femme c’est l’ennemie la faute le trouble l’incendie les bombes la menace. La chevelure c’est l’ennemie. Baudelaire. La poésie. La liberté. La sensualité. L’être profond. (…) Nous sommes l’épouvante et la puissance / L’utopie et la faille / L’inégalité flagrante vivante souffrante vibrante rayonnante / Nous sommes une bouche le langage – des seins un cœur- des bras l’étreinte – des cuisses la force – des yeux la perception – deux cerveaux l’intelligence – un sexe la vie / Une chevelure / Une femme. » (Les Tondues).

Rouge Pute évoque cela encore : la violence subie par les femmes, le choc des corps et les forces de mort à l’œuvre dans la chair, le choc aussi de la parole de l’homme, celle qui peut salir comme un viol et défaire la mâchoire comme un coup de poing. C’est un livre qui offre l’espace de la page comme un espace de reconquête de la liberté et de réconciliation avec la féminité : « Pour moi c’est Rouge Pute / Ma liberté / Du rouge à lèvres, du rouge voyant, du rouge tu-me-vois ? / Du rouge-c’est-moi ».

Si la violence et le sang – le cruor – ne sont jamais éludés par cette poésie, le corps y est aussi présent dans certains livres comme une force vitale où s’origine tout désir, y compris celui du geste d’écrire, ce geste obsessionnel et animal comme une forme de sexualité. La Bête, son corps de forêt, dernier recueil de Perrine Le Querrec à paraître le 12 juin aux belles éditions des Inaperçus, honore cette sexualité et le plaisir physique, chante la volupté des corps masculins et féminins unis dans une jouissance dont le reflet exact est la jouissance d’écrire, reliant le sujet au monde : « Rencontre au sommet, toi moi la forêt ». La poésie devient ici le moyen de rejoindre le corps de l’autre, de transcrire et transfigurer la rencontre jubilatoire des peaux. Poésie de l’Éros qui repousse cette fois les forces mortifères et cherche à atteindre une forme de feulement  : « Les mots entre nos deux visages / du poignant de ma langue / Traduire ton corps ». Cette poésie frappe par sa puissance et sa liberté totale : Perrine Le Querrec s’autorise à la fois à écrire sur le corps de toute une littérature de l’amour et de la métamorphose, comme un palimpseste d’Ovide, et à écrire l’érotisme et la jouissance dans une langue nue et contemporaine :
« Les mots savent-ils les fentes de tes cuisses la mousse de tes couilles le sel de nos peaux ».

Vers le poème

Prendre l’autre à bras le corps, prendre la langue à bras le corps, c’est aussi le programme du magnifique Vers Valparaiso, paru aux éditions Les Carnets du Dessert de Lune. On y trouve tous les aspects d’une quête : celle de la seule langue possible et désirable, la langue de vérité de la poésie. Celle dont le lecteur ne peut se détourner, qui lui fait parfois monter une houle de larmes ou de nausée, ou bien lui fait éclater le cœur d’une joie sans pareille. Mais loin d’être un simple art poétique, Vers Valparaiso est une défense et illustration, en acte, de la puissance de cette poésie-chair. Entrer dans ce livre, c’est entrer dans un corps, une langue organique saisissante qui s’impose comme un espace de sidération pour le lecteur.

D’abord parce que Perrine Le Querrec situe l’écriture dans le corps, origine le texte dans le corps comme son habitation première, et vit l’acte d’écrire comme geste qui engage ce corps tout entier – comme Jeannot gravant son plancher, comme Bacon, peignant et recherchant une parole qui s’adresse aux nerfs, procure des sensations physiques, délivre la seule vérité : la nudité de l’être, « la vérité d’abattoir » (Bacon le cannibale).

© Perrine Le Querrec, 2019

Elle autopsie son sujet, et la langue poétique qu’elle forge constitue l’instrument de vivisection le plus efficace. Le recueil explore aussi ce qu’est l’expérience d’écrire dans sa totalité et sa matérialité — le rapport à l’espace de la page, à la typographie, aux images qui surgissent, aux outils et au corps, aux « mots si chair », à la dislocation et la recomposition de la syntaxe et du lexique. C’est une bataille que raconte Perrine Le Querrec : faire contre et avec le doute, faire contre et avec la langue banale, contre et avec le réel quotidien qui requiert sans cesse, contre et avec les assauts de la sauvagerie d’écrire, qui absente parfois l’autrice, la déconnecte du réel et peut la rendre incapable de vivre avec les autres. Un « langage agité, jamais au repos » : comme dans le court métrage de Joris Ivens sur Valparaiso qui a inspiré le livre, on suit les circulations de l’autrice dans la langue, ses ascensions et ses descentes comme en un escalier infini. Pas d’histoire à raconter autre que celle de l’écriture comme seul espace, seule temporalité : « Les jours en désordre ton écriture sans défense déplie son plan ». Le titre l’annonçait : on est toujours en chemin, dans la poésie, on est vers elle, on rêve la rive comme les marins espéraient Valparaiso après une traversée tumultueuse.

Écriture du désastre, du carnage, de « l’horrible silence du réel », de la terreur viscérale qui remonte des profondeurs de l’enfance, écriture de l’inconscient, de la destruction et de la construction, les textes de Vers Valparaiso ne cherchent pas la pose esthétique mais une langue qui libère la pensée et engage totalement : un « langagement ». Perrine Le Querrec refonde une langue animale, organique, brailleuse, où les mots se mettent à grouiller, à galoper comme des « chevaux de neige ». Elle n’élude pas le chaos, le « langage monstrueux viande à découper » : elle mange sa propre langue et la redécouvre dans l’espace du poème : « Je flirte avec le charabia ». Elle sait qu’elle est bien loin de la légèreté d’une poésie facile qui correspond davantage au goût des lecteurs consommateurs, ces poèmes « tupperware » dont « tu ne risques pas de te blesser en soulevant le couvercle ». Elle s’attaque, elle,  « aux rainures du monde », à ce qui demeure hors « des routes, des routines ». Elle fait crépiter le langage, comme une salve.

© Perrine Le Querrec, 2019

Dans ce travail, le corps entier est emporté, fébrile, en tension, se creusant comme une caisse de résonance au souffle qui s’impose sans esquive possible, à « cette cohue de mots à la lisière de ma peau ». C’est sans doute le motif de la peau qui est l’insigne de Vers Valparaiso, la peau comme lieu de rencontre entre le monde, le moi et la langue : « si j’écrivais ce livre sur de la peau, ils verraient les mots ». Les figures dont elle s’empare coagulent ainsi dans l’écriture, passent de « la chair au papier », dans un acte de connaissance intime des êtres : « Je taxidermise les vies ».

Cette quête du poème est servie par un complet brouillage énonciatif : Perrine Le Querrec écrit indifféremment je, elle, tu, nous. Quant à l’autrice, elle demeure protégée par l’écriture, elle survit à l’abri et en équilibre grâce à l’écriture ; le vrai je reste inaccessible à la violence du monde, derrière la muraille protectrice des mots, dans le travestissement des tu, des elles, des nous, des moi multiples, différents selon les jours : il fallait ne pas choisir, les laisser tous s’exprimer dans ce recueil choral répondant à la question « Qui ? écrit mais quel geste mais quelle main mais quel cri quelle femme ? » En réalité, Perrine Le Querrec s’écrit aussi, comme on se scarifie : les mots dans la chair, toujours. Au final, on ne sort pas indemne de cette écriture palpitante comme un cœur à vif. Violente et lumineuse, incroyablement libre, cette voix de femme dévoile la poésie telle qu’on la cherche : dangereuse et nécessaire.

Perrine Le Querrec, Rouge Pute, Éditions de La Contre Allée, février 2020, 96 p., 15 € — Vers Valparaiso, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, février 2020, 102 p., 16 € — La bête, son corps de forêt, Éditions Les Inaperçus, juin 2020, 48 p., 7 €.