Cinéma à l’université pourrait se définir comme la troisième étape d’un mouvement plus vaste qui touche à l’un des piliers de l’enseignement du cinéma, à savoir le cloisonnement presque absolu de la théorie et de la pratique, du savoir et du savoir-faire, de la pensée purement intellectuelle et de la pensée « avec les mains » (pour citer le livre éponyme de Denis de Rougemont, lui-même cité dans Godard dans Histoire(s) du cinéma).
Ces trois moments sont les suivants : d’abord, progressive depuis près de vingt ans déjà, l’introduction de la notion de recherche-création et du doctorat artistique en d’autres disciplines ; ensuite la publication, en 2018, d’un “Manifeste pour une approche du cinéma incluant la pratique et la création à l’université” ; enfin, ou plus exactement en troisième lieu car on est loin d’avoir vu l’aboutissement du processus, le présent volume, qui tente de faire le point sur les enjeux, les écueils, les possibilités, en un mot la nécessité d’un dépassement du clivage entre théorie et pratique dans les études cinématographiques.
On sait que les résistances à cette évolution sont multiples, mais à la différence de ce qui se passe du côté de l’enseignement de la littérature, les théoriciens en études cinématographiques semblent se montrer plus sceptiques que les praticiens. Du côté des études littéraires, les propos acerbes sur les cours ou les ateliers d’écriture abondent. Au début de son texte Frédéric Sojcher rappelle utilement l’ukase mallarméen : « J’abomine tout ce qui est enseignement appliqué à la littérature », à quoi l’on pourrait ajouter le verdict analogue de Raymond Chandler : « Those who know most about writing are those who can’t write. » Il n’en va pas de même dans le monde du cinéma, où les créateurs se montrent souvent très ouverts au dialogue avec le monde de la théorie, là où un certain nombre de chercheurs-enseignants à orientation théorique continuent à se méfier de l’intérêt comme surtout de la valeur de la création comme partie intégrante d’une formation universitaire.
Pourtant l’issue du débat ne devrait laisser aucun doute : non seulement parce que la France ne pourra ne pas rester à l’écart au moment où, presque partout ailleurs, on a déjà franchi le pas (à cet égard, les témoignages de plusieurs contributeurs sur leurs expériences au Canada devraient lever les derniers doutes quant aux bienfaits d’une meilleure articulation de la théorie et de la pratique), mais aussi et surtout parce que les arguments qu’apportent les quelque trente-cinq articles de ce volume sont solides. De manière plus fondamentale encore, la mutation en cours est aussi en rapport avec les changements du spectateur et de la culture cinéphilique, comme le pose avec grand clarté l’article de Serge le Péron, qui distingue trois types de réception qui se sont succédé dans le temps : celui du spectateur médusé, s’interrogeant sur la fascination exercée par l’image mobile, celui du spectateur critique, désireux de prolonger le cinéma par d’autres moyens (notamment par l’animation culturelle, l’écriture ou l’enseignement), celui du spectateur « du troisième type, qui est aujourd’hui en capacité d’accomplir les gestes du cinéma » (p. 55). Rappelons ici que Frédéric Sojcher est l’auteur du premier film européen fait à l’aide d’un téléphone portable.
Dominique Château résume le débat de manière exemplaire (et ce qu’il dit sur le problème spécifique de la thèse peut d’élargir facilement à toutes les phases d’un parcours d’étudiant) : « La discussion sur la pertinence de l’instauration d’une thèse de création dans le domaine des études cinématographiques peut recevoir très vite sa conclusion : puisque ce cas de figure existe dans d’autres domaines, tel celui des arts plastiques, pourquoi n’existerait-il pas dans celui des études cinématographiques ? En vertu de quelle obscure spécificité pourrait-on y faire barrière ? On ne voit que de médiocres arguties pour s’y opposer. » (p. 344).
Il se hâte cependant d’ajouter : « Mais on peut quand même en discuter. » Et c’est ce que font, avec autant d’enthousiasme que d’honnêteté, les contributeurs du volume. Certes, les détracteurs du changement n’ont ici pas voix au chapitre (et les réactions parfois amères au manifeste ont montré que la résistance à davantage de rapprochement entre théorie et pratique reste vive), mais la grande majorité des articles ne se voilent pas la face devant les réelles difficultés qui se posent : des questions logistiques et financières, la prolétarisation des universités ne leur permettant d’offrir aux étudiants les mêmes moyens que les écoles de cinéma (même à l’époque des caméras digitales et des logiciels de montage accessibles à presque toutes les bourses, les environnements de travail restent incomparables) ; des questions institutionnelles, qui tiennent entre autres à la tension entre l’architecture disciplinaire du CNU, qui doit qualifier les candidats au recrutement à l’université, et la nature profondément mixte de la recherche-création au cinéma ; des questions proprement intellectuelles, comme le danger de la rétrogradation de la théorie même, que ne souhaite évidemment aucun des contributeurs à Cinéma à l’université (la crainte d’une professionnalisation du cursus universitaire est loin d’être imaginaire et il serait dangereux de ne pas veiller à soutenir la dimension critique et expérimentale de l’enseignement); des questions de suivi humain et pédagogique, les étudiants perdant parfois le contact avec leurs professeurs après les études (et inversement) ; des questions culturelles au sens très large du terme, comme celles liées à la déhiérarchisation des références visuelles, une pléthore d’images circulant jour après jour sur les tablettes des étudiants et partant des jeunes créateurs sans qu’il y ait encore le temps de prendre le recul nécessaire à une lecture critique, seule capable de produire de véritables innovations.
Les deux responsables du volume, l’un et l’autre prouvant par l’exemple le désir comme les atouts d’une double formation et de l’échange permanent entre théorie et pratique, puis les divers contributeurs du livre, tous impliqués, à des degrés divers, dans l’élaboration de nouvelles formules d’enseignement et de recherche-création, ne se contentent pas de plaider leur cause en répliquant aux objections qu’on a pu faire depuis les premières tentatives de rapprocher la main et la tête. Plutôt que de répondre point par point aux périls, réels ou supposés, de cette évolution, ils prennent le parti d’en illustrer les gains de trois manières.
Premièrement, par des témoignages personnels, théorie, pédagogie et création confondues. Deuxièmement, par le rappel du travail de certains pionniers, dont en premier lieu Jean Rouch (plusieurs articles évoquent son enseignement à Paris X-Nanterre et l’impact durable de certains cours sur plus d’un cinéaste). Troisièmement, et c’est peut-être l’aspect le plus fascinant du livre, par le commentaire et l’analyse d’une série de démarches didactiques, que le public visé, prioritairement les étudiants en cinéma, se voit invité à tenter d’intégrer à leur propre formation. Parfois, les suggestions sont d’une simplicité biblique, comme la production d’une « minute Lumière » (un petit film qui reprend, mais pour des sujets à réinventer, le principe de base des premiers documentaires), encore la possibilité de faire commander un court-métrage par des acteurs de la société civile (ce qui permet aux étudiants de faire l’expérience de certaines facettes de la production, de la distribution et de l’exploitation qu’un « film d’étudiant » risque d’ignorer) ou la collaboration avec d’anciens étudiants (non pas à partir de leurs productions ultérieures, mais en s’appuyant sur leurs propres films d’étudiants). L’efficacité de telles manières de faire est souvent très grande, comme le redisent ici enseignants comme enseignés. D’autres mesures ne dépendent pas des professeurs ou des étudiants, mais demandent une collaboration plus large avec d’autres partenaires locaux et régionaux. Les exemples donnés dans Cinéma à l’université laissent espérer que ce genre de synergies ne sont plus une option, mais une nécessité, et que de nombreux partenaires ont pris conscience de l’urgence d’agir.
Cinéma à l’université. Le regard et le geste, sous la direction de Serge Le Péron et Frédéric Sojcher, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, mars 2020, 470 p., 24 € (disponible en ePub) — Lire un extrait