Didier Fassin : mort d’un gitan, une contre-enquête (Mort d’un voyageur)

Au terme d’une permission de sortie, un homme jeune qui n’a pas réintégré la prison est recherché. Cet Angelo appartient à une famille de voyageurs, de gitans si l’on préfère. Une équipe du Groupe d’intervention  de la Gendarmerie nationale (GIGN) fortement armée est chargée de le retrouver et le repère dans la ferme de ses parents. L’intervention des gendarmes est  brutale et tourne mal. Des coups de feu sont tirés. Angelo meurt en peu d’instants.  L’enquête qui s’ensuit aboutira à un non-lieu.

C’est ici que Didier Fassin, qui enseigne la sociologie à Princeton et à l’EHESS, entre en jeu. Il le fait à la demande de la sœur d’Angelo, qui a entendu parler du bel ouvrage Punir. Une passion contemporaine, publié par Fassin en 2017. Le sociologue hésite, puis accepte de se lancer dans cette contre-enquête qui lui prendra des mois et finira par un livre remarquable et méthodologiquement rigoureux. Ce qui a décidé l’auteur à franchir le pas est  l’occasion de rétablir en cette circonstance une certaine vérité judiciaire, tout en rendant au défunt et aux siens, qui appartiennent tous au monde des « gens du voyage », une dignité, une respectabilité.

Cette affaire violente oppose deux camps et deux thèses, tout s’étant donc déroulé à même la ferme des gitans et parmi leurs roulottes. Les deux gendarmes qui ont tiré et tué prétendent qu’ils étaient en état de légitime défense. La famille soutient qu’Angelo a été froidement abattu sans sommation. Huit témoignages provenant des deux camps alternent au long du volume et vont constituer autant de chapitres dans l’ouvrage. Rendent compte de la sorte le père, la mère, la sœur du défunt d’un côté, les deux adjudants, le procureur, le médecin légiste et  même le journaliste local de l’autre. Chaque témoignage est rapporté sous une forme subjectivante et reprise à la troisième personne.

Évoquons l’histoire en peu de lignes. Angelo est passé saluer sa famille alors qu’il est en cavale. Un barbecue se prépare dans la cour de la ferme. Quand surgit une équipe nombreuse et fortement armée du Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN), Angelo file se cacher dans une remise proche. L’escouade va étendre à terre et ligoter sans ménagement les membres de la famille ; elle bousculera de même les préparatifs du repas. Angelo est introuvable jusqu’à ce qu’un bruit venu de la remise alerte les gendarmes, dont quelques-uns pénètrent dans le « cabouin ». Sans arme, Angelo se dresse face aux gendarmes et les surprend en levant les mains.  Pris de panique, un premier gendarme tire plusieurs fois, puis un autre gendarme fait feu à son tour. Angelo succombe au dernier coup tiré. Les membres de la famille dans la cour n’ont entendu ni avertissement ni cri ni fusillade. Au sortir des gendarmes du cabouin, rien n’est dit aux parents de ce qui s’est passé jusqu’à ce qu’un médecin vienne constater le décès.

Dans les pages qu’il consacre à l’Instruction et au non-lieu, Didier Fassin relève en plusieurs endroits des procès verbaux des incohérences dans ce que prétendent les gendarmes et sans que les contradictions soient l’objet d’un examen critique. Mais ce sont les deux chapitres portant l’un sur la Vérité, l’autre sur le Mensonge que l’on retiendra surtout en raison de leur qualité théorique. Par exemple, on relèvera la distinction que fait l’auteur entre moralité « conséquentialiste » et moralité déontologique. Selon la première, on juge d’après le caractère positif des répercussions du mensonge. C’est, on s’en doute, la première qui prévaut ici dans le discours de la police et de la justice. Ainsi dire qu’Angelo était armé — ce qu’il n’était nullement — et qu’il a été averti par des sommations tend à éviter en récit la production de dommages collatéraux comme de faire tort aux collègues gendarmes ou à l’institution.

Sous son aspect narratif comme sous son aspect criminel, l’ouvrage de Fassin culmine dans son chapitre XVIII et dernier intitulé « Ce jour-là ». On n’est pas loin à cet endroit d’un récit policier de bonne tenue avec cette narration qui rapporte la journée des gendarmes du GIGN. Il y a leur surgissement à la ferme, il y a la brutalité avec laquelle ils bousculent la famille dans ses préparatifs de repas et il y a le bruit qui vient de la resserre. Quelques gendarmes dont deux adjudants pénètrent aussitôt dans la cabane. Quand « l’objectif » ou « la cible » — comme on dit chez les gendarmes — se dresse soudain, il y a panique chez les soldats. Le plus proche tire une première fois et tire encore. Celui qui le suit tire à son tour et tue en fait le fuyard. Tout cela rapide et peu bruyant. Toute la suite qui se déroule dans la remise et au dehors servira à habiller le drame au gré d’une mise en scène avec laquelle le petit groupe s’accorde en peu d’instants. Ainsi des tirs du « taser », cette arme non létale qui faut entrer des aiguillons dans le corps pour choquer la victime. Ils sont ici de pure simulation : Angelo est mort quand il les reçoit. Par ailleurs, un des tireurs est extrait du cabouin comme s’il était atteint mais il reprend trop vite contenance. On est bien cette fois dans une vérité judiciaire toute fabriquée.

Quittons ici le livre de Fassin si remarquablement construit et si remarquablement écrit. Sa collecte des témoignages comme sa rédaction ont permis au groupe qui défendait Angelo — sœur en tête — de faire respecter sa mémoire comme aussi  de faire que les « gens du voyage » soient moins ostracisés qu’ils ne le sont habituellement dans de telles circonstances. Fallait-il vraiment mobiliser le GIGN pour se saisir d’Angelo ?

C’est à cette tâche courageuse et de haute exigence morale que le livre de Didier Fassin s’est voué. Il l’a fait avec la plus grande rigueur et jusqu’à inventer un modèle d’analyse. Un livre passionnant au total.

Didier Fassin, Mort d’un voyageur. Une contre-enquête, éditions du Seuil, « La Couleur des idées », mars 2020, 176 p., 17 €