Novalis : Une saison en envers (À la fin tout devient poésie)

« On n’estime pas suffisamment la poésie » : tels sont les quelques mots que, tremblant de lucidité, Novalis lance, au seuil de sa presque mort, alors douloureusement convaincu que l’âge où la poésie serait reconnue comme valeur suprême parmi les hommes n’était pas encore venu. Nul doute cependant que la lecture de son splendide A la fin tout devient poésie qui vient de paraître chez Allia, dans une très belle et forte traduction d’Olivier Schefer, achève aisément de convaincre du contraire. Fragment après fragment, Novalis y déploie en effet une pensée neuve de la poésie conçue comme sentiment du monde, pensée qui ne connaîtra pas d’équivalent et qui, d’emblée, s’offre comme la lumineuse matrice de notre modernité et de ce romantisme que nous n’avons pas encore quitté.

Car, ainsi que le démontre sans peine ce fort A la fin tout devient poésie, il y a toujours urgence à lire ou relire Novalis. Toujours urgence à se saisir de sa pensée tantôt lumineuse, tantôt sombre afin, en un souffle nu, de venir nourrir la nôtre. Toujours urgence à faire résonner sa puissante poésie de manière à ce qu’elle puisse faire éclair dans notre monde et réaffirmer combien le poète allemand est notre indéfectible contemporain, quelle que soit l’époque. De fait, ainsi que le rappelle Olivier Schefer dans son excellente introduction, ce volume qui rassemble les écrits de Novalis de l’été 1799 à l’automne 1800, au crépuscule de sa frêle existence à laquelle la tuberculose met un terme à l’âge de 29 ans, en mars 1801, ce volume donc dévoile combien sa poésie est un pluriel générique – une omnipotentialité active où le langage devient le vecteur sensoriel et sensationnel d’une saisie matérielle, inédite et folle du monde.

Décidément, à le lire ici, Novalis n’est en rien un poète éthéré contrairement à ce qu’une image tenace sinon un cliché démesurément immobile cherche à figer de lui. Novalis est un poète de la matière, un poète qui cherche à chaque instant d’une prose toujours inquiète à forer, avec joie, avec douleur, avec joie et douleur inextricablement mêlées, à chaque instant le sensible le plus immédiat, la réalité atomique la plus vile. Novalis est un poète terrien mais d’une terre qu’il perçoit comme toujours autre qu’un simple amas d’atome : la terre de Novalis est une terre qui pense, qui porte en elle sa pensée qui, pourtant, demeure encore impensée à elle-même. A ce titre, chez Novalis, la terre sinon plus largement tout le sensible se donnent comme une voix dont il faut trouver le timbre. La terre pense, la terre parle, la matière s’anime. Il reviendra dès lors à la poésie de venir la dire et l’approcher depuis un verbe, fragile mais tenace et toujours suprêmement inquiet : comme si la Nature était la métaphore in absentia du verbe et le verbe la métaphore in praesentia d’une Nature qui ne cesse de se dérober.

C’est que, comme en attestent avec vigueur les précieux fragments de ce A la fin tout devient poésie, chez Novalis le romantisme se déploie de manière inédite : non comme une ventriloquie où le verbe parle à la place de la Nature. Le romantisme s’y livre, au contraire, comme le déploiement inouï d’un véritable continuum de formes. Tout est dans tout et inversement, ne cesse de dire Novalis. Tout est correspondance. Les sciences et la conscience se répondent. La Nature est plus qu’un temple : c’est une bibliothèque dont chaque homme se fait le livre. Les mathématiques deviennent la prosodie du vivant, le poème devient la formule logique de la matière, les mots autant d’atomes. Le principe du monde se fait celui d’une permanente synesthésie que le poète a la charge d’entrevoir par tous les moyens possibles.

En ce sens, il n’est guère surprenant, dans une pensée conjointement si cosmogonique et si eschatologique, que Novalis se fasse poète depuis les sciences et scientifique depuis la poésie : tout concourt dans le romantisme qu’il trace pas à pas à trouver une formule sensible de la pensée comme il le dit : « Le monde est une pensée articulée. Si quelque chose se consolide, les pensées se libèrent – Si quelque chose se résout, les pensées se lient. » Comme dans Le Brouillon général, l’encyclopédisme post-Encyclopédie du romantisme serait enfin chez Novalis vécu comme « symphilosophie », à savoir comme métonymie d’une pensée vivante symphonique – sa poésie y est une voyance, antichambre rimbaldienne : une manière de saison en envers de pensée, en revers de sensible, entièrement réversible.

De la traversée de ces différents fragments émergent ainsi deux caractéristiques majeurs, comme deux formes du Dire, qui disent la richesse de la pensée de Novalis sur la Nature et sur la pensée elle-même. Tout d’abord, peut-être, faudrait-il souligner, en point formel premier, combien Novalis dresse et circonscrit chacun de ses fragments comme le lieu d’une constante métamorphose.

Pour Novalis, la métamorphose s’affirme comme le principe même de tout vivant, de toute vie vivante. Et elle se donne essentiellement en deux figures conjointes : la première serait celle de la cristallisation. Avant Stendhal, la cristallisation s’impose chez Novalis comme l’instant critique où, décidément, se fige la pensée qui est sensible et le sensible qui se fait pensée. Le poète peut dire le monde car il a la voyance, la préscience de cette cristallisation, de cette image dialectique à l’arrêt où les contraires se pacifient et s’assemblent dans une tension résolue. Novalis insiste sur ce procès clef du vivant : « Force de cristallisation. Forme de formation. Force de génération. Irritabilité. Sensibilité. Force de représentation. Force interprétative. Force intuitive. » Dans le romantisme de Novalis, la cristallisation fait de la Nature un métatexte qui s’ignore.

A cette cristallisation succède naturellement une seconde figure, celle du cristal. Chaque fragment est un cristal, un précipité, fulgurant et éruptif d’une pensée-matière. Chaque fragment doit ainsi se lire comme un cristal de pensée, jamais comme un simple aphorisme nu puisque, dit Novalis, « Un cristal est donc une expression de la pesanteur spécifique. » La pensée de Novalis n’est jamais, en outre, purement aphoristique car elle n’est jamais discursive mais toujours profondément narrative. Chaque fragment est une narration de la pensée se saisissant de la matière : un micro-récit d’une conquête du sensible par l’intelligible. A ce titre, les petites nouvelles qui émaillent comme autant de projets quelques fragments doivent être lues comme les matrices formelles de tous les autres fragments : pour Novalis, le poème du monde n’est en rien une simple puissance argumentative à déployer mais un foyer actantiel à embraser dont le cristal est le paradoxal feu et qu’il faut raconter. Les cristaux de Novalis sont des récits enfermés dans des pierres, à l’instar de la formule splendide : « La nature est une ville magique pétrifiée. »

A ces cristaux de texte et à cette cristallisation enflammée du sensible vient s’ajouter un second trait d’écriture propre aux fragments d’A la fin tout devient poésie, que ces fragments révèlent comme rarement, à savoir que, chez Novalis, l’écriture se mue en un acte indivisible de la pensée même. L’écriture répond d’un double paradigme, dramatique et tragique, qui fixe pour longtemps en nous l’écrivain comme figure incessamment écrivante – qui, pour toujours, ne cessera jamais de ne pas achever l’œuvre. Paradigme dramatique car, de fragment en fragment, l’écriture de Novalis se fait mouvement comme la Nature. Elle se déplace – elle est brouillon particulier dans un monde général. Elle ne cesse de s’écrire – même quand l’auteur est mort : elle est en soi une fusis, ce que Novalis perçoit puisqu’il en vient à notamment dire : « Les mots abstraits sont des genres de gaz parmi les mots – l’invisible – les forces abstraites. » Chez lui, loin de préfigurer comme cela peut être dit une quelconque écriture de l’écriture, l’écriture se fait monologue intérieur constant, ne cesse de se parler à elle-même comme elle le sera chez Rimbaud ou chez Proust – deux écrivains qui, comme Novalis, plaçaient la Nature comme poème suprême.

Paradigme tragique aussi bien d’une écriture bientôt vidée de son auteur, une écriture qui enterre son auteur et qui ne manque pas d’imposer le poète comme figure orphique absolue : tuée, éparpillé en autant de fragments chantants qui viennent dire le vide noir mais heureux de son absence. Tel est le destin d’écriture qui frappe tout lecture après avoir refermé cette encyclopédie trouée de la Nature qu’est A la fin tout devient poésie, une Encyclopédie qui s’inachève et qui a peur de ne pas finir, dresse des listes presque à l’infini, qui se tient comme répertoire de questions, inventaire impossible de la vie qui se dérobe.

On l’aura compris : A la fin tout devient possible s’offre comme une pièce indispensable à la saisie de Novalis mais aussi bien comme un formidable outil de réflexion sur la littérature contemporaine, le lien de l’écriture à la matière dont le mot de « poésie » est le miracle presque mystique – l’illumination dira plus tard Rimbaud. Car si on estime pas suffisamment la poésie comme le craignait Novalis en préambule, peut-être est-ce parce que la poésie tient de l’apparition : elle est comme la Vierge nue de la Nature. Entre parole et vision, la poésie s’affirme comme détachée du poème, comme une force qui n’apparaît que lorsque certains gestes se produisent ou se reproduisent – comme si la poésie était le sentiment suprême du vivant entendu comme existence sans trêve. Parce que Novalis est le premier à le comprendre : la poésie est un sentiment.

Novalis, A la fin tout devient poésie, traduit de l’allemand et présenté par Olivier Schefer, éditions Allia, janvier 2020, 280 p., 15 €